Paul Vacca
La mode se moque-t-elle du monde?
Plus que tout autre industrie, l’obsolescence programmée constitue le coeur du modèle économique et culturel de la mode.
La mode, c’est par essence ce qui se démode. Deux fois par an, suivant le rythme automne-hiver et printemps-été, chaque nouvelle collection de haute couture vise à dépasser et à enterrer la précédente. Dans le prêt-à-porter, on assiste même à un roulis permanent. On parle d’ailleurs de fast fashion pour désigner le segment de cette industrie au renouvellement accéléré quasi en continu. Les grandes enseignes comme Zara, H&M et consorts ont d’ailleurs mis au point des rouages industriels et marketing très performants. Outre une maîtrise virtuose du “plagiat légal” (leurs modèles s’inspirent de ceux de grands créateurs mais en y adjoignant sept différences afin d’échapper au couperet de la loi), leur offre se renouvelle sur le principe du kaléidoscope: une multitude de lignes courtes, qui disparaissent aussi vite qu’elles apparaissent, créant une sensation de rareté propice à l’achat d’impulsion.
Plus que tout autre industrie, l’obsolescence programmée constitue le coeur de son modèle économique et culturel.
La mode est une industrie, un artisanat – et parfois même un art – de l’air du temps. Elle vit de tendances éphémères et de ruptures, le changement permanent étant sa véritable matière première. Plus que tout autre industrie, donc, l’obsolescence programmée constitue le coeur de son modèle économique et culturel. Pas étonnant, dès lors, que la mode se retrouve dans une situation délicate alors même qu’une autre tendance – appelée à durer, cette fois-ci – s’impose dans la société: celle du développement durable.
Peut-on imaginer concept plus antinomique pour la mode que le développement durable? Dans un ouvrage remarquablement documenté, Le Livre noir de la mode (Editions Les Pérégrines), Audrey Millet, chercheuse à l’université d’Oslo et spécialiste des écosystèmes de la mode, explore brillamment tous les ressorts de cette contradiction.
Dès ses origines, l’industrie textile incarne une mondialisation malade. Née avec la colonisation, elle invente le principe de fabrication en série dans les arrière-cours insalubres de grandes métropoles européennes puis, au moment de la décolonisation, installe assez ironiquement ses usines dans les territoires anciennement colonisés, notamment en Asie du Sud-Est. Tout bouge et rien ne change. Bref, la mode s’est longtemps moquée du monde en l’asservissant.
Audrey Millet analyse en détail toutes les difficultés qui se dressent face à cette industrie si celle-ci compte se rédimer en devenant plus propre. Car dans cet écosystème, il n’existe pas de solutions simples du greenwashing. Relocaliser massivement? Pas nécessairement une solution car cela reviendrait à abandonner les milliers de travailleurs pauvres que nous sommes allés chercher. Sans compter qu’il s’agit de savoir-faire dont nous nous sommes dépossédés. Multiplier les innovations écologiques pour les matériaux de base? Oui mais à condition que cela se fasse dans un cadre plus large en repensant le système de production dans le respect des humains et de la nature. Promouvoir la seconde main? Peut-être, mais si l’on revend ses vêtements sur une plateforme pour se déculpabiliser d’en acheter des neufs, quel effet cela a-t-il?
Car face aux grands réajustements que doivent engager les acteurs de l’industrie textile, il convient aussi et avant tout de revoir notre propre façon de consommer. Il s’agit de passer du statut de fashion victim à celui d’acteur, grâce à une meilleure connaissance des modes de production de nos vêtements – ce à quoi aide parfaitement ce livre – mais aussi en nous posant les bonnes questions quant à nos besoins réels. Car finalement, comme le remarque Orsola de Castro, autrice de Pour une mode durable, le vêtement le plus écologique est celui qui se trouve déjà dans votre placard.
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