La lente (r)évolution d’Aldi
Le géant allemand du “hard discount” vient de passer en mode “offensif”. Longtemps réticent à l’idée de dévier de son modèle initial, Aldi a décidé de faire une croix sur le discount austère. Embellissement et agrandissement de ses magasins, diversification de son assortiment, etc. L’enseigne, désormais talonnée par Lidl, doit à tout prix trouver de nouveaux relais de croissance.
Aldi restera-t-il intransigeant ? ” La question est déjà posée à la fin des années 1990 par un ancien cadre du groupe qui publie alors un ouvrage éclairant sur la philosophie du roi du hard discount. Dans Bare Essentials : The Aldi Way of Retailing, Dieter Brandes expose par le menu les principes qui font le succès de l’enseigne : ascétisme, frugalité, chasse aux coûts inutiles, etc. ” Aldi a bâti son modèle sur une obsession pour la simplicité, explique Christophe Sancy, rédacteur en chef de la revue professionnelle Gondola. Une simplicité que l’on retrouve à tous les niveaux. ”
Il y a tout d’abord l’assortiment, limité à environ 1.200 références quand les supermarchés traditionnels en proposent jusqu’à 25.000. L’idée est de couvrir les besoins de base d’un consommateur voulant rester maître de son budget. Mais il s’agit surtout de simplifier la gestion de l’approvisionnement et d’assurer une rotation très élevée des produits, gage de rentabilité. ” Il faut considérer les rayonnages comme une vaste entreprise immobilière, affirme notre interlocuteur. Plus ça tourne rapidement, plus c’est rentable. Au moment où Aldi paie ses fournisseurs, l’enseigne a déjà vendu énormément. Par ailleurs, avec un assortiment limité, vous ne prenez pas de risque, vous savez que tout va partir. Le stock, lui, est réduit à son strict minimum. ”
Autre dogme d’Aldi : une taille réduite de magasins, ces derniers étant en outre situés dans des localisations secondaires, moins coûteuses. A l’intérieur des points de vente, la gestion du personnel est intensive. La polyvalence est le maître-mot et la taille des équipes est réduite au maximum. Un point de vente Aldi tourne avec environ 10 collaborateurs, soit cinq fois moins qu’un supermarché traditionnel. La décoration des magasins, enfin, est tout ce qu’il y a de plus simple. C’est la frugalité poussée à son paroxysme. Eclairage minimaliste, présentation des articles dans leurs cartons d’origine, etc. Tout est fait pour dépenser le moins possible. Une rigueur qui permet à l’inventeur du hard discount de tirer les prix vers le bas. Des prix qui, par le passé, constituaient un facteur de différenciation suffisant pour augmenter le trafic.
Des berlines sur le parking
Mais les choses ont bien changé. Ces acteurs sont en train de passer d’un modèle no-frills (sans fioritures) à une réelle alternative pour beaucoup de consommateurs. Ils ouvrent des magasins plus grands, étendent leur assortiment de produits frais et bio, améliorent la qualité de leurs marques propres, etc. Les hard discounters sont ainsi parvenus à élargir leur base de clients. Aux consommateurs à faibles revenus sont venus s’ajouter des clients plus aisés. Ou quand les berlines se multiplient sur les parkings des Lidl et Aldi… Aujourd’hui, ces magasins ont grignoté des parts de marché significatives dans la plupart des pays européens. Les millennials ont même tendance à les préférer aux supermarchés traditionnels, nous apprend une étude menée récemment par le Boston Consulting Group et intitulée How Discounters Are Remaking The Grocery Industry. Cette génération tend à être beaucoup plus pragmatique. Alors que sa confiance dans les grandes marques diminue, elle apprécie la simplicité d’achat proposée par ces acteurs low cost.
