La Belgique est-elle l’enfer des pharmacies en ligne?

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Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

Entre l’Ordre des pharmaciens et les pharmacies en ligne, c’est la guerre ! Le premier reproche aux secondes de considérer le médicament comme n’importe quel autre bien de consommation ; les e-pharmacies reprochent à l’Ordre de tout faire pour tuer la concurrence en ligne. Elles dénoncent notamment deux articles de loi qui pourraient, disent-elles, avoir leur peau. Ou les forcer à délocaliser leurs activités ?

Dur, dur d’être une pharmacie en ligne chez nous ? C’est en tout cas le message qu’envoient certains acteurs du secteur. “Un véritable parcours du combattant, n’hésite pas à affirmer Jérôme Gobbesso, CEO de l’e-pharmacie belge Newpharma. Jusqu’il y a peu, le Conseil de l’Ordre faisait tout pour nous mettre des bâtons dans les roues. Nous avions des procès en permanence.”

Même son de cloche du côté de Medi-Market. La chaîne belge de (para)pharmacie, qui dispose chez nous d’un réseau physique d’officines et de parapharmacies, est aussi active en ligne via deux sites web. Et à en croire son patron, c’est loin d’être une sinécure. “De manière générale, notre pays n’est pas des plus avancés en matière d’e-commerce, rappelle Yvan Verougstraete, CEO de la société. La réglementation en matière de travail de nuit, de logistique, etc. est assez contraignante, et il est encore plus compliqué de faire du Web en pharmacie. L’ensemble des règles mises en place par l’Ordre des pharmaciens ne nous facilite pas la vie.”

Les deux entrepreneurs viennent d’ailleurs d’introduire un recours en annulation devant la Cour constitutionnelle. Dans leur ligne de mire : certains articles de deux lois qui pourraient, assurent-ils, leur être grandement préjudiciables s’ils venaient à être appliqués tels quels. Il y a en réalité deux grands enjeux pour les pharmacies en ligne : la question de la publicité, d’une part, en ce compris l’achat de mots-clés en ligne afin d’apparaître dans les premiers résultats de recherche ; et celle, d’autre part, de l’extra-muros. Comprenez la possibilité de préparer les commandes en ligne hors des mètres carrés de la pharmacie physique (en Belgique, chaque pharmacie en ligne doit disposer d’au moins une pharmacie physique, Ndlr).

L’épineuse question de la publicité

Celle-ci n’est pas légalement interdite en Belgique pour les pharmaciens. En la matière, c’est la déontologie qui joue. “Et l’Ordre a toujours été contre la publicité, explique Jérôme Gobbesso. Jusqu’il y a peu, il nous interdisait toute forme de publicité alors que nos principaux concurrents, qui sont européens et pas belges – ce qui au passage est bien dommage – peuvent tout à fait en faire.” C’est notamment le cas du néerlandais Farmaline, qui fait de la publicité en télévision chez nous et livre la Belgique depuis un entrepôt situé aux Pays-Bas (lire l’encadré “Farmaline : de Tongres à Venlo”).

“Nous avons du coup, nous aussi, décidé de faire de la publicité et d’acheter des mots-clés en ligne, mais nous avons pris beaucoup de risques, assure le CEO de Newpharma. Nous l’avons fait avec une boule au ventre car nous étions certains d’être condamnés. Etrangement, nous avons été poursuivis parce que nous sponsorisions le Télévie, mais pas parce que nous faisions de la publicité en télévision. En revanche, en ce qui concerne l’achat de mots-clés, l’Ordre a indiqué que la pratique était indigne d’un pharmacien car elle donne une image mercantile de la profession. Il a également soutenu que c’était contraire à la confraternité, l’achat de mots-clés ayant pour but de nous faire apparaître devant nos confrères et d’en tirer avantage. Or, pour une pharmacie en ligne, c’est là le seul moyen d’exister.”

Yvan Verougstraete, CEO de Medi-Market - De manière générale, notre pays n'est pas des plus avancés en matière d'e-commerce. Et il est encore plus compliqué de faire du Web en pharmacie.
Yvan Verougstraete, CEO de Medi-Market – De manière générale, notre pays n’est pas des plus avancés en matière d’e-commerce. Et il est encore plus compliqué de faire du Web en pharmacie.© christophe ketels

En octobre dernier, l’Ordre des pharmaciens s’est vu imposer une amende de 225.000 euros par l’Autorité belge de concurrence “pour certaines de ses décisions limitant la capacité des pharmaciens de faire de la publicité, notamment via le référencement payant”. Suite à cette condamnation, il s’est engagé à concrétiser certains projets en cours, dont la mise en application de son nouveau code de déontologie à partir du 1er janvier 2020. “Ce nouveau code prévoit entre autres une réglementation plus souple de la publicité, comprenant l’autorisation de principe de la publicité via un média social et l’utilisation de référencements payants comme Google AdWords”, peut-on lire sur son site.

