Givaudan, le géant méconnu du parfum et des arômes
Avec ses 3.600 brevets dans les arômes alimentaires et les fragrances, le groupe séduit la Bourse et des investisseurs comme Bill Gates, son premier actionnaire privé. Véritable machine à innover, ce géant mondial parfume un produit sur quatre vendus en supermarché.
On entend juste le ronron des machines à laver. Chacune dans une cabine, elles sont une dizaine à terminer leur cycle de lavage. Et premier sniff pour Hélène Debiesse, la tête dans le tambour. “Dans notre jargon, on appelle ça le ‘bloom’, cet effluve qui s’échappe à l’ouverture du hublot”, précise la directrice du centre créatif européen de Givaudan, à Argenteuil, en banlieue parisienne.
Une heure plus tard, deuxième sniff dans le linge encore humide. Une fois sec et repassé, re-sniff. Le dernier se fera le surlendemain dans le bureau de Markus Rassmann, deux t-shirts posés devant lui. “Vous sentez la différence?”, demande le vice- président Europe de la parfumerie grande consommation, en nous les collant sous le nez? Sans hésitation. L’un sent nettement plus le “propre” alors que les deux ont passé 72 heures dans un placard. “Normal, détaille cet Allemand dans un français parfait. Nous avons ajouté à son assouplissant une molécule qui relâche des notes de frais sur plus d’une semaine. Ça devrait plaire à nos clients lessiviers.”
Avec 3.600 brevets actifs dans ses deux métiers, les arômes alimentaires et les fragrances, Givaudan domine un marché mondial très concentré.
Pas qu’à eux d’ailleurs. Bill Gates, aussi, devrait être content. Bill Gates? Eh oui, entré au capital de la multinationale suisse en 2011, le fondateur de Microsoft en détient aujourd’hui 13,9% via sa fondation, ce qui fait de lui son premier actionnaire privé. Le milliardaire américain a eu du flair. En 10 ans, la capitalisation du groupe a été multipliée par cinq pour atteindre près de 40 milliards d’euros. Il faut dire que ses performances ont de quoi séduire la Bourse. Redoutable machine à innover avec 3.600 brevets actifs dans ses deux métiers – les arômes alimentaires et les fragrances -, Givaudan domine un marché mondial très concentré, devant un autre Helvète, Firmenich, et l’Américain IFF.
Gels douche, liquides vaisselle, détergents, yaourts, sodas, bougies, plats préparés, glaces, etc., un produit sur quatre achetés en supermarché est aromatisé ou parfumé par ce géant très discret. “Or, l’odeur et le goût sont déterminants dans l’acte de rachat”, rappelle Markus Rassmann, 23 ans de Givaudan au compteur. Pour toutes ces marques, 150 parfumeurs et 400 aromaticiens composent chaque année des milliers de formules à partir d’une palette de matières premières constamment enrichie par un bataillon de 500 chercheurs.
Résultat: les ventes, dopées aussi par plusieurs acquisitions, ont bondi de 40% depuis 2014 pour atteindre 6 milliards d’euros en 2020, tandis que la marge opérationnelle caracole à 22,8%. Il faut dire que tous les marchés du groupe sont porteurs, à commencer par celui des parfums . “Il y a 20 ans, il s’en lançait 300 par an, aujourd’hui plus de 2.000”, observe Gilles Andrier, CEO du groupe depuis 2005.
Une société plus que centenaire
Il s’en est pourtant fallu de peu pour que cette société plus que centenaire ne sorte du jeu. C’est en 1895 que deux jeunes Lyonnais, Léon et Xavier Givaudan, fans de parfumerie, décident de s’installer à Zurich, pépinière de talentueux chimistes, puis à Vernier, à côté de Genève, un site qui s’étend aujourd’hui sur 20 hectares. L’affaire est si florissante qu’en 1924, la PME ouvre sa première filiale aux Etats-Unis.
Trente ans plus tard, Givaudan met le doigt dans les ingrédients alimentaires en rachetant une usine à Dübendorf, à côté de Zurich. Il n’empêche. En 1963, confronté à une concurrence de plus en plus féroce, Xavier Givaudan cède sa société au laboratoire suisse Hoffmann-La Roche, déjà propriétaire du parfumeur grassois Roure dont les nez sont à l’origine d’énormes succès comme Rive Gauche et Opium d’Yves Saint Laurent ou Poison de Dior.
