Google va-t-il saturer le réseau électrique en Belgique ? “Certains se font des films…”

Frederic Descamps - BELGA PHOTO NICOLAS MAETERLINCK
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Vaste débat sur les 5 milliards d’euros investis par Google à Saint-Ghislain. Est-ce une aubaine ou une malédiction ? Il apparait que les data centers de Google pourraient donner du fil à retordre au réseau électrique.

La mission économique belge qui vient de rentrer de Californie a rapporté dans ses bagages un investissement de Google, qui dépensera 5 milliards d’euros supplémentaires dans son campus wallon de data center situé à Saint-Ghislain, d’ici à 2027. Premier centre de données opéré par Google en dehors des États-Unis dès 2007, Saint-Ghislain continue d’être sur la carte du géant américain qui porte désormais à 11 milliards d’euros le total de ses investissements en Wallonie. Avec à la clé 300 emplois directs qui viendront s’ajouter aux 600 qui existent déjà, et près de 15.000 indirects.

“L’investissement crée des emplois dans le secteur numérique, stimule l’innovation et l’activité économique autour du site, améliore les infrastructures locales et renforce le développement des compétences en intelligence artificielle”, se réjouit le vice-président du gouvernement wallon, Pierre-Yves Jeholet. Selon l’université de Mons et Deloitte, le PIB wallon devrait en effet augmenter de 1,5 milliard d’euros par an d’ici 2027 grâce à Google.

Des voix critiques

Certaines critiques s’élèvent toutefois. Notamment sur le plan environnemental. “Nous parlons de l’avenir énergétique de la Belgique, s’inquiète Steve Tumson, ingénieur, fondateur de Tech4Good et du collectif AlterNumeris. Cette année, les data centers représentent 4% de la consommation belge d’électricité, ce qui est deux fois la moyenne européenne. Avec tout ce qui est en cours en termes d’investissement, nous pourrions monter à 10%. Cela représente la production de Doel 4 et Tihange 3.”

Cette forte demande énergétique pourrait se faire au détriment des besoins en énergie verte d’autres acteurs, poursuit-il. “En Belgique, le secteur de la chaux et du ciment a un énorme besoin d’énergie électrique décarbonée. Désire-t-on mettre cette énergie au service d’une entreprise américaine qui paye relativement peu d’impôts chez nous et qui va générer des revenus aux États-Unis, ou dans l’industrie wallonne qui a besoin de se décarboner pour être plus compétitive ?” Steve Tumson déplore que la question ne soit pas posée sur le plan politique. “Les politiques ne se rendent pas compte des ordres de grandeur”, observe-t-il.

Pour lui, le développement de Google exercera forcément un impact négatif. “Il y aura une surconsommation, qui peut se répercuter sur le prix et sur le réseau – on ne pourra pas brancher tous les grands consommateurs en même temps.”

Le fondateur d’AlterNumeris, qui se demande quel est le montant des subsides reçus par l’entreprise américaine, doute de la rentabilité de l’investissement pour l’économie wallonne. En fait, “il faudrait travailler à l’envers, dit-il : regarder s’il y a un réel besoin, le chiffrer, et si oui, voir si, pour des raisons de souveraineté, il n’est pas préférable de s’orienter vers des entreprises européennes.”

Le débat énergétique et environnemental

Sur la question des subsides, Frédéric Descamps, responsable des opérations de Google en Wallonie, répond d’emblée : “Nous n’avons pas de subsides. C’est aussi clair que cela.” Pas le moindre incentive ? “Non. Et je pense que c’est mieux parce que cela nous permet d’évaluer notre compétitivité.” Si Google a choisi Saint-Ghislain, c’est en effet pour d’autres raisons : le site, avec le canal à proximité qui permet d’avoir de l’eau à disposition pour refroidir ses serveurs, la disponibilité énergétique, la main-d’œuvre qualifiée et la présence à proximité d’entreprises de haute technologie.

Mais quid de l’impact environnemental ? “Certains se font des films sur le sujet, et sans doute n’avons-nous pas expliqué suffisamment. Nous avons une politique de collaboration, tant avec les fournisseurs que les distributeurs d’énergie, explique Frédéric Descamps. Dans la distribution, nous collaborons avec Elia, parce que nous avons tout intérêt à contribuer à créer un réseau stable, sans congestion.” À Saint-Ghislain, Google ne se branche donc pas sur les lignes existantes du réseau électrique. “Nous avons construit des lignes dédiées, privées, pour lesquelles nous payons un rétribution, souligne Frédéric Descamps. Sur d’autres sites, nous avons commencé avec une connexion Ores, mais nous allons pouvoir rendre cette connexion dès qu’une ligne de plus haute puissance sera disponible.”

Consommer de l’électricité verte

“L’électricité, c’est aussi la production, poursuit Frédéric Descamps. Depuis les premiers jours, Google en est conscient et nous avons été précurseur de la consommation d’électricité verte. À l’époque, l’électricité verte était une balance annuelle sur ce que nous consommions, parce que cette électricité n’est pas disponible à toute heure du jour et de la nuit.” Aussi, l’objectif actuel est plutôt d’être neutre en carbone, précise Frédéric Descamps. Google vise un fonctionnement à 100% avec une énergie décarbonée, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, d’ici 2030. En Belgique, on en est aujourd’hui à 82%, selon le dernier rapport environnemental du groupe, qui a donc conclu de nouveaux accords avec Eneco, Luminus et Renner pour plus de 110 mégawatts (MW). Cela porte à 365 MW ses nouvelles ressources d’énergie propre en Belgique.

