Jan Denys (Randstad): “Dédramatisons les licenciements collectifs”
La restructuration et la fermeture imminente d’Audi Brussels ont tenu les médias en haleine ces dernières semaines. « Au cours des 20 dernières années, un licenciement collectif a toujours été considéré comme une sorte de catastrophe naturelle», explique Jan Denys, spécialiste du marché du travail chez Randstad. « Pourtant la grande majorité des emplois disparaissent loin des caméras, dans les petites et moyennes entreprises. Il s’agit d’un processus continu.»
De la faillite du constructeur d’autobus Van Hool à celle des magasins de mode Esprit, en passant par celle du fabricant de puces BelGan, ce sont des milliers d’emplois qui sont menacés. La restructuration et la fermeture imminente d’Audi Brussels, les licenciements dans les entreprises textiles Balta, McThree et McThree… Les vagues de licenciements se succèdent à un rythme effréné. Au cours des six premiers mois de 2024, 3.800 personnes ont été touchées par des licenciements collectifs dans notre pays. C’est le chiffre le plus élevé de ces 10 dernières années et c’est 44% de plus qu’au premier semestre 2023.
« Cela s’est fait progressivement. Tout comme il n’y avait pas d’activation des demandeurs d’emploi en général », note Jan Denys. « C’est la ministre du Travail Miet Smet qui a commencé à s’en occuper dans les années 1990. Frank Vandenbroucke l’a laborieusement fait passer en 2004, avec plus ou moins de succès. Lorsque la fermeture de Renault Vilvoorde a été annoncée en 1997, on a également beaucoup parié sur le réemploi, mais cela n’a guère eu d’écho dans les rapports. Après la faillite de la Sabena, ceux qui ont rapidement retrouvé du travail ont reçu une prime d’activation. Ce n’est qu’à partir de 2004 que les cellules emploi sont devenues obligatoires. Les médias ont mis beaucoup plus de temps à s’intéresser à ce retour au travail. En fait, ce n’est que cette année avec Van Hool que le sujet est devenu médiatique.
Un licenciement collectif est un incident qui est toujours fort médiatisé. Mais remettons les choses en perspectives : sur l’ensemble des pertes d’emplois dans le secteur privé en 2021 et 2022, seuls 13 % sont dus à des licenciements collectifs. « La grande majorité des emplois perdus s’est faite discrètement, loin des caméras, dans les petites et moyennes entreprises. C’est un processus continu », écrit Jan Denys, expert du marché du travail chez Randstad, dans son dernier livre. Dans cet ouvrage, il examine les principales évolutions du marché du travail au cours des cinquante dernières années. Un chapitre est consacré aux licenciements collectifs qui ont eu lieu, depuis les années 1970, dans de nombreux secteurs.
Les recherches montrent que peu d’événements ont autant d’impact psychologique qu’un licenciement au cours d’une vie. Or le licenciement collectif est d’autant plus visible qu’il bénéficie d’une couverture médiatique de plus en plus émotionnelle au fil des ans. « Les émotions ont toujours été présentes lors d’un licenciement collectif, mais avant les médias y accordaient moins d’importance. Jusqu’au début des années 1990, le ton était plutôt professionnel », explique Denys. « Par la suite, l’aspect émotionnel de la couverture n’a fait qu’augmenter. Par exemple, un photographe m’a raconté qu’il avait été chargé de photographier des personnes en pleurs devant la porte de l’usine. C’était très ennuyeux pour lui, car il n’y en avait pas… Au cours de ces 20 dernières années, un licenciement collectif a invariablement été qualifié de catastrophe naturelle. Dans un discours du Nouvel An, le roi Philippe a en effet attiré l’attention des citoyens sur les victimes d’une catastrophe naturelle en Haïti ainsi que sur celles d’un licenciement collectif. Très curieusement, les employeurs ont progressivement adopté ce langage émotionnel et se sont mis à parler de massacres sociaux. Dans ce domaine, les syndicats ont gagné ».
