« Nous disposons de collaborateurs hautement qualifiés, d’installations de pointe et d’un emplacement stratégique, et pourtant nous sommes en train de perdre la bataille. Cela s’explique par le fait que nous ne jouons pas à armes égales. La réglementation – en particulier au niveau européen – nous empêche d’être compétitifs sur le marché mondial », précise Jan Remeysen, PDG de BASF Anvers et président de la fédération sectorielle essenscia.
Le secteur de la chimie et de la pharmacie a connu des jours meilleurs. « En 2024, notre secteur a subi la première perte d’emplois en dix ans. Les exportations et les investissements sont sous pression. Le monde politique a entendu nos cris d’alarme, mais les mesures concrètes se font toujours attendre. Nous restons sur notre faim », affirme Jan Remeysen, lors de la présentation des résultats annuels d’essenscia.
La chimie, en particulier, traverse une crise sans précédent. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, moins de 70 % des capacités de production sont utilisées. Ce niveau historiquement bas de taux d’utilisation perdure depuis deux ans. En Europe, 11 millions de tonnes de capacité de production ont été mises à l’arrêt – dix fois plus que la moyenne habituelle.
La chimie belge avait jusqu’ici relativement bien résisté, mais n’échappe plus au marasme. À Anvers, TotalEnergies prévoit d’arrêter le plus ancien des deux vapocraqueurs (des installations pétrochimiques utilisées pour transformer des hydrocarbures en molécules plus petites ndlr), d’ici 2027. Le secteur fait face à une demande atone et à une compétitivité érodée, principalement à cause des prix de l’énergie extrêmement élevés et d’une surcharge réglementaire qui étouffe plutôt qu’elle ne soutient l’activité industrielle. « Nous ne jouons pas à armes égales », insiste Jan Remeysen.
Le secteur chimique encaisse les coups depuis trois ans. Voyez-vous enfin des signes d’amélioration ?
JAN REMEYSEN: « Pour être totalement honnête : non. Nous craignions même que cela s’empire suite à la politique commerciale agressive de Trump. Nous attendons de voir comment les choses tournent. Et, en attendant, le taux d’utilisation des capacités dans la chimie de base reste bloqué à 67 %. Cela ne signifie pas 67 % des bénéfices. Les coûts fixes grèvent fortement nos marges. Pour atteindre la rentabilité, nous avons besoin d’un taux d’occupation d’au moins 75 %. »
Quelles sont les conséquences d’une sous-utilisation prolongée des capacités ?
« On traverse parfois des périodes où les marges sont meilleures, entrecoupées de trimestres dans le rouge. Maar als zo’n lage benuttingsgraad elf kwartalen aanhoudt, moet die op termijn uiteraard hoger. Mais si ce taux reste bas durant onze trimestres consécutifs, ce taux doit remonter à un moment. La reprise dépend d’un redressement de la demande mondiale, ce qui est loin d’être acquis dans le contexte d’incertitude actuel. Le moral des ménages est en berne partout dans le monde. C’est un facteur que les entreprises ne peuvent pas contrôler.
Ces trois dernières années, nos entreprises ont cherché à survivre, notamment via des plans de réduction des coûts. « Heureusement, notre industrie chimique dispose de solides atouts pour résister durablement dans cet environnement de concurrence extrême. »
La chimie belge pourrait-elle devenir le dernier bastion de l’industrie en Europe si la crise perdure ?
« Cela peut sembler pessimiste, mais nous devons avoir l’ambition de rester le dernier acteur en place en Europe. Si la production chimique survit encore en Europe, elle doit se faire en Belgique. Bien sûr, ce n’est pas notre objectif ultime, mais nous avons les capacités pour être ce last man standing. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas besoin du soutien des pouvoirs publics. Un cadre politique compétitif est indispensable. Nous sommes étouffés et paralysés par une surcharge réglementaire et des handicaps structurels en termes de coûts.