Ce mouvement de montée en gamme – même si les principaux concernés ont tendance à refuser cette expression – a été entamé par Lidl depuis plusieurs années déjà. Le grand concurrent d’Aldi, propriété du groupe allemand Schwarz, a effectué une sortie remarquée du hard discount pour se tourner vers ce qu’il appelle le smart discount. Comprenez : une évolution du modèle du hard discount stricto sensu vers plus de marketing (le budget publicitaire de Lidl explose), plus de soin apporté en magasin, plus de grandes marques aussi. Le hangar austère d’autrefois s’autoproclame désormais ” spécialiste du frais “, ” magasin de proximité visant les familles “. ” Pressentant que les choses allaient changer, Lidl, qui était sur la même ligne qu’Aldi, a décidé au début de cette décennie d’abattre les dogmes du hard discount “, explique le responsable de Gondola. Une stratégie gagnante puisque l’enseigne est en train de rattraper Aldi en termes de parts de marché (voir notre graphique ” Quand Lidl rattrape Aldi ” plus haut).
Communiquer, communiquer, communiquer
Dans ce contexte, impossible pour Aldi de rester campé sur ses positions. Si le roi du hard discount a retardé cette évolution, craignant sans doute d’y perdre son âme, le voilà aujourd’hui forcé de faire bouger les lignes. Premier principe à être transgressé : avec les médias, tu ne communiqueras point. C’est une petite révolution pour Aldi. L’enseigne vient d’engager un directeur de communication en la personne de Dieter Snoeck, ancien journaliste au Tijd. ” Il n’y avait pas de cellule communication en Belgique, explique-t-il. Je suis en train de la construire. ” La chaîne allemande, qui jusqu’à présent se limitait à faire de la publicité via son folder et dans les journaux, vient par ailleurs de lancer sa première campagne nationale multi-supports. Objectif : mettre en avant la qualité de ses produits en communiquant les résultats d’un récent test effectué auprès d’un millier de consommateurs ayant goûté à l’aveugle 12 produits Aldi et leurs équivalents de marques. ” Aldi a fourni des efforts pour améliorer la qualité de ses produits, insiste le nouveau porte-parole. Cela fait longtemps que le cliché ‘prix bas = qualité inférieure’ n’est plus valable, et nous avons décidé de le communiquer. Le client, en 2017, est capable de s’exprimer via différents canaux. Nous souhaitons donc également communiquer, informer le client et lui répondre. ”
Les produits frais permettent de réaliser les plus grandes marges, de se différencier et de résister tant bien que mal à la montée de l’e-commerce.
Quelques grandes marques et des magasins plus grands
Deuxième dogme à être ébranlé : les marques nationales, tu banniras. Depuis l’année dernière, Aldi a introduit en rayon quelques grandes marques au milieu de ses marques propres. Quelques dizaines d’articles sur un total d’environ 1.200 références, sans compter certaines marques nationales qui restent en magasin pour une période limitée. ” Nous ne sommes pas un vendeur de marques nationales, tient toutefois à préciser Dieter Snoeck. Les marques que nous avons référencées sont des marques pour lesquelles il y avait une demande de nos clients. Si Aldi n’est pas un one stop shop, il faut que nos clients ne soient pas obligés d’aller trop chercher ailleurs. Nous devons être le first stop shop. ” En termes d’assortiment, Aldi, tout comme Lidl, met le paquet sur le rayon frais, le pain cuit sur place ainsi que quelques produits bio, régionaux et végétariens. ” Nous pourrions rajouter quelques dizaines de références mais nous conserverons un assortiment limité, assure le porte-parole. Il ne faut jamais dire jamais, mais à l’heure actuelle, nous n’envisageons pas un assortiment de 2.000 références. ”
Troisième règle transgressée : ton magasin, dépouillé, tu maintiendras. Aldi Nord (le groupe est divisé en deux sociétés, Aldi Nord et Aldi Sud, qui se partagent les pays et ont des stratégies quelque peu différentes) vient d’annoncer le plus gros projet de rénovation de son histoire. Un investissement de 5,2 milliards d’euros destiné à moderniser l’ensemble de son parc. ” L’idée est de rendre les magasins plus agréables et plus spacieux, explique Dieter Snoeck. Il est encore trop tôt pour expliquer dans le détail ce que nous allons faire en Belgique, mais cela ira dans ce sens. A l’heure actuelle, nous mettons l’accent sur la modernisation de notre parc plutôt que sur l’ouverture de nouveau points de vente. Chaque année, nous rénovons 10 % de nos magasins (445 en Belgique, Ndlr) et chaque modernisation va de pair avec un agrandissement. Il y a une dizaine d’années, un magasin Aldi avait une taille moyenne de 700 m2. Cette taille a déjà augmenté. Aujourd’hui, lorsque nous rénovons ou construisons un magasin, sa surface est de plus de 1.000 m2, et peut même aller jusqu’à 1.400 m2. ”