“Une réglementation nébuleuse”

Mais si la déontologie s’assouplit, la menace pour les pharmacies en ligne pourrait bien désormais venir du législateur. Une loi d’avril 2019 devant entrer en vigueur le 1er juillet 2021 interdit en effet aux professions libérales, dont les pharmaciens, de recourir à de “l’information professionnelle” ayant pour “objectif de rabattre des patients”. Cette loi est en réalité une adaptation de notre droit à un récent arrêt de la Cour de justice européenne, l’arrêt dit Vanderborght. “Il y a trois ans, la Belgique a été condamnée par la Cour de justice européenne qui avait été saisie par un dentiste lourdement sanctionné déontologiquement parce qu’il avait créé un site web, explique l’avocat de Newpharma, Etienne Wery. La Cour a estimé que les Ordres n’avaient pas le droit d’interdire la publicité et la Belgique a alors décidé d’interdire légalement l’information professionnelle, ce qui est d’une hypocrisie totale puisque le but initial de cette loi était de se mettre en conformité avec l’arrêt de la Cour de justice européenne qui stipule qu’il faut autoriser la publicité sauf si celle-ci pose un problème de santé publique. Or, ici, tout est interdit. Je n’ai jamais vu ça dans une loi. Je ne vois pas comment je peux, en tant que pharmacie, acheter des mots-clés en ligne sans dire que je suis une pharmacie et sans intention de capter des clients.”

Si la déontologie s’assouplit, la menace pour les pharmacies en ligne pourrait bien désormais venir du législateur.

Du côté de Medi-Market, on dénonce une réglementation “à ce point nébuleuse qu’elle permet de nombreuses interprétations”. “Elle serait susceptible d’empêcher toutes les communications par nos pharmacies sur notre politique de prix bas, affirme Yvan Verougstraete. Même sur les produits qui ne sont pas des médicaments, à savoir les produits pharmaceutiques. La loi dit que nos pharmaciens peuvent communiquer pour se faire connaître, mais qu’ils ne peuvent pas communiquer pour rechercher de nouveaux patients. Lorsqu’un pharmacien crée un site web, par exemple, son intention est-elle de communiquer sur sa pratique, ce qui serait permis, ou de promouvoir sa pratique, ce qui serait potentiellement interdit ? La distinction est non seulement ténue, mais aussi incompréhensible. Elle dépend du pouvoir discrétionnaire de celui qui aura à en juger. Pendant ce temps, le pharmacien du pays voisin pourra faire des publicités à grande échelle à la télévision belge alors que le pharmacien belge ne pourra même pas communiquer sur son activité parapharmaceutique.”

Extra-muros

Outre la publicité, un autre enjeu de taille pour les pharmacies en ligne concerne ce que l’on appelle l’extra- muros. “Quand on possède le statut de pharmacie, la préparation des médicaments et des articles de parapharmacie doit se faire dans le périmètre de la pharmacie physique, sous le contrôle d’un pharmacien”, explique Alain Chaspierre, président de l’Association pharmaceutique belge. Mais lorsque l’on est une pharmacie en ligne et que l’on envoie des colis dans toute l’Europe, impossible de préparer ces derniers sur seulement quelques mètres carrés au sous-sol ou à l’étage de sa pharmacie physique. “Il est impossible d’être efficace dans ces conditions, lance le CEO de Medi-Market. La ministre avait promis d’officialiser la possibilité d’ouvrir un stock déporté, mais ce n’est pas encore le cas.”

Jérôme Gobesso, CEO de Newpharma -
Jérôme Gobesso, CEO de Newpharma – “Nous avons décidé de faire de la publicité et d’acheter des mots-clés en ligne, mais nous avons pris beaucoup de risques.”© pg

Le groupe belge a donc lancé deux sites web distincts : l’un ne vendant que des produits de parapharmacie, qui sont eux empaquetés dans un vaste centre logistique situé à Nivelles ; l’autre vendant des médicaments non soumis à prescription et aussi un peu de parapharmacie. “Les colis pour ces médicaments sont préparés à l’étage de notre pharmacie de Gosselies, précise Yvan Verougstraete. Nous avons heureusement 300 m2, mais l’endroit n’est pas fait pour ça. La logistique demande de la place, des technologies, etc. Je rêve de pouvoir effectuer un jour la préparation des commandes de médicaments non soumis à prescription dans notre centre logistique de Nivelles.”

