Jean-Charles Samuelian, CEO d’Alan: “On ne fixe aucune limite à notre ambition”

Jean-Charles Samuelian 
interviewé par Amid Faljaoui, directeur de Trends-Tendances, lors de la récente Trends Summer University.
Christophe Charlot
Christophe Charlot Journaliste

Il est à la tête d’Alan, l’une des licornes françaises les plus prometteuses. 
Et à l’origine de Mistral, la start-up européenne la plus ambitieuse de 
sa génération qui vient d’être valorisée à 6 milliards et veut rivaliser 
avec OpenAI et Google. Rencontre avec Jean-Charles Samuelian, entrepreneur hors norme.

S’il s’était déjà fait un nom sur la scène French Tech avec Alan, sa start-up d’assurance santé devenue licorne, Jean-Charles Samuelian semble être devenu l’un des incontournables de ce microcosme depuis que tout le monde sait qu’il est à l’origine de Mistral. Cette fulgurante start-up française d’IA est valorisée 6 milliards d’euros depuis sa récente levée de fonds de 600 millions. Pourtant, le jeune homme est loin de se la jouer : ni dans le look, plutôt cool et start-upper, ni dans le discours, toujours humble et respectueux.

Ce Bruxellois d’adoption a d’ailleurs récemment conquis le public de CEO belges réunis à Knokke pour la Trends Summer University où, lors d’une interview express sur scène, il est venu partager sa vision et son expérience dans la tech et l’entrepreneuriat. Un moment passionnant, qu’il a accepté de prolonger pour les lecteurs de Trends-Tendances.

TRENDS-TENDANCES. Votre entreprise s’est positionnée dès 2015 sur le créneau de l’assurance santé qu’elle a voulu révolutionner. Pouvez-vous nous expliquer ce qui rend Alan différente ?

JEAN-CHARLES SAMUELIAN. Quand nous avons lancé Alan, nous avons cherché ce que nous pouvions faire dans la santé pour drastiquement améliorer et faciliter l’accès aux soins, pour accompagner les gens dans la gestion du stress, des maladies chroniques, les aider dans le sommeil, etc. Mais aussi pour aider le système des soins de santé. Nous avions une ambition plutôt folle: aider à vivre mieux plus longtemps. Nous voulions avoir un vrai impact au niveau de la santé tout en ayant un modèle économique à long terme. C’est comme cela que nous en sommes arrivés à imaginer un projet à deux niveaux : l’assurance santé et les soins de santé via des outils digitaux et de la prévention. On a d’abord construit une assurance que l’on continue de faire évoluer pour la différencier et ensuite, on a ajouté une série d’outils au fur et à mesure, comme des outils de prévention sur le mal de dos et la santé mentale. Sans oublier l’accès aux soins avec une clinique digitale qui permet de faire de la télémédecine, du chat avec des médecins de toutes spécialités…

Avec déjà un certain impact. Quels sont les derniers chiffres d’Alan ?

On couvre actuellement déjà entre 600.000 et 700.000 personnes, dans trois pays : la France, la Belgique et l’Espagne. La France est notre plus gros marché mais la Belgique comme l’Espagne grandissent bien. Nous employons 600 personnes dont 70 en Belgique et générons un chiffre d’affaires total de plus de 500 millions d’euros. 25.000 entreprises travaillent avec Alan. Pourtant, on est à moins de 1 % de parts de marché. On est au tout début de l’histoire !

Comment en êtes-vous arrivé au secteur de la santé alors qu’avant cela vous aviez décidé de vous attaquer au marché des sièges d’avion ?

Avant Alan, j’avais cofondé Expliseat qui proposait des sièges d’avion plus légers pour les compagnies aériennes. Mais mon grand-père est tombé malade et j’ai été confronté à l’univers de la santé. Trouver des médecins était complexe, le système des soins de santé n’avait rien de technologique, on ne parlait pas de prévention… Je me suis dit que quelque chose était à faire. En tant qu’entrepreneur, il faut faire ce qui nous passionne vraiment et j’ai décidé de lâcher la précédente boîte pour lancer Alan où j’avais l’impression d’être au bon endroit. Je me dis toujours qu’en me projetant à 80 ans, je veux avoir le moins de regrets possible.

Ce sont deux secteurs loin d’être évidents : l’assurance est réglementée et souvent considérée comme peu innovante… Et la santé est un domaine délicat où les choses ne bougent pas forcément très vite non plus. Vous n’avez pas choisi la facilité…

Que ce soient des secteurs réglementés et avec peu d’innovation à la base, je le vois plutôt positivement pour nous. Je dis toujours qu’il faut prendre le chemin le plus difficile pour arriver à son objectif. Pour se différencier et créer de la valeur, il faut faire des choses différentes, ce qui implique d’aller vers la difficulté. Car si c’était facile, d’autres l’auraient fait avant nous. Comment mettre beaucoup plus de prévention en santé ? Ce n’est pas facile… Créer une assurance de zéro et obtenir sa licence, ce n’est pas facile. Mais on l’a fait avec Alan. Quand on s’attaque à un problème au jour le jour avec méthode, cela finit par payer…

“Je suis convaincu que nous allons faire d’Alan l’une des entreprises les plus ­importantes de sa génération, sans limite 
à notre ambition.”

