Intel: le crépuscule d’un leader?
Autrefois en position de leader sur le marché des processeurs, Intel est aujourd’hui à la traîne et se voit dépasser par la plupart de ses concurrents, comme Nvidia et AMD. C’est qu’aujourd’hui le marché du PC ne suffit plus pour être le roi des puces : smartphones, tablettes et intelligence artificielle ont changé la donne. Et Intel n’y réussit pas.
Il y a quelques années encore, les spécialistes auraient ri à gorge déployée en imaginant que Qualcomm rachète Intel, le leader incontesté des microprocesseurs pour ordinateurs. La firme américaine située à Santa Clara, dont les produits sont présents dans la plupart des PC, est un géant historique qui a carrément façonné l’ère des microprocesseurs. Fondée en 1968 et connue pour avoir développé le premier microprocesseur en 1971, Intel a longtemps dominé le marché des semi-conducteurs et servi de référence pour la puissance de calcul dans l’univers des PC. Le fameux logo “Intel Inside” apposé sur les ordinateurs personnels est resté un argument de vente massue pendant les deux dernières décennies du siècle passé. Et encore au début des années 2000.
Seulement, aujourd’hui, Qualcomm aurait bel et bien déposé une offre d’achat sur Intel. Tout comme ARM, un autre concurrent qui se serait surtout montré intéressé par quelques divisions seulement de l’ancienne gloire des micro-processeurs. Si les deux offres auraient été rejetées, à en croire Bloomberg, elles n’en sont pas moins symptomatiques de la situation extrêmement délicate d’Intel. Le mastodonte n’est, en effet, plus que l’ombre de lui-même.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En Bourse, tout d’abord, la capitalisation boursière d’Intel n’a pas cessé de dégringoler depuis trois ans.
Même le retour de l’ancien patron Pat Gelsinger n’a pas changé la donne : depuis 2021, le cours de l’action de la firme a fondu de pas moins de 70%.
Et sa capitalisation boursière est passée, dans le même intervalle, à un peu plus de 90 milliards de dollars, alors qu’elle s’élevait encore à 250 milliards voici trois ans…
Laminé par Nvidia
Il faut dire que les performances financières de la boîte s’inscrivent depuis quelques années dans un spirale négative. Son chiffre d’affaires a chuté de 79 à 52 milliards de dollars entre 2021 et 2023. Et en plein cœur de l’été 2024, Intel a dévoilé ses pertes au deuxième trimestre : 1,6 milliard de dollars de pertes nettes… au lieu d’un bénéfice net de 1,5 milliard un an auparavant. Cela s’est traduit par un large plan de licenciements : 15% des effectifs d’Intel perdront leur emploi d’ici la fin de l’année.
Pas folichon, alors que les concurrents sont portés par l’actualité tech de l’intelligence artificielle. Inutile de rappeler qu’en plein mois de juin passé, le concepteur de semi-conducteur Nvidia est devenu la première capitalisation boursière, devant Apple et Microsoft. Dopé par l’explosion de l’intelligence artificielle, pour laquelle il dispose de puces très demandées par le marché, la valorisation de Nvidia a atteint pas moins de 330 milliards de dollars. Et même si elle a baissé depuis, l’entreprise californienne vaut aujourd’hui plus de trois fois ce que vaut Intel. Et ce n’est pas tout : AMD, autre rival emblématique d’Intel, pèse aujourd’hui 276 milliards de dollars en Bourse. Bref, pour Intel, c’est la débandade.
Comment le fleuron américain des puces en est-il arrivé là ? C’est l’histoire d’une série de ratés comme d’autres géants en ont connu. À force de dominer le marché des puces pour ordinateurs pendant des années, Intel n’a pas vu venir, ou a raté le coche, de plusieurs évolutions technologiques majeures. À commencer par celle du smartphone pour lequel la firme n’a pas assez rapidement réagi et s’est laissée distancer par ses concurrents, Qualcomm et AMD en tête. Pour se faire une idée: il y a 10 ans, en 2014, une année où le marché du smartphone a cartonné (23% de croissance), l’activité d’Intel dans le mobile affichait une baisse de… 85% et une perte abyssale de plus de 4 milliards de dollars.
Intel n’a pas cru en l’iPhone…
L’un des plus gros échecs d’Intel dans le smartphone a été celui de l’iPhone dans lequel ses puces ne sont jamais arrivées. Pourtant, Steve Jobs avait bel et bien imaginé à l’époque intégrer Intel dans son téléphone révolutionnaire. Seulement, le géant de Santa Clara, qui dominait largement le marché des ordinateurs, n’était pas prêt pour celui des smartphones. Ses processeurs n’étaient pas forcément les plus adaptés à ce moment : puissants mais trop énergivores pour les smartphones. Et pourtant, ce serait les dirigeants d’Intel qui auraient décliné les avances du patron d’Apple. Dans une interview de départ, en 2013 au média The Atlantic, l’ancien patron d’Intel, Paul Otellini, admet une erreur monumentale sur ce créneau.
L’un des plus gros échecs d’Intel dans le smartphone a été celui de l’iPhone dans lequel ses puces ne sont jamais arrivées.
“Il y avait cette puce qui intéressait Apple et que la société souhaitait payer un certain prix et pas un centime de plus, s’est-il rappelé. Et ce prix était en dessous de nos projections de coût. Je ne m’imaginais pas que ça fonctionnerait. Ce n’était pas une de ces puces que l’on peut produire en volume. Avec le recul, les coûts projetés étaient faux et le volume était cent fois ce que n’importe qui pouvait imaginer.” Et bien qu’Intel se soit adapté par la suite avec ses puces Atom, le géant n’aura jamais réussi à rattraper son retard sur ce créneau où l’on retrouve des acteurs comme Qualcomm, Samsung et Apple eux-mêmes.