“Cette énergie-là est produite avec des filiales belges, via des power purchase agreements”, insiste Frédéric Descamps. Si un projet de champ d’éoliennes est mis sur pied, “nous faisons partie du porteur de projet, nous nous engageons à acheter l’électricité pendant un certain nombre d’années à un certain taux, et nous arrivons donc à assurer une rentabilité financière à ce projet”, ajoute-t-il.

L’atout du canal

Et l’eau ? “C’est aussi une bouteille à l’encre, poursuit le responsable des opérations wallonnes de Google. Nous utilisons l’eau, et non des groupes de froid, comme moyen de refroidissement parce que cela nous permet justement de réduire la facture énergétique.” En fait, l’un des grands avantages du site de Saint-Ghislain est sa proximité avec le canal Nimy-Blaton. “Cette eau vient du canal et n’est pas de l’eau de ville comme c’est parfois le cas dans d’autres centres de données dans le monde, souligne Florence Monier, bourgmestre de Saint-Ghislain. Google prend l’eau du canal et la rejette finalement plus propre qu’il ne l’a pompée. Il n’y a pas d’impact négatif, ni sur l’approvisionnement pour les citoyens, ni sur le prix de l’eau, ni sur le prix de l’électricité puisque Google est sur un réseau différent”, précise-t-elle.

Google affirme également chercher des solutions pour utiliser cette eau rejetée à environ 35 degrés. “Nous nous engageons à installer sur nos nouveaux bâtiments un système qui permet d’exporter la chaleur latente. Et nous sommes même d’accord pour la céder gratuitement, affirme Frédéric Descamps. Nous n’avons pas encore trouvé d’utilisateurs assez proches du site. Mais sur le site de Farciennes, nous avons installé les tuyaux calorifugés et nous sommes en pourparlers avec un opérateur de réseau de chaleur.”

Retard de l’Europe

Caroline Decamps, directrice générale d’IDEA, l’agence de développement hennuyère, ajoute qu’à côté de l’eau et de l’électricité, “le foncier est aussi un véritable enjeu. Nous travaillons depuis 20 ans sur l’utilisation parcimonieuse du sol, et l’on observe qu’au fil du temps, les bâtiments de Google sont de plus en plus compacts”.

Mais en fin de compte, poursuit-elle, la véritable question est de savoir si le développement d’un Google en vaut la chandelle. “Les data centers et l’intelligence artificielle constituent le monde de la tech dans lequel nous sommes entrés”, dit-elle. L’Europe a pris du retard dans ce domaine et ne va pas gaspiller ses ressources à courir derrière un lièvre bien trop rapide. “Il n’y a pas d’autre choix que d’accueillir les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, ndlr). Maintenant, comment fait-on pour que les externalités positives de ces investissements dépassent les externalités négatives ?”, interroge-t-elle.

Écosystème hennuyer

La réponse est d’intégrer Google dans un écosystème local. Cet écosystème hennuyer, lancé l’an dernier, s’appelle “Heart for cleantech”. Il concentre ses efforts autour de trois thèmes : les nouveaux matériaux, l’énergie et les données. “C’est là que doivent venir s’inscrire les projets de data centers, et plus précisément le projet de Google”, observe Caroline Decamps, qui souligne que pour créer cet écosystème, il faut mobiliser cinq parties prenantes : entrepreneurs, capital, entités académiques, institutions publiques et entreprises.

Certaines entreprises peuvent ainsi être intéressées de s’installer à proximité des centres de données de Google, explique Caroline Decamps. “Dans un rayon de 50 kilomètres, vous avez des millisecondes de latence en moins qui vous donnent un pouvoir compétitif. Quand on est une start-up qui veut développer une interface sur l’IA, cela devient un facteur d’attractivité.” Par ailleurs, Google lui-même développe son propre écosystème auquel les entreprises hennuyères se raccrochent. “Le groupe Verdon a construit pour nous tous nos systèmes de refroidissement pour le premier bâtiment. Cette expérience fait que cette société a été qualifiée pour être fournisseur européen de systèmes de refroidissement. Et Verdon construit aujourd’hui des échangeurs de chaleur au Danemark, dans d’autres sites que nous sommes en train de construire”, observe Frédéric Descamps. Idem pour le groupe tournaisien Technord, qui a des contrats avec les centres de données finlandais de Google.

Unsoutien à l’innovation numérique

L’impact dépasse d’ailleurs les entreprises puisque Google veut aider les institutions et les associations locales. “Google dispose de ‘community projects’ pour lesquels les associations ou les administrations peuvent rentrer leurs demandes, explique Florence Monier. C’est une forme de soutien à l’innovation numérique, et l’aide peut atteindre 50.000 dollars par projet, ce qui n’est pas rien. À Saint-Ghislain, une association de parents au sein d’une école fondamentale a ainsi pu acquérir une imprimante 3D pour réaliser des objets servant à l’apprentissage.”

La présence de Google peut donc faire bouger certaines choses. Jusqu’où ? C’est la question. “Nous devons mettre en place cette dynamique de construction d’un écosystème qui a déjà démarré de manière informelle, dit Caroline Decamps. J’y crois. Je suis certaine qu’on trouvera le plus grand dénominateur commun entre toutes les parties prenantes pour faire de l’investissement de Google un vrai projet structurant.”

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