En deux ans à peine, ils sont devenus incontournables dans les stratégies de communication des marques. Mieux connectés aux jeunes générations, les influenceurs se sont aussi professionnalisés et peuvent désormais compter sur des agences spécialisées pour défendre leurs intérêts. Histoire de canaliser les dérives et mieux protéger le consommateur, le secteur de la publicité entend toutefois réglementer davantage le marketing de l’influence.
C’est probablement l’événement qui symbolise au mieux le véritable pouvoir qu’incarnent aujour-d’hui les influenceurs dans le monde du marketing. Le 1er septembre dernier, l’Instagrameuse italienne Chiara Ferragni – plus de 15 millions d’abonnés sur ce réseau social – et le rappeur Fedez se sont dit oui sous le soleil de Sicile. Au-delà de l’anecdote amoureuse, c’est surtout le contexte promotionnel qui mérite d’être épinglé. Superstar des réseaux sociaux, Chiara Ferragni a en effet réussi le tour de force de faire sponsoriser les festivités de son mariage par de grandes marques de mode – Dior, Prada, etc. – et même par la compagnie aérienne Alitalia qui a spécialement affrété un avion pour l’occasion. Bref, un vrai conte de fées et une fête frappée du hashtag #TheFerragnez pour l’influenceuse la plus puissante du monde.
Selon l’agence américaine Mediakix, le marché des influenceurs pèserait aujourd’hui entre 3 et 5 milliards d’euros dans le monde. Il était de 500 millions en 2015 et pourrait atteindre les 8 milliards en 2020.
Bien sûr, ce n’est pas demain la veille qu’une Instagrameuse belge pourra prétendre à de tels partenariats, mais il n’en reste pas moins que le pouvoir des influenceurs est bel et bien palpable dans la sphère du marketing et qu’il ne cesse de grandir sur le marché publicitaire. Avec leurs importantes communautés de fans sur YouTube, Facebook, Twitter et Instagram, ils sont en effet devenus les nouvelles coqueluches des plans médias, et les marques ne cessent, depuis ces trois dernières années, de leur tendre les bras.
Un vrai métier
A 24 ans, Ophélie t’Serstevens – mieux connue sous le nom de Simple Symphony sur Instagram – est l’une des rares Belges à se définir comme influenceuse professionnelle et à vivre exclusivement de ce talent grâce aux réseaux sociaux. Avec son million d’abonnés sur ses différentes plateformes dont plus de 700.000 rien que sur Instagram, elle excelle dans le maquillage spectaculaire (voire carrément gore) et travaille aujourd’hui avec plusieurs marques de cosmétiques qui la rétribuent volontiers pour apparaître dans ses photos d’artiste et ses stories sponsorisées. ” Je suis complètement autodidacte et je suis devenu célèbre sur les réseaux sociaux grâce à une image qui a fait le tour du monde et qui a dopé mon nombre d’abonnés par ricochet, confie Ophélie t’Serstevens. Mon rêve de jeune fille a fini par se réaliser. Aujourd’hui, je suis ma propre toile et je vis de mon art avec un salaire que j’estime normal. ”
Pour une seule photo qui peut prendre parfois trois jours de préparation, de production et d’édition, une marque de cosmétiques déboursera entre 3.000 et 5.000 euros pour espérer être vue, aimée et pourquoi pas achetée par une partie des 680.000 abonnés de Simple Symphony. Pour une vidéo, la facture passera à 10.000 euros, tandis qu’une simple story – destinée à disparaître dans les 24 heures – se monnaiera autour des 1.000 euros.
” En règle générale, il faut compter 10 euros par tranche de 1.000 followers “, confie cet autre grand influenceur belge qui anime le compte Instagram Mom I’m Fine et qui a récemment remporté un trophée aux premiers Influencer Awards à Monaco. Si vous avez 300.000 abonnés comme moi, la photo sponsorisée se négociera généralement autour des 3.000 euros. ”

