La folle success-story d’Alain Afflelou

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Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

A la tête du troisième groupe d’optique d’Europe avec près de 1.500 magasins à travers 18 pays, le Français Alain Afflelou a parcouru un fameux chemin depuis l’ouverture de son premier point de vente à Bordeaux. Une success-story qu’il raconte dans un livre, mais qui continue de s’écrire.

Il est tout sauf fou, Alain Afflelou ! Plutôt visionnaire. Aujourd’hui âgé de 70 ans, celui qui a créé le troisième plus grand groupe d’optique européen assure conserver la même vivacité d’esprit qu’il y a 30 ans. ” Avoir la tête occupée par les problèmes éventuels de ma société me maintient, je ne vais pas dire jeune, mais en alerte “, nous lance-t-il à l’occasion de la sortie toute récente de son livre, Passionnément, qui revient sur sa carrière. Certes, l’entrepreneur a lâché les commandes de l’opérationnel en 2012, mais garde la main sur la stratégie de développement. Deux jours par semaine, il se rend au siège parisien de l’entreprise, accueille les nouveaux franchisés et réfléchit aux secteurs à développer. L’homme conserve 14 % du capital, le reste étant détenu par le fonds d’investissement Lion Capital (40%), la Caisse des dépôts du Québec (30%) et le fonds Apax (14%).

Le groupe compte à ce jour 1.474 magasins (essentiellement des franchisés) à travers 18 pays. Il enregistre un chiffre d’affaires de 760 millions d’euros. Que de chemin parcouru depuis l’ouverture de son premier magasin du Bouscat, en banlieue bordelaise ! Nous sommes au tout début des années 1970 lorsqu’Alain Afflelou redescend de Paris où il vient de terminer ses études. Il a alors 23 ans et un double diplôme en poche : audioprothésiste et opticien. ” Je cherchais du travail à Bordeaux en tant qu’opticien, et je n’en trouvais pas, se remémore notre interlocuteur. On me refusait toutes sortes de boulots au motif que je n’avais pas d’expérience. ” Après avoir effectué quelques remplacements pendant l’été, notre homme décide de se lancer à son compte. En 1972, il ouvre une boutique… ” Le démarrage de ma vie d’entrepreneur “, explique-t-il.

La folle success-story d'Alain Afflelou
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Dépoussiérer le secteur

A l’époque, le secteur est quelque peu empoussiéré. ” Les opticiens se prenaient pour des ophtalmologues, explique Alain Afflelou. Ils travaillaient en blouse blanche et ne faisaient pas de publicité. Le côté paramédical était très prononcé et les gens pensaient que porter des lunettes, c’était un malheur. Les montures, quant à elle, restaient cachées dans les tiroirs. ” En ouvrant sa boutique, le jeune opticien apporte une touche de modernité. ” Il s’agissait d’un espace dans lequel toutes les lunettes étaient exposées et pouvaient être touchées par les clients, ce qui était assez révolutionnaire pour l’époque, explique-t-il. Cela avait d’ailleurs choqué mes confrères qui trouvaient que je poussais le bouchon un peu loin. ”

Dès le départ, le jeune patron, qui veut attirer un maximum de clients, va chercher à communiquer. Mais la publicité coûte cher. Alain Afflelou pense donc que l’unique moyen de s’offrir une campagne digne de ce nom est de l’amortir sur plusieurs points de vente. Il ouvre donc très rapidement deux boutiques supplémentaires, en centre-ville.

Mais une première bataille se profile, qu’il doit mener face à ceux que l’on appelle alors les opticiens mutualistes. Dépendant de la Mutualité, ceux-ci appliquent le tiers payant et s’avèrent donc plus attractifs, puisque les clients n’ont pas besoin d’avancer les frais avant de se faire rembourser. Pour éviter l’implantation de ce type de magasins, les opticiens bordelais ont décidé de proposer un marché à la Mutualité française : s’engager à pratiquer eux-mêmes le tiers payant. Problème : Alain Afflelou n’a pas été associé aux négociations. Parce qu’il est nouveau sur le marché et, surtout, parce qu’il n’est pas syndiqué… ” C’était une obligation pour pouvoir proposer le tiers payant, raconte notre interlocuteur. Sauf que quand j’ai voulu me syndiquer, ils m’ont envoyé balader. ”

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Le choix de la franchise

Qu’importe, l’opticien se débrouillera seul. Pour se différencier, il joue la carte du discount, une première dans ce secteur. ” J’ai décidé de faire 50 % de remise sur les montures “, explique-t-il. Pour compenser le manque à gagner, il faut évidemment augmenter les ventes, et faire connaître la promotion. C’est le début des campagnes publicitaires. ” La moitié de votre monture à l’oeil chez Alain Afflelou “, scandent les premières affiches placardées sur les bus bordelais.

