Paul Vacca
Ils ont disrupté Marx !
Alors que cette année, nous commémorons à la fois le 170e anniversaire de la parution du Manifeste du Parti communiste et les 200 ans de la naissance de Karl Marx, voilà l’occasion de lire ou relire le ItaliqueManifeste. Non pas en dépit de ce qui s’est passé par la suite, mais précisément pour cette raison.
Car aujourd’hui, si l’on connaît la fin, une question reste entière : pourquoi ce livre – et pas un autre – a-t-il été à l’origine des deux plus grands régimes au 20e siècle ? Marx et Engels étaient pourtant loin d’être les seuls à investir le créneau éditorial de l’utopie, bien encombré en ce milieu de 19e siècle.
Déjà, il ne s’agit pas d’un livre charitable, utopique ou sentimental sur la classe ouvrière, mais d’un texte stratégique. D’une grande habileté littéraire, mêlant des registres comme l’emphase, l’ironie, la formule choc, la clarté didactique, la description minutieuse et le lyrisme poétique… Dès l’entame, on est d’ailleurs saisi par son fameux incipit aux accents fantastiques : ” Un spectre hante l’Europe… “. Puis, on tourne les pages, happé par la force narrative du récit qui nous fait voir – au sens cinématographique du terme – la montée irrésistible de ce que l’on appellera, 150 ans plus tard, la mondialisation. Avec, à la tête, la bourgeoisie, en recherche incessante de nouveaux débouchés, qui va terminer étouffée par sa surproduction, accouchant malgré elle d’une classe qui finira par la dominer : les prolétaires. Un retournement dramatique, étayé par un programme et des exhortations célèbres (” Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes ” et ” Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! “).
A la lecture de ce texte, pure fusion de force argumentative et de dynamique narrative, on comprend mieux la puissance performative qu’il a exercée sur ses lecteurs. Ce texte donne une épaisseur à un futur qui devient soudain palpable. Contrairement à la littérature utopiste de l’époque qui renvoyait à un horizon éthéré qui semblait hors d’atteinte, Marx et Engels tracent un chemin vers un futur qui apparaît à la fois désirable et rationnel. Sous leur plume, l’évidence prend corps : la bourgeoisie, c’est l’ancien monde et le prolétaire, l’avenir… Comme on le sait, cela ne s’est pas passé ainsi. Reste que 170 ans après, on serait bien en peine de trouver un équivalent. On a bien, d’un côté, quelques tribuns révolutionnaires qui déploient une force rhétorique indéniable pour l’utopie et, de l’autre, des économistes qui font preuve d’une puissance argumentative réelle (que l’on pense à Thomas Piketty, avec son ouvrage nommé justement Le Capital au 21e siècle). Mais aucun qui associe les deux. Personne qui donne à voir, comme dans le Manifeste, un futur en action.
La nouvelle économie carbure désormais aux utopies : voiture autonome, intelligence artificielle, big data.
Une des clefs d’explication serait peut-être que le futur lui-même a changé de visage. Depuis le Manifeste, un nouveau retournement dramatique s’est produit. Ce futur désirable et rationnel est devenu une propriété du capitalisme, et notamment de la nouvelle économie. Alors que les anciens chevaliers du capitalisme étaient les gardiens du présent, gérants de leur force de production, aujourd’hui avec la nouvelle économie, les nouveaux capitaines d’industrie ont fait main basse sur le futur dont la pensée utopique avait jusqu’alors le copyright. La Silicon Valley a disrupté Marx. Car que vendent les start-up si ce n’est un futur ? Comment expliquer la valorisation de Netflix – qui a dépassé celle de Disney -, d’Uber, de Tesla sinon par un pari sur le futur au prix d’une impasse sur leurs résultats présents (et réels). La nouvelle économie carbure désormais aux utopies : qu’on les appelle voiture autonome, intelligence artificielle ou big data… Et chaque start-up de produire son propre Manifeste, autrement appelé business plan.
Un renversement brutal. Comment, dès lors, penser un mouvement révolutionnaire – ou simplement critique – dans ce nouveau contexte ? En prenant le contrôle du futur, le capitalisme ne cloue-t-il pas ses opposants au simple rôle de comptable du présent sans lyrisme et lendemains qui chantent ? Marx a dit lui-même que l’Histoire se répétait : une fois comme une tragédie et une seconde fois en farce. La tragédie, on l’a eue au 20e siècle avec les régimes totalitaires. La farce, c’est aujourd’hui avec les start-up qui clament toutes en choeur : to make the world a better place.
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