Autre gros raté : celui de l’intelligence artificielle. Inutile de préciser qu’aujourd’hui cette technologie pleine de promesses (et d’angoisse pour certains) porte littéralement le marché de la tech. Si le grand public voit essentiellement l’impact pour des acteurs comme Google, Microsoft, Apple, Meta (Facebook), ou le nouveau venu OpenAI, l’IA a aussi un impact majeur pour les fabricants comme Intel et les autres. En effet, les technologies de deep learning et les calculs massifs qu’implique l’IA nécessitent aussi des technologies spécifiques du côté de l’infrastructure et du hardware. Pour faire simple, les modèles d’IA nécessitent des infrastructures capables de traiter des volumes massifs de données en parallèle, une tâche pour laquelle les GPU (unités de traitement graphique), initialement destinés au monde du jeu vidéo, sont beaucoup plus efficaces que les CPU traditionnels. Aujourd’hui, le marché de l’IA travaille sur des GPU et les géants de la tech déboursent des centaines de milliards de dollars pour s’équiper de GPU.
… et pas anticipé l’IA
Or, l’une des principales raisons du retard d’Intel sur ce créneau en plein boum est son incapacité à anticiper correctement le rôle crucial que les GPU allaient jouer dans le développement de l’intelligence artificielle, notamment pour les applications d’apprentissage profond. La firme n’a visiblement pas vu arriver non plus l’essor actuel de l’intelligence artificielle générative (celle qui, à la façon de ChatGPT, est capable de créer des textes, des images, et de tenir des “conversations”) qui demande également des forces de calcul considérables.
À l’inverse, Nvidia, qui dominait historiquement le marché des GPU pour les jeux vidéo, a rapidement perçu que ces puces étaient parfaitement adaptées pour traiter de grands ensembles de données et pour entraîner des modèles d’IA. Voilà comment Nvidia est devenue la star du créneau, détenant plus de 80% du marché devant AMD et réduisant à quasi néant la présence d’Intel sur ce segment.
Bien sûr, il serait faux d’écrire que l’ancienne gloire des processeurs est restée les bras croisés à ne rien faire devant l’engouement lié à l’IA. Ainsi, en 2019, pour développer ses processeurs, Intel s’est offert une boîte israélienne spécialisée pour la somme de deux milliards de dollars. Habana Labs, un spécialiste des processeurs IA, devait développer ses processeurs Gaudi, qui techniquement seraient capables de rivaliser avec les produits de Nvidia. Seulement voilà, cette dernière a pris une très nette longueur d’avance et la firme ne se contente pas de proposer des processeurs. Elle a développé une série de services et solutions logicielles à destination des développeurs et est parvenue à créer un écosystème complet autour de ses puces, notamment avec la plateforme CUDA. Cela permet aux développeurs d’optimiser les algorithmes d’IA. Cet écosystème robuste est un avantage concurrentiel majeur qu’Intel n’a pas su développer dans les mêmes proportions, à ce jour.
Bref, pour l’instant, là où Intel garde une place de choix, c’est sur le marché des ordinateurs, où le groupe de Santa Clara détient quand-même environ 80% du marché. C’est son marché phare, celui sur lequel Intel règne en maître avec ses processeurs CPU x86. Une norme dans le domaine. Malheureusement, en raison de ventes “mitigées” d’ordinateurs, ce marché stagne depuis plusieurs années n’offrant pas à Intel des perspectives mirobolantes en termes de croissance. Surtout que la concurrence s’organise pour prendre une part significative sur ce créneau.
AMD s’illustre d’ailleurs bien dans ce segment. D’après Mercury Research, le rival d’Intel s’est octroyé une part de marché de l’ordre de 23% au premier trimestre de 2024. Une tendance que l’on rencontre également dans le domaine des data centers où l’on retrouve des processeurs dans les serveurs.
Un salut dans la fonderie ?
Et ce n’est pas tout : pas mal d’autres acteurs déploient d’autres solutions technologiques de processeurs. Pour faire simple, l’architecture ARM, qui est celle majoritairement utilisée pour les puces de smartphones, est de plus en plus employée dans les ordinateurs personnels. En 2020 déjà, Intel avait subi un solide affront quand Apple, qui utilisait les processeurs d’Intel dans ses Mac, avait décidé d’abandonner son fournisseur pour déployer ses propres puces, basées sur l’architecture ARM en question. Qualcomm et d’autres acteurs développent aussi des puces ARM pour ordinateurs portables. De quoi faire encore plus vaciller la domination d’Intel ?
En tout cas le boss d’Intel, Pat Gelsinger, compte bien remettre Intel sur les rails en se repositionnant aussi comme fondeur de puces pour des clients tiers. Jusqu’ici connu comme un groupe intégré (conception et fabrication), Intel voudrait devenir le numéro un sur la “fonderie”, c’est-à-dire produire des puces pour les autres, dont ses plus grands rivaux.
Pour cela, le groupe a lancé Intel Foundry Services, division dans laquelle la firme a investi beaucoup ces derniers temps. Certains pensent que cela pourrait être compliqué de convaincre le marché. Mais si Intel parvient à tenir la corde de la production pour d’autres d’un point de vue technologique, la firme pourrait profiter de l’explosion de la demande mondiale et arriver au bon moment pour désengorger les plannings de production de certains acteurs.
Intel n’en est toutefois pas encore là. La concurrence est acharnée aussi sur ce créneau où TSMC, firme taïwanaise leader, règne en maître. Reste que quelques contrats ont récemment été signés. L’un avec Amazon pour “quelques milliards” et l’autre avec Microsoft pour 15 milliards de dollars. De quoi empêcher un scénario à la Nokia ou Kodak ?
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