L’opération est un succès. Mais Alain Afflelou est confronté à un autre constat : gérer ses succursales lui demande énormément de temps et d’énergie. Il comprend donc que s’il veut continuer à s’étendre, il va devoir travailler sous une autre forme : la franchise. Justement, un opticien qui souffre de la concurrence de l’une de ses succursales vient de le contacter. Il deviendra son premier franchisé à Pessac. D’autres magasins suivent très rapidement : d’abord à Rouen et Bayonne, puis au Havre. Conscient qu’il faut à tout prix soutenir ces ouvertures par des campagnes de publicité similaires à celle lancée à Bordeaux, Alain Afflelou se tourne vers l’agence Havas pour obtenir les mêmes conditions de financement. Mais il se heurte à un refus : l’agence ne veut pas accorder de crédit aux nouveaux franchisés. Qu’à cela ne tienne : le patron décide de monter sa propre agence de publicité.

Mais pour l’entreprise, une deuxième grande épreuve de force s’engage. Mécontents de cette formule de la monture à moitié prix, des concurrents portent l’affaire devant les tribunaux : dans chaque ville où une franchise s’installe, un procès lui est intenté. La pratique du rabais étant encadrée par la loi, on ne peut en effet effectuer de remise que sur un prix pratiqué précédemment pendant au moins un mois. Alain Afflelou devrait donc, chaque fois qu’il communique sur une offre, vendre à moitié prix par rapport au prix précédent. ” Ce que je ne pouvais pas faire, puisque je pratiquais cette remise pendant toute l’année. J’ai perdu des procès dans certaines villes, j’en ai gagné ailleurs. Puis je me suis dit que j’allais arrêter. Je ne pouvais pas passer mon temps à me défendre. Si c’est interdit, c’est interdit. Je suis donc allé plus loin et j’ai lancé le concept des montures à prix coûtant. ” Son pari ? Que l’afflux de commandes permettra de compenser le manque à gagner. Dans l’entourage d’Alain Afflelou, on s’inquiète. Comment maintenir les bénéfices si on ne peut plus gagner d’argent avec les montures ? La marge sur les verres suffira-t-elle ?

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“La vente en ligne sans magasins, je n’y crois pas”

Manifestement, oui. Au début des années 1980, l’enseigne approche la centaine de magasins. Le système de la franchise est solidement établi. Mais Alain Afflelou s’interroge : il craint de se répéter, notamment en matière de publicité et de communication. La prestigieuse agence RSCG lui souffle alors l’idée de se mettre en scène dans ses publicités. Avec un slogan devenu culte : ” On est fou d’Afflelou “. ” Au départ, j’ai réagi très mal, assure notre interlocuteur. Je trouvais que ça faisait mégalo. Déjà, rien que de voir mon nom pour la première fois sur la façade d’un magasin, cela m’avait fait comme un coup de poing dans le ventre. Alors jouer dans les publicités… Mais j’ai fini par craquer. ” Alain Afflelou deviendra donc au fil des ans le visage de la marque.

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A la fin des années 1990, l’entreprise connaît une période de stagnation, aussi bien en matière de chiffre d’affaires que de nombre de clients. Les remises ne suffisent plus à séduire. Car les acheteurs sont de plus en plus avertis. Ils apprennent à mettre les enseignes en concurrence et à négocier. Les ventes sont donc moins aisées. C’est évident, il faut du nouveau. Chez Alain Afflelou, germe alors l’idée de proposer une seconde paire de lunettes à un franc. Le concept ” Tchin-Tchin ” est né, qui remplacera celui de la monture à prix coûtant. ” A l’époque, les gens réclamaient des remises partout, tout le temps, explique l’opticien. J’ai alors calculé quel était le montant moyen de ces remises pour voir s’il pouvait couvrir le prix d’achat et le travail nécessaire pour fabriquer une deuxième paire. C’était très largement le cas. J’ai donc décidé de proposer une deuxième paire plutôt qu’une remise. Evidemment, on ne l’a pas vendu comme cela aux clients… ”

Aujourd’hui, le groupe explore de nouveaux horizons. Il s’est lancé en 2011 dans les audioprothèses en créant la chaîne Alain Afflelou Acousticien. Que ce soit avec des points de vente dédiés ou des corners dans ses magasins d’optique, l’entreprise entend bien reproduire dans le domaine de l’audition ce qu’elle s’est attelée à faire depuis 40 ans dans le secteur de l’optique : dédramatiser, dépoussiérer, démocratiser. ” Il s’agit d’une belle opportunité de croissance organique “, assure Alain Afflelou. Et la sauce prend, visiblement. ” Les magasins qui offrent un service audio affichent des progressions en optique trois fois supérieures à ceux qui ne le font pas. ”