En tant qu’entreprise, nous devons faire notre part du travail, mais même la meilleure entreprise ne peut pas résister à long terme si elle évolue dans un cadre moins favorable que celui de concurrents étrangers moins performants. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de subventions, mais d’une politique industrielle compétitive, avec des coûts énergétiques et salariaux maîtrisés, et des normes réglementaires alignées sur celles des autres régions du monde. »
Les décideurs en Belgique et en Europe prennent-ils la situation suffisamment au sérieux ?
« Oui, mais la mise en œuvre d’une politique industrielle adaptée reste très incertaine. Pendant ce temps, l’horloge tourne. Qu’attend-on ? Une batterie complète de mesures est nécessaire pour restaurer la compétitivité d’un secteur clé pour l’autonomie géostratégique de l’Europe. Peut-être n’avons-nous pas suffisamment insisté sur notre importance stratégique. Le diagnostic est posé, on nous a écoutés. Il est maintenant temps d’agir. »
Ce sont surtout les coûts énergétiques relativement élevés qui affaiblissent la compétitivité. Peut-on espérer une amélioration à court terme ?
« Les autorités peuvent bien sûr agir sur les taxes et prélèvements liés à l’énergie. Elles ont peu d’influence sur les prix mondiaux du gaz naturel, mais on observe aujourd’hui que les négociants internationaux réalisent des marges considérables sur un marché tendu, où l’offre peine à répondre à la demande.
Une amélioration est attendue dès l’année prochaine. Les États-Unis et le Qatar vont mettre sur le marché une capacité supplémentaire importante de GNL. Les prix à terme sont déjà orientés à la baisse. Cela dit, nous ne sommes pas sortis d’affaire.
Une baisse du prix du gaz est une bonne nouvelle, mais pour notre compétitivité l’écart de prix avec les États-Unis compte aussi. « Avant la crise, nos entreprises payaient le gaz naturel deux fois plus cher que leurs concurrentes aux États-Unis. Aujourd’hui, cet écart est passé à trois voire quatre fois plus. Un prix deux fois plus élevé peut encore être compensé par une meilleure efficacité opérationnelle, mais un différentiel de trois à quatre est impossible à absorber uniquement par des gains d’efficacité.
Conséquence : depuis deux ans, le taux d’utilisation des capacités de production de l’industrie chimique américaine est supérieur à celui de l’Europe, alors que c’était historiquement l’inverse. C’est un véritable changement de paradigme. »
Est-il souvent moins coûteux d’importer des produits que de les produire localement ? À quel point est-ce frustrant ?
« C’est extrêmement frustrant, tant pour moi que pour nos collaborateurs. Cela nous touche au plus profond. Nos employés constatent eux-mêmes que nos sites font partie des meilleurs au monde et que nous opérons de manière très efficiente. Cela ne vaut pas seulement pour BASF Anvers, mais pour l’ensemble de l’industrie chimique belge. Et malgré cela, nos installations performantes ne tiennent pas la comparaison avec d’autres beaucoup moins efficaces ailleurs dans le monde. Il y a quelque chose qui cloche sérieusement dans le cadre législatif européen. Nous disposons de talents, d’installations de pointe et d’un emplacement stratégique, et malgré cela, nous nous faisons doubler ? Ce n’est compréhensible qu’en considérant le contexte réglementaire. Le cadre législatif, surtout au niveau européen, nous empêche d’être concurrentiels. Or, nous opérons sur un marché mondial extrêmement compétitif. C’est donc au cadre politique de garantir des règles du jeu équitables. »
La Chine a massivement investi dans l’expansion de sa production chimique. Est-ce une menace sérieuse ?
« Si la demande intérieure chinoise se développe comme prévu, cette capacité sera effectivement absorbée localement à terme. Si ce n’est pas le cas, la Chine cherchera à écouler ce surplus sur d’autres marchés, notamment en Europe. »
Peut-on parler de concurrence loyale ?