Déplacement de budgets
Depuis que les médias traditionnels – surtout la presse écrite – baissent inexorablement en audience et que les adblockers (logiciels bloqueurs de publicité) minent le terrain digital, les influenceurs ne cessent de monter en puissance auprès des marketers. Sur Instagram, YouTube et Facebook, leurs comptes pétris de proximité et d’une certaine authenticité sont en effet devenus un canal privilégié aux yeux des annonceurs qui veulent faire passer un message commercial de manière plus ou moins subtile avec la garantie de ne pas être bloqué par un robot anti-pub. La tentation de recourir aux influenceurs est d’autant plus grande que les réseaux sociaux sont devenus LA source d’information et de distraction quasi exclusive des jeunes générations. Mode, beauté, design, sport, tourisme, auto, etc. : aucun secteur n’échappe plus aujourd’hui à l’emprise à ces ambassadeurs 2.0.
” Depuis deux ans, notre stratégie digitale et social media s’est fortement développée, explique ainsi Sophie Dero, responsable marketing pour Disneyland Paris en Belgique. Nos plus grosses dépenses publicitaires s’effectuent toujours en télé, mais il est clair qu’une partie de notre budget a glissé des médias imprimés vers le digital et les réseaux sociaux qui ne représentaient que 20 % de nos investissements il y a deux ans et qui sont passés aujourd’hui à environ 30-35 %. Nous nous intéressons depuis longtemps aux influenceurs et nous travaillons de plus en plus avec eux car j’ai le sentiment qu’il ne s’agit pas d’une bulle, mais bien d’un véritable média qui s’intègre aux autres et qui dépasse surtout d’autres médias traditionnels qui n’arrivent justement pas à s’adapter à l’audience réelle des réseaux sociaux. ”

Des agences spécialisées
Mais encore faut-il s’y retrouver dans la jungle de ces influenceurs qui ne cesse de s’épaissir et dans les codes d’une caste qui a progressivement appris à se professionnaliser. Car si les Instagrameurs et autres YouTubeurs se contentaient jadis de simples cadeaux en nature pour alimenter leurs publications à vocation commerciale, le vent a visiblement tourné et la pratique de la rémunération sonnante et trébuchante est devenue aujourd’hui la règle chez les influenceurs les plus suivis.
Pour veiller à bien négocier les contrats avec les marques et surtout à travailler avec les annonceurs de la manière la plus efficace possible, ces nouveaux ambassadeurs peuvent désormais compter sur quelques agences spécialisées qui ont émergé ces deux dernières années. En Flandre, Native Nation à Anvers et Influo à Gand ont ainsi bâti leur réputation sur le marketing d’influence, tandis que Stellar à Bruxelles propose un double service inédit avec, d’une part, une agence qui aide les marques à trouver les bons influenceurs pour les bonnes campagnes et, d’autre part, un outil innovant – une plateforme ” SaaS ” ( Software as a Service) – qui permet au client de créer lui-même facilement son propre réseau d’influenceurs via un système d’abonnement.
” En 2017, on a assisté à la montée en puissance des influenceurs, et l’année 2018 marque véritablement leur consécration, analyse Sarah Levin, cofondatrice de l’agence Stellar qui représente 10.000 influenceurs dont 2.000 basés en Belgique. Nous travaillons avec des sociétés comme L’Oréal, Chanel, Lee, Bourjois ou encore Pepsico et nous remarquons que les grandes marques lâchent beaucoup plus de budgets qu’avant pour ce type de média car de nombreuses études sont sorties qui démontrent l’efficacité des campagnes menées avec des influenceurs. En termes de retour sur investissement, rien ne bat aujourd’hui le marketing d’influence. ”

Tout en un
” Nous sommes un peu devenues les mannequins des temps modernes, renchérit l’influenceuse Silent Jill qui office également comme animatrice sur RTL-TVI sous son vrai nom Jill Vandermeulen. Là où il fallait une équipe de cinq ou six personnes pour faire un shooting destiné à une publication dans un magazine – production, mise en scène, maquillage, photos et traitement des images – il ne faut maintenant plus qu’une seule et même personne qui assume tous les rôles, explique cette toute jeune trentenaire suivie par plus de 200.000 personnes sur Instagram. Pour une marque, c’est nettement moins cher et cela lui garantit surtout de toucher un public beaucoup plus important que les pages d’un magazine, pour autant que l’influenceuse soit assez connue, évidemment. C’est un vrai win-win : je gagne de l’argent en mentionnant des marques sur certains posts et ces marques touchent un public ciblé pour une somme tout à fait raisonnable. ”
N’hésitant pas à pratiquer l’autodérision sur sa page Instagram, Silent Jill a pu mesurer récemment sa popularité au centre commercial Docks Bruxsel lors d’une opération menée par son agence Movietown.be, elle aussi spécialisée dans le marketing d’influence. Pour doper la fréquentation du public dans ce mall situé au nord de la capitale, le cofondateur de cette société Ralph Vankrinkelveldt a proposé à la responsable marketing du Docks d’organiser un meet & greet avec Silent Jill le 6 octobre dernier. Bien lui en a pris : plus de 300 personnes venues de toute la Belgique et du nord de la France ont sagement fait la file pour recevoir un autographe et s’offrir un selfie avec l’influenceuse, avant de se livrer à une petite séance de shopping improvisé dans le centre commercial.
Nous sommes un peu devenues les mannequins des temps modernes. ” Jill Vandermeulen, influenceuse et animatrice télé
Créée pour aider les influenceurs à monétiser leur activité sur les réseaux sociaux en échange d’une commission, Movietown.be croit également beaucoup en l’avenir de son business model. Avec une cinquantaine de profils dans son portefeuille – dont quelques personnalités médiatiques comme le DJ Henri PFR et les animateurs radio-télé David Antoine et Sarah De Paduwa – cette agence bruxelloise mise en effet sur le celebrity marketing pour attirer les marques au coeur des réseaux sociaux. ” Depuis le mois de juillet, je constate une explosion des demandes de la part des annonceurs, se réjouit Ralph Vankrinkelveldt. C’est une réalité et je reçois d’ailleurs beaucoup de témoignages à ce sujet : les marques sont obligées de prendre désormais un volet influenceurs dans leur plan marketing. Comme les grosses agences de communication manquent complètement de modernité et de créativité face à ce phénomène, nous venons avec une expertise et une offre qui se veut agile, réactive et flexible. ”