La folle success-story d'Alain Afflelou

Enfin, le digital constitue un chantier primordial pour l’entreprise. Alain Afflelou a récemment racheté les opticiens pure players Happyview.fr et Malentille.com, même si l’homme se veut prudent. ” Le digital va apporter des services importants aux clients, assure-t-il. Toutefois, ces derniers auront toujours besoin d’essayer leurs lunettes, de les ajuster, etc. C’est pourquoi la vente en ligne de lunettes sans magasins, je n’y crois pas. Ce n’est plus moi qui décide de ce genre de choses dans l’entreprise, mais si on m’avait demandé mon avis, je n’aurais d’ailleurs jamais racheté Happyview.fr car il n’y a pas d’avenir pour ce modèle. Or ce site a été conçu pour fonctionner de manière automne et concurrente. Nous pouvons très bien créer nous-mêmes un site d’essayage de lunettes complémentaire à nos magasins.

Alain Affelou, “Passionnément”, éditions Michel Lafon, 191 pages.

Son avis sur…

Le projet avorté (en 2016) d’introduction en Bourse de l’entreprise : ” Nous remettons le projet à plus tard. Une IPO peut rendre service aux actionnaires, en particulier aux fonds d’investissement qui souhaitent nous quitter, mais pas forcément aux salariés ni à l’entreprise. ”

Le taux d’endettement du groupe (il était de 425 millions d’euros en juin dernier) : ” Nous nous désendettons progressivement, comme convenu. Cela donne donc un peu plus de valeur à l’entreprise. ”

Les effets du mariage des géants de l’optique Essilor/Luxottica : ” Je pense que Luxottica va essayer de mettre la pression sur ses marques, mais je ne vois pas en quoi cela perturbera notre activité. Ils seront toujours bien obligés de venir vers nous. Vont-ils lier la vente des montures à l’achat des verres ? Des fabricants de verres, il y en a à tous les coins de rue… ”

Les concurrents qui proposent des lunettes à très bas prix : ” S’ils arrivent à faire des lunettes de qualité à 10 euros, tant mieux pour les gens, tant pis pour nous. Mais je ne le crois pas. Ce n’est pas leur objectif non plus. Ce sont des prix d’appel, mais ce n’est pas forcément ce qui fera durer leur entreprise. ”

Le prix des lunettes : ” Le prix moyen de nos produits (monture et verres) est de 340 euros quand le prix du marché en France est à 460. On essaie de maintenir des prix bas, mais il faut gagner sa vie. Le personnel coûte cher, les loyers sont élevés, etc. La concurrence fait que vous n’avez pas beaucoup de clients. ”

Offensive sur les audioprothèses en Belgique

Notre pays compte à ce jour 49 magasins d’optique Alain Afflelou, essentiellement à Bruxelles et en Wallonie (la chaîne ne compte que cinq magasins en Flandre). En dehors de sa marque traditionnelle, le groupe français est également propriétaire de la chaîne low cost Optical Discount. Acquise en 2015, elle compte cinq points de vente à Bruxelles. L’entreprise envisage-t-elle se développer davantage en Flandre ? ” Je ne sais pas, répond Alain Afflelou. Car c’est une région étrangère de par la langue, de par les relations à la publicité. C’est comme si nous ouvrions un magasin en Russie, il faut tout chambouler. ”

A la base, le groupe ne cherchait même pas à se développer sur le marché belge. ” Ce sont les opticiens belges qui, en raison de la proximité de la publicité française, sont venus nous voir, explique notre interlocuteur. Aujourd’hui, nous subissons encore un peu les conséquences d’un mauvais démarrage car nous avions choisi des opticiens qui n’étaient pas tous très valorisants. Nous nous sommes séparés des brebis galeuses et nous n’avons gardé que les bons. A ce jour, nous avons une structure en Belgique, des bureaux, un directeur en la personne de Thierry Berniere, et nous poursuivons notre développement. ”

Si le groupe s’est déjà lancé dans les audioprothèses en France, il compte aussi attaquer ce marché chez nous. ” En Belgique comme en France ou dans d’autres pays européens, la première difficulté est de trouver des audioprothésistes diplômés, explique le patron. Et lorsque nous en aurons en nombre suffisant, nous nous lancerons. Il s’agit d’un marché très porteur. Certaines personnes nous sollicitent déjà, mais nous ne sommes pas encore prêts. D’ici deux-trois mois, nous pourrons commencer à accepter de recruter. Je dirais que pour l’été prochain, vous devriez voir apparaître les premiers corners audio dans les magasins. “

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