« Les États-Unis et la Chine appliquent des politiques industrielles incitatives, qui reposent sur des mesures de soutien à l’investissement. En Europe, on agit plutôt avec le bâton : si vous n’atteignez pas vos objectifs climatiques, vous êtes sanctionnés. Notre politique est davantage punitive, alors qu’ailleurs elle est incitative. »
Quels projets d’investissement sont actuellement sur la table dans ce contexte difficile ?
« Les investissements restent relativement élevés, mais ils concernent surtout le renouvellement des infrastructures. La plupart des entreprises chimiques du port d’Anvers ont aujourd’hui entre cinquante et soixante ans. Il y a aussi des investissements liés à la transition climatique, ce qui est positif. Mais très peu sont destinés à augmenter la capacité de production ou à créer de nouvelles installations. Et ce n’est pas surprenant avec un taux d’utilisation des capacités inférieur à 70 %. »
La chimie risque-t-elle une mort lente en l’absence d’investissements dans de nouvelles installations, avec la fermeture progressive des unités les moins efficientes ?
« Une consolidation du secteur chimique européen est inévitable. Une forme de sélection naturelle s’opérera : les usines les moins efficaces disparaîtront. »
Les investissements dans la transition climatique restent-ils financièrement viables dans cette conjoncture difficile ?
« Les produits neutres en carbone ou entièrement recyclés sont plus coûteux à produire. Pour préserver nos marges, il faudrait en augmenter le prix de vente. Mais les clients sont-ils prêts à payer ce surcoût ? J’en doute. Les gens veulent bien une transition climatique, mais pas à leurs frais. Ce n’est pas un reproche, c’est un constat.
Si nous voulons une société neutre en carbone, il faut massivement investir dans l’éolien en mer et à terre, les panneaux solaires, les lignes à haute tension et les infrastructures de transport d’énergie. Cela modifiera visiblement nos paysages. Et si cela ne trouve pas suffisamment d’écho au sein de la société, nos ambitions climatiques en souffriront. »
Le secteur est-il prêt à investir dans cette transition ?
« Nous ne voulons pas donner l’impression que nous sommes opposés à la transition. Au contraire, nous voulons y participer activement. Nous investissons parce que nous y sommes contraints, mais aussi parce que nous y croyons.
Cependant, il faut un équilibre entre l’économie, l’écologie et le social. En Europe, nous avons réduit la notion de durabilité à l’aspect environnemental. Or, une chose n’est durable que si elle est viable à long terme. Cela suppose un équilibre. L’Union européenne a déjà dû réorienter son Green Deal vers un Green Deal industriel. Je suis convaincu que nous aurons bientôt besoin d’un pacte social. Les produits climatiquement neutres seront plus chers, et ce sont surtout les revenus les plus modestes qui en subiront les conséquences. »
L’Europe veut atteindre la quasi-neutralité climatique d’ici 2040. Vous plaidez pour un rythme plus lent, avec un objectif en 2050.
« Parce que, sur le plan technologique, nous avons déjà récolté les fruits les plus accessibles. Pour atteindre la neutralité carbone, nous avons besoin de véritables percées technologiques. Nous y travaillons, mais il faut nous laisser le temps. Prenons nos vapocraqueurs : on pourrait les faire passer du gaz naturel à l’électricité. Mais entre une preuve de concept en laboratoire et une application industrielle, il faut facilement compter dix à quinze ans. Le passage à un craqueur électrique demande encore beaucoup de temps. À l’heure actuelle, on ne peut même pas garantir que cela fonctionnera. »
La capture et le stockage du carbone (CCS) sont-ils essentiels pour atteindre les objectifs climatiques ?
« Nous considérons cela comme une technologie de transition. Dans nos usines, le CO₂ est un sous-produit inévitable de certains procédés. Si vous voulez produire ces matériaux, vous générez nécessairement du CO₂. La capture et le stockage nous permettent de neutraliser ces émissions. À court terme, cela pourrait permettre d’éviter l’émission de millions de tonnes de CO₂. À long terme, nous devons inventer des procédés qui ne génèrent tout simplement plus de CO₂. Cela prendra encore quinze à vingt ans. »