Vous avez longtemps eu l’image d’une start-up qui proposait une assurance à des start-up, ce n’est pourtant pas le cas.

C’est vrai que l’on était perçu, au début, comme le partenaire santé des start-up alors qu’on s’adresse à toutes les entreprises. Cela se corrige au fur et à mesure. On vient de gagner l’appel d’offre du ministère de la Transition écologique en France qui couvre 140.000 personnes. On est en mesure d’aborder n’importe quel type de client. Les entreprises nous choisissent car elles veulent investir dans leurs équipes. Elles croient dans la prévention et l’impact net positif qu’elle a sur la performance de l’entreprise. On leur donne des outils pour gérer la santé au travail. On est une assurance santé avec un retour sur investissement pour elles puisqu’on lutte contre l’absentéisme et on aide l’attractivité salariale. C’est un univers très intégré et unique, qui convient bien aux entreprises.

Jean-Charles Samuelian: “Je dis toujours qu’il faut prendre le chemin le plus difficile pour arriver à son objectif.”

Vous avez levé pas mal d’argent avec Alan pour construire l’entreprise qu’elle est aujourd’hui. Lors de la dernière levée de fonds, la société était valorisée à quelque 2,7 milliards d’euros, ce doit être plus aujourd’hui…

Oui, bien plus. Mais ce que je regarde, ce n’est pas la valorisation d’Alan mais la croissance de l’activité et la satisfaction de nos membres. Je suis obsédé par le net promoter score (pourcentage de clients qui évaluent leur probabilité de recommander une entreprise, un produit ou un service, ndlr). Et notre objectif est d’atteindre la profitabilité. Ce qui devrait être le cas sur le marché français en 2025 et au niveau global en 2026. Nous n’avons plus vraiment besoin de lever d’argent d’ailleurs, ce qui nous place dans une position confortable et nous en sommes très heureux. Mais comme on a une activité qui grandit très vite et qu’il est rare d’afficher des taux de croissance de ce niveau (40 % en 2023 et ce sera plus en 2024, ndlr) pour une boîte de notre taille, nous sommes assez sollicités. Pas mal d’investisseurs veulent entrer dans Alan. On considère toutes les options, mais on n’a pas besoin de lever.

Quelle est votre vision pour Alan dans les années à venir ?

Ma vision pour Alan, c’est qu’il n’y a pas de limite. On ne fixe pas de limite à notre ambition et je ne compte pas arrêter Alan d’ici 5 ou 10 ans. Je veux la faire exister pendant des décennies voire… des siècles. La question c’est comment accompagner des dizaines de millions de personnes au quotidien, les avoir en meilleure santé et avoir un impact sur la qualité de vie. On veut opérer dans plus de pays. On veut être la solution incontournable. Et bien sûr, que l’IA nous aide à transformer la santé.

Vous êtes un des pionniers de l’IA, aujourd’hui très hype au travers de l’IA générative. Comment est-elle présente chez Alan ?

Elle l’est à tous les étages chez Alan. Déjà dans le mémo que l’on avait rédigé en 2015 pour la vision d’Alan, nous en parlions. On nous dit qu’on est une des boîtes qui a le plus introduit l’IA dans la manière de travailler. Il faut dire que cela change tous les workflows des salariés depuis un an et demi. Son introduction est un process itératif pour nous rendre plus efficaces. L’IA change la manière dont on vend, dont on fait du marketing, des opérations, de la finance, etc. Mais on la trouve aussi dans le produit. Elle nous aide à automatiser le service client en partie, à créer le copilote médical… Elle aide à innover et créer de nouveaux produits. Même par rapport à plein de boîtes techs, on est très avancé. Nous avons mesuré une statistique en interne : plus de 80 % des salariés d’Alan utilisent quotidiennement nos agents internes d’IA. Soit quasiment tout le monde. Et elle offre un gain de productivité compris entre 10 et 40 % selon le type de fonctions.

Cette passion pour l’IA vous a poussé à initier un nouveau projet dont on parle beaucoup : Mistral, la start-up d’intelligence artificielle la plus prometteuse en Europe. Comment ce projet est-il né ?

Deux chemins se sont rejoints et ont convergé pour donner naissance à Mistral. Avec mon cofondateur d’Alan, nous avions anticipé dès 2015 l’importance cruciale de l’IA pour la santé et nous avons également identifié un problème de souveraineté européenne. Nous nous sommes alors mobilisés pour rencontrer un maximum de personnes et de chercheurs, afin de comprendre ce que cela impliquerait de créer un champion européen dans ce secteur. Bien avant la sortie de ChatGPT, nous avons eu la chance de rencontrer des chercheurs de premier plan comme Arthur Mensch, Thimothée Lacroix et Guillaume Lample (les trois fondateurs de Mistral, ndlr) qui partageaient notre ambition d’avoir un impact immense. Ils venaient du milieu de la recherche et possédaient des compétences complémentaires aux nôtres. Nous savions comment créer et développer des entreprises à grande échelle et eux apportaient une expertise exceptionnelle en learning machine et une vision entrepreneuriale. La création d’un système d’exploitation pour cette nouvelle entreprise et la levée de fonds très tôt étaient des étapes essentielles. Mistral n’aurait sans doute pas vu le jour sans Charles (Charles Gorintin, cofondateur d’Alan, ndlr), Cédric (Cédric O, ndlr) et moi, mais nous sommes des catalyseurs dans ce projet. Si je suis en contact régulier avec Arthur, ce sont eux qui pilotent l’entreprise.