Mais en 2000, ultime soubresaut, Roche se déleste de Givaudan-Roure qui rentre alors à la Bourse de Zurich. Cet apport d’argent frais va lui permettre de racheter le néerlandais Quest, autre poids lourd des arômes et des parfums, concepteur de plusieurs best- sellers comme Angel de Thierry Mugler, J’Adore de Dior ou Le Mâle de Jean Paul Gaultier. Ainsi propulsé en haut du podium mondial, le groupe suisse fournit désormais tous les géants de l’agroalimentaire, de l’hygiène et des cosmétiques – Nestlé, Danone, Unilever, Procter & Gamble, L’Oréal, etc. -, les principales maisons de luxe, mais aussi des milliers de PME sur les cinq continents. “Un mix de géographie, clients et produits qui nous protège de la conjoncture”, note Gilles Andrier.
Pour aider ces industriels à séduire les consommateurs avec de nouvelles textures, couleurs, saveurs et odeurs, Givaudan doit d’abord capter leurs attentes. Et ce n’est pas une mince affaire. Qu’il s’agisse des tendances alimentaires ou olfactives, cette veille commence par une écoute digitale de tout ce qui se dit et se publie sur le web. En parallèle, des centaines de panels de consommateurs sont conduits partout dans le monde, appuyés par un réseau d’acheteurs qui écument les points de vente et nourrissent les bases de données du groupe.
“Au pic de la pandémie de Covid-19, on a ainsi décelé des envies de notes rassurantes, ‘bébé'”, détaille Maurizio Volpi, à la tête de la division parfums. Réinterprétée à de nombreuses reprises par Givaudan depuis le début des années 2000, la senteur de savon de Marseille n’est pas près de disparaître du rayon détergent. Et dans nos assiettes? “La demande de moins de sucre, moins de sel, moins de gras est toujours là, tandis que celle pour des matières premières naturelles bonnes pour la santé et la planète et davantage de protéines végétales explose”, observe Stéphane Dupuits, responsable customer excellence de la division goût et bien-être.
Pendant des années, les liquides vaisselle ont été dominés par l’arôme citron, nous avons été les premiers à proposer des senteurs naturelles comme le basilic ou le thym.” Gilles Andrier, CEO de Givaudan
Les multiples odeurs du propre
Mais attention aux faux amis! “Décoder les aspirations des consommateurs n’est pas toujours évident”, prévient Xavier Renard, directeur monde de la parfumerie fine. Prenez l’odeur de “propre”: “En France, elle renvoie à des notes plutôt lavande, en Allemagne à des touches fruitées, tandis qu’en Asie, le côté floral primera”, précise Markus Rassmann. Mêmes subtilités dans l’alimentaire. Ainsi du goût “mangue”: selon que le consommateur vit en Asie, au Pérou ou en Afrique, il préférera un arôme plus ou moins intense, acidulé, sucré… Après un test rapide, notre préférence pencherait pour une version “concombre vert” propre aux mangues du sous- continent indien.
Alors, pour appréhender d’encore plus près ces spécificités locales, les enquêteurs de Givaudan n’hésitent pas à rentrer dans les foyers. “En Inde, on a ainsi constaté qu’à quelques kilomètres de distance, la qualité de l’eau n’est pas la même, ce qui altère la puissance du parfum et de la mousse d’un gel douche par exemple, précise Maurizio Volpi, depuis le siège de la multinationale à Vernier, en Suisse. Grâce à ces enquêtes de terrain, nos clients peuvent, sous une même marque, doser différemment leurs ingrédients pour qu’au final, le produit soit partout identique.”
Ce qui n’empêche pas les big boss d’avoir toujours le nez qui traîne. “ Ça agace beaucoup mon épouse mais dans un supermarché, je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir des dizaines de bouchons”, plaisante Markus Rassmann. Maurizio Volpi, aussi, garde son odorat en éveil: “Lors d’une récente balade dans les rues de Paris, j’ai senti des