En matière d’e-commerce, enfin, la chaîne confirme que des tests ont été menés en Belgique. ” Aldi Nord a décidé de passer à la vitesse supérieure sur ce point à l’échelle internationale, nous dit-on. Pour l’heure, le projet a quitté la Belgique. C’est Aldi Nord, en Allemagne, qui s’en occupe. ”
Une concurrence exacerbée
Comment expliquer le virage entrepris par Aldi ? Si le changement de cap de son grand rival a certainement joué, on peut également pointer d’autres raisons. ” Par le passé, la croissance d’Aldi était avant tout organique, via l’ouverture de magasins, explique Christophe Sancy. Aldi est arrivé à la limite de cette évolution. ” Autrement dit, il y a saturation. Et il faut donc trouver d’autres relais de croissance. Par ailleurs, on a assisté à la montée en puissance des marques de distributeur. En créant leurs marques dites ” premier prix ” (365 chez Delhaize, Everyday chez Colruyt, les produits blancs chez Carrefour, etc.), les supermarchés traditionnels ont voulu répondre à l’offensive du hard discount. Les prix de ces produits sont d’ailleurs alignés sur ceux vendus chez Lidl et Aldi, même si le débat sur la qualité divise les experts. ” La concurrence s’est exacerbée de tous les côtés, ajoute le rédacteur en chef de Gondola. Il y a la concurrence de l’e-commerce, et puis celle de nouveaux acteurs comme Action dans l’univers du non-food. Citons aussi une enseigne comme Okay qui profite de l’image en béton de Colruyt en proposant un choix plus vaste qu’Aldi. ”
Par sa nouvelle stratégie, Aldi espère fidéliser davantage ses clients existants et en attirer de nouveaux. La tactique qui consiste à mettre l’accent sur le frais et à ajouter quelques grandes marques a pour objectif d’augmenter la fréquence d’achat et d’étendre le panier moyen des clients existants. Les produits frais permettent par ailleurs de réaliser les plus grandes marges, de se différencier et de résister tant bien que mal à la montée de l’e-commerce. Mais sur ce segment, la densité de produits au mètre carré est plus limitée. C’est pourquoi il est nécessaire d’augmenter la superficie des points de vente. Le fait de moderniser ses magasins et d’insister sur le rapport qualité-prix doit enfin permettre au discounter d’attirer de nouveaux clients en gommant les excuses pour lesquelles ces derniers ne franchissaient pas la porte jusqu’alors.
Un risque d’embourgeoisement
Cette évolution d’Aldi ne comporte-t-elle pas certains risques ? Les hard discounters ont tous un héritage de simplicité et d’excellence dans l’exécution. Ils doivent donc éviter de poursuivre des opportunités de croissance qui les éloigneraient de leurs propres domaines d’expertise et de leur avantage compétitif en les exposant au pire des risques : l’embourgeoisement de leur structure. ” Quand vous avez plus de produits, surtout des produits frais, la chaîne logistique se complexifie, explique Jeroen Magnus, du Boston Consuting Group, ayant participé à l’étude sur l’évolution du hard discount. Des magasins plus grands, eux, demandent plus de personnel. Tout cela peut rendre leur modèle opérationnel plus coûteux. Le pari, avec cette nouvelle stratégie, est de vendre plus et de compenser ainsi les coûts. ”
On le comprend : c’est à un véritable exercice d’équilibriste que se livrent les acteurs du hard discount. Changer sans renier son identité. Attirer de nouveau clients sans chasser leurs clients existants. Investir dans leurs magasins sans plomber leurs comptes. ” Mais le pire danger dans un marché atone, c’est de ne pas évoluer, lance Christophe Sancy. Plus aucun acteur, aujourd’hui, ne peut rester figé sur un concept strict. ” Aldi semble enfin l’avoir compris, au grand dam des distributeurs traditionnels…
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