N’est-ce pas frustrant pour un multi-entrepreneur comme vous d’être à l’origine du projet, sur l’un des créneaux les plus hot de la tech et de ne pas avoir totalement les mains dedans ?

Pas du tout. En tant que membre du conseil d’administration de ­Mistral, mon rôle est de partager ma vision stratégique et d’accompagner les cofondateurs dans leurs décisions. Ils prennent les meilleures décisions et leur exécution m’impressionne constamment. Je n’éprouverais probablement pas la même satisfaction si je n’avais pas une confiance totale en eux et s’ils ne démontraient pas une telle compétence. Alan reste ma principale source d’engagement. Je suis convaincu que nous allons faire d’Alan l’une des entreprises les plus importantes de sa génération, sans limite à notre ambition. Je suis dans une phase idéale de ma carrière, où je peux faire ce que j’aime et avoir un impact significatif. Il y a peu de frustration car j’apprends à déléguer et à faire confiance aux fondateurs pour exécuter leurs rôles.

Comment expliquez-vous une telle valorisation alors que la boîte n’a pas deux ans ?

La valorisation d’une société en forte croissance, c’est un pari que font les investisseurs sur le futur et le potentiel de création de bien plus de valeur dans le temps. Les investisseurs qui entrent à cette valorisation pensent que cela peut valoir dix ou cent fois plus. On y arrive car on combine des talents extraordinaires et qu’on a pris quelques décisions stratégiques porteuses. Ce sont la rareté et le potentiel infini qui permettent de telles valorisations.

Si l’on comprend qu’avoir un acteur européen de l’IA est important, l’avance prise par des acteurs comme OpenAI ne rend-elle pas la course hyper compliquée, voire impossible ?

Créer un champion européen était crucial pour nous, surtout après avoir manqué des virages technologiques importants comme celui du cloud en Europe. Nous ne voulions pas répéter les mêmes erreurs. Si l’on pensait ne pas pouvoir être en compétition, nous n’aurions pas créé la boîte. Et plutôt que d’apporter des réponses et des arguments, on préfère… le faire. Notre objectif est de gagner notre bataille en ayant les meilleurs produits, et nous croyons fermement que nous y parviendrons grâce à la qualité de notre équipe et de nos innovations. La qualité de l’équipe scientifique, le modèle économique et l’approche open source sont des facteurs déterminants pour Mistral. Nous visons à offrir la meilleure expérience possible aux développeurs, à nous différencier sur le marché et à faire en sorte que Mistral soit utilisé par des dizaines de milliers d’entreprises. En seulement un an, l’équipe a déjà produit huit modèles, démontrant un rythme et un niveau de reconnaissance impressionnants.

“L’IA est présente à tous 
les étages chez Alan.”

En vous écoutant parler d’Alan comme de Mistral, on perçoit en vous un grand niveau d’ambition. Est-ce un trait de caractère qui s’est développé avec vos premiers succès ou en avez-vous toujours eu ?

Je dirais que le niveau d’ambition et l’envie de faire de très grandes choses ont toujours été latents en moi, mais ils se consolident avec le temps. Ce qui paraît ambitieux lorsque l’on est très jeune se normalise quand on passe les étapes…

Avec des amis, vous aviez donc créé Expliseat, une entreprise qui avait pour objectif de créer les sièges d’avion les plus légers du monde, alors que vous n’y connaissiez rien et que vous sortiez des études…

Ce projet a commencé naïvement après le retour de voyage d’un ami. En un week-end, on a vérifié les brevets existants sur les sièges d’avion. On a voulu comprendre pourquoi il y avait autant de pièces dans un siège et on a réfléchi à la manière d’en faire moins. Notre réseau d’anciens comptait le patron d’Airbus avec qui on avait pris rendez-vous. Il nous a dit qu’on était fous mais que si on créait la boîte, il mettrait de l’argent dedans. Il y avait une forme d’insouciance de la jeunesse. C’est en quelque sorte la preuve que, quel que soit le problème, si on l’attaque avec passion et travail, on peut faire bouger des montagnes. Cela m’a permis de ne plus avoir peur des réglementations ou d’apprendre de nouvelles choses. Je me suis rendu compte que cela permettait d’arriver avec un regard neuf dans une industrie et, du coup, en casser les codes. C’est aussi ce que l’on fait chez Alan dans la santé et chez Mistral dans l’IA.

L’intelligence artificielle est présente dans la plupart des secteurs, ou presque, avec ses partisans et ses détracteurs, mais quel est son impact?

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