Selon Denys, cette médiatisation de l’émotionnel a conduit à une vision négative du marché du travail. « La façon dont les citoyens ordinaires perçoivent le marché du travail est fortement influencée par ces licenciements collectifs », soupçonne-t-il. À cause de cela, les aspects positifs du marché du travail sont moins mis en avant. Un exemple : en 2010, Carrefour a annoncé le licenciement de 3.000 travailleurs. Cette annonce a fait plus de bruit que celle de son concurrent Colruyt, qui a annoncé lui son intention d’embaucher 3.000 nouveaux travailleurs au cours de la même période.
Des faillites logiques
Denys constate aussi que lorsqu’une entreprise ferme ou fait faillite, de nombreux employés ont en réalité déjà été licenciés. Ford Genk comptait autrefois 14.000 employés. Lors de sa fermeture en 2012, il n’en restait qu’un peu plus de 4.000. Un autre exemple : les Kempische Steenkoolmijnen sont passées de 44.000 travailleurs en 1948 à 18.000 en 1992. Lorsque le chantier Boel à Temse a fermé, il y avait encore 1.100 travailleurs. Auparavant, ils étaient 3.500. Philips Hasselt comptait autrefois 5.000 travailleurs, mais à sa fermeture, il n’en restait que 1.450. « Dans tous ces cas, on peut dire que la plus grande partie de la restructuration a eu lieu avant. Souvent, elle est passée relativement inaperçue », conclut Denys.
Il y a quelque chose de paradoxal au fait que le débat et la couverture médiatique des licenciements collectifs restent à ce point chargé en émotion. Le taux d’emploi est en hausse depuis des années. Si le chiffre de 72 % pour la Belgique est encore inférieur à la moyenne européenne de 75,5 %, il atteint 76,8 % en Flandre et dépasse 80 % dans certaines régions, ce qui représente presque le plein emploi. Entre-temps, il y a des milliers de postes vacants. Jan Denys est clair : à une époque où le plein emploi est presque à portée de main, il devrait être possible de garantir un nouvel avenir à la grande majorité des travailleurs licenciés. « Un licenciement reste un événement marquant, mais il ne signifie pas un avenir incertain, voire moins prometteur », affirme Denys. “Dédramatisons donc quelque peu les licenciements collectifs.”
Longtemps, l’accent a été mis sur la ou les tentative(s) de sauver l’entreprise à tout prix, régulièrement en implorant le gouvernement de venir la renflouer. Alors qu’il s’agissait souvent de faillites d’entreprises dépassées et qui étaient remplacées par des entreprises innovantes, comme dans le secteur du textile et du verre dans les années 1970, la fermeture des mines de charbon ou le chantier Boel à Temse en 1994.
« Les rapports ciblaient souvent la direction, qui était montrée du doigt comme le principal coupable. Parfois, les cadres étaient presque traités comme des criminels », observe Jan Denys. « Les politiciens de tous bords voulaient redorer leur image. Le PDG était prié de venir s’expliquer devant une commission. Et avec le recul, on peut certainement affirmer que beaucoup trop d’argent a été dépensé sous prétexte de sauver des emplois qui de toute façon ont fini par être perdus. Ce réflexe est toujours présent, comme le plaidoyer du PTB en faveur d’un moratoire sur les fermetures d’entreprises. »
Retrouver un emploi
Si la restructuration s’avérait inévitable, les syndicats mettaient toute leur énergie à obtenir les indemnités de départ les plus élevées possible et à envoyer à la prépension les anciens salariés à un âge relativement jeune. 55, 52 ou même 50 ans : c’était la règle plutôt que l’exception. Après quoi, ces jeunes préretraités ne revenaient plus sur le marché du travail. Ce n’est qu’à la fin des années 80 et au début des années 90 que le réemploi a été mis à l’ordre du jour, et seulement si les entreprises en prenaient elles-mêmes l’initiative.