Les responsables de Newpharma, pour leur part, ont pris un peu plus de libertés. Toutes les commandes (para et pharma) sont déjà préparées dans un centre logistique hyper-moderne et hyper-robotisé se trouvant à quelques kilomètres de la pharmacie physique du groupe située à Liège. “Rien dans la loi n’autorise ou n’interdit l’activité extra-muros, assure Etienne Wery. Il y a une tolérance administrative. Nous ne nous en sommes jamais cachés car il n’y a aucun problème de santé publique. C’est la même équipe de pharmaciens qui gère à la fois l’officine et l’entrepôt, avec la même qualité de service.”

“Partir à l’étranger”

Mais le législateur pourrait bien venir resserrer les boulons. La loi du 30 octobre 2018, qui elle aussi doit normalement entrer en vigueur le 1er juillet 2021, interdit à un pharmacien exerçant en ligne de délocaliser une partie de son activité en dehors de la parcelle cadastrale allouée à sa pratique pharmaceutique. “Cette loi nous obligerait à arrêter nos activités ou à partir à l’étranger, assure Jérôme Gobbesso. Dans notre pharmacie physique, il y a 120 m2 d’arrière-boutique, et ce n’est déjà pas beaucoup, rien que pour les services liés à l’officine. Comment voulez-vous que l’on prépare nos colis en ligne un peu sérieusement sur cette surface ?”

Du côté de l’Association pharmaceutique belge, on ne comprend pas cette fronde. “Aujourd’hui, l’extra-muros est interdit, et la loi ouvre au contraire des portes pour les acteurs en ligne”, affirme Alain Chaspierre. “Il est vrai qu’une exception est prévue pour le commerce électronique, reconnaît Etienne Wery. Mais cela devra passer par un arrêté royal devant préciser les conditions de cette exception. De plus, il est prévu que cet arrêté doive être adopté en conseil des ministres. C’est vous dire à quel point ils ont voulu cadenasser l’histoire.” Le risque, craignent les acteurs en ligne, est donc que l'”extra muros” soit purement et simplement interdit, y compris pour les produits de parapharmacie.

“Si vous supprimez l’extra-muros, il n’y a plus moyen d’agir, affirme Jérôme Gobbesso. Et si vous supprimez la publicité, il n’y a plus moyen de communiquer. Ces deux lois n’ont en réalité qu’un seul but : limiter la pharmacie en ligne en Belgique. Comme par hasard, c’est l’Association pharmaceutique belge et l’Ordre des pharmaciens -nos meilleurs ennemis – qui ont été auditionnés pour préparer ces textes. Or, l’Ordre et la profession elle-même rejettent les opérateurs internet car nous venons bousculer un marché hyper-confortable dans lequel les pharmaciens n’ont rien à faire. Ils peuvent sans problème appliquer le prix maximum légal autorisé sur les médicaments non soumis à prescription étant donné que la clientèle est captive. Si le but est de tuer le commerce en ligne, cela ne fonctionnera pas. Demain, vous aurez des acteurs allemands, anglais, néerlandais, etc., qui publieront de pleines pages de publicité dans la presse, lanceront des campagnes télé et radio, et achèteront des mots-clés. Si nous devions délocaliser nos activités aux Pays-Bas, ce serait un vrai échec car cela fait 10 ans que nous nous battons. Mais nous ne mettrons pas la clé sous le paillasson.”

Farmaline : de Tongres à Venlo

Créée en 2008 à Tongres, dans le Limbourg, la première pharmacie en ligne de Belgique Farmaline a fusionné en 2016 avec le groupe néerlandais Shop Apotheke, actif dans le même créneau. Depuis lors, si le département administratif et le service client se trouvent toujours en Belgique, toute la logistique du site a été déplacée aux Pays-Bas, à Venlo plus précisément, où le groupe possède son siège. “Nos collègues disposaient d’un entrepôt beaucoup plus grand, répondant à des standards plus élevés que ceux que nous avions à l’époque en Belgique, explique Giovanni Sciortino, customer service manager. Nous pouvons y préparer à la fois les médicaments et les produits de parapharmacie.” Chez nous, la situation était quelque peu compliquée. “La préparation des commandes devait se faire dans notre pharmacie physique pour les médicaments, et un autre dépôt avait été mis en place un peu plus loin pour les produits de parapharmacie”, précise le responsable.

Depuis la fusion, Farmaline peut également sans problème faire de la publicité en Belgique et acheter des mots-clés en ligne, l’e-pharmacie tombant désormais sous le coup de la législation néerlandaise. “Quand l’entreprise était encore belge, elle avait été condamnée une première fois par l’Ordre à une semaine de suspension pour avoir acheté des mots-clés, explique Jérôme Gobbesso, CEO de la pharmacie en ligne concurrente Newpharma. Elle a décidé de continuer et a donc été condamnée pour récidive à six mois de suspension. Ses propriétaires ont alors décidé de vendre.”

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