Recadrer les influenceurs
Désormais intégrée dans les nouvelles moeurs publicitaires, la thématique des influenceurs n’en reste pas moins problématique pour certains consommateurs. Les partenariats noués entre les marques et les Intragameuses ou les YouTubeurs n’apparaissent en effet pas toujours clairement à l’écran, flouant ainsi les internautes sur les réelles intentions de ces ambassadeurs des réseaux sociaux. Or, la loi belge indique précisément que toute communication commerciale – qu’il s’agisse d’une publicité ou d’un publireportage – doit être identifiée comme telle.
Voilà pourquoi, le SPF Economie a lancé en mai dernier une première tentative de réglementation baptisée Guidelines pour les influenceurs en ligne , mais qui a été très vite retirée en raison des nombreuses réactions négatives. ” Il n’y avait pas eu de concertation préalable avec le secteur alors que nous réfléchissions aussi à la question, explique Sandrine Sepul, directrice générale du Conseil de la publicité, l’organisation professionnelle qui rassemble l’ensemble des métiers de la communication. Comme il y avait une réelle volonté de transparence de la part du secteur, nous avons constitué un groupe de réflexion qui comprenait aussi des agences spécialisées dans le marketing d’influence et nous avons sorti nos propres recommandations le 8 octobre dernier “.
Concrètement, lorsqu’il s’agit d’une communication commerciale pour laquelle un Instragrameur reçoit une contrepartie et que l’annonceur exerce un contrôle sur le message, ” l’influenceur en ligne doit rendre claire la relation avec la marque d’une façon visible ou audible, soit en mentionnant un des mots suivants – publicité, annonce, sponsoring, promotion, sponsorisé par, en collaboration avec – soit en utilisant un des hashtags suivants : #spon, #pub, #prom, #adv, #sample ou autres sortes de hashtags similaires. Cela garantit une communication transparente “, dixit le Conseil de la publicité qui, faut-il le rappeler, est composé de façon paritaire de membres émanant du secteur publicitaire et de la société civile.

Le principe d’autorégulation
Si, au quotidien, bon nombre d’influenceurs recourent déjà à cette pratique pour ne pas briser le lien de confiance qu’ils ont établi avec leur communauté, d’autres snobent en revanche ce souci de transparence, souvent à la demande des marques qui craignent un impact amoindri lorsque le post est clairement identifié comme sponsorisé. ” Aujourd’hui, c’est le principe d’autorégulation qui prime, ajoute Sandrine Sepul qui insiste sur la nécessité de définir un cadre pour les influenceurs. Il n’y aura jamais d’amende pour une personne qui ne respecterait pas ces règles, mais si une infraction est constatée, le message en question doit être adapté ou retiré selon la procédure auto-disciplinaire qui est déjà en vigueur au Jury d’éthique publicitaire (JEP).
Pour faire évoluer les mentalités et éviter à l’avenir toute ambiguïté sur le caractère commercial de certains posts, l’Association of Communication Compagnies (ACC) organisera justement une Masterclass dédiée aux ” nouvelles réglementations pour les influenceurs sociaux ” ce 12 novembre à Bruxelles. L’occasion pour les professionnels de la communication, les agences, les marketers, mais aussi les influenceurs de remettre un peu d’ordre dans le brouhaha publicitaire des réseaux sociaux.