Philips Leuven, qui a fermé ses portes en 1989, en est un bon exemple. Plus d’un millier de salariés ont perdu leur emploi. L’entreprise a été la première à proposer un reclassement collectif. Les employés licenciés pouvaient faire appel à des services professionnels pour trouver un nouvel emploi. D’autres entreprises, telles que Siemens et Caterpillar, ont également opté pour l’outplacement collectif au cours de cette période. Il faudra attendre encore 15 ans avant que l’outplacement ne devienne obligatoire.
Pendant longtemps, les cellules pour l’emploi n’ont eu que peu d’effet, le temps que le système de préretraite (devenu depuis le régime de chômage avec complément d’entreprise ou RCC) soit encadré plus strictement. Denys : « Si les gens avaient la possibilité de prendre une retraite anticipée, ils la prenaient. Ils ne travaillaient généralement pas dans les cellules d’emploi, par lesquelles ils étaient obligés de passer. Lorsque l’âge de la préretraite a commencé à augmenter sous le gouvernement Di Rupo (2011-2014, nldr), les choses ont commencé à bouger. L’activation des préretraités est également entrée en ligne de compte. Il est vite apparu que les préretraités devaient rester disponibles pour le marché du travail. Par conséquent, le système est rapidement devenu moins populaire. C’est ce que nous avions toujours prédit ».
Le RCC n’est désormais possible que pour les travailleurs de plus de 60 ans ayant au moins 20 ans d’ancienneté. Sur les 3.000 salariés d’Audi, seuls 150 seraient éligibles au dispositif.
Bon et mauvais exemple
Jan Denys pense que cette évolution va dans la bonne direction, mais il cite aussi un moins bon exemple : la restructuration chez ING en 2017. Dans le secteur bancaire, l’emploi est en baisse depuis les années 2000 en raison des évolutions technologiques. Lors des différentes restructurations dans ce secteur, les régimes (généreux) de retraite anticipée étaient la norme. ING est même allée beaucoup plus loin en 2017. Cette restructuration a révélé que 1.500 employés, âgés de plus de 55 ans, pouvaient rester à la maison en étant rémunérés. Cette mesure a suscité des critiques, car elle allait à l’encontre des plans gouvernementaux visant à maintenir les plus de 55 ans au travail le plus longtemps possible. ING a nié éloigner les personnes du marché du travail, car ceux qui le souhaitaient pouvaient facilement signer pour un nouveau boulot, même s’il n’était pas concurrentiel.
« J’y ai vu une forme déguisée de discrimination fondée sur l’âge », explique Jan Denys. « Lors d’un entretien personnel avec la banque, j’ai appris que l’entreprise était par principe favorable à des départs basés sur les compétences, mais que les syndicats s’y sont opposés. Il ne reste donc plus qu’une seule alternative : le départ en fonction de l’âge. Je comprends ce raisonnement, mais je continue de penser qu’ING est un mauvais exemple. Même si pour être clair, ING n’est pas la seule entreprise à avoir eu recours à cette technique ».
Le cas le plus récent, cité par Denys dans son livre, est la décision de Delhaize, en 2023, de se séparer de ses 128 supermarchés intégrés. Ces supermarchés indépendants relèvent d’une commission paritaire différente, avec des barèmes salariaux moins élevés et une plus grande flexibilité en ce qui concerne les heures supplémentaires et le travail du dimanche. Mais Delhaize a estimé que ce modèle était nécessaire pour poursuivre la croissance.
« C’est probablement la première fois qu’une restructuration majeure ne s’accompagne pas de licenciements collectifs », a déclaré M. Denys. « Alors que c’est ce que voulaient les syndicats. Delhaize avait déjà été traumatisé par un licenciement collectif en 2014 qui n’avait apporté aucune amélioration. Comme les tentatives visant à obtenir plus de flexibilité ont été rejetées par les syndicats, l’entreprise a opté pour la fuite en avant. Il s’agit de la première véritable restructuration où chaque employé a immédiatement trouvé un nouvel emploi. Je considère donc Delhaize comme un bon exemple ».
Jan Denys, Everybody at work and other labour market stories, 1974-2024, Ertsberg, 304 pages, 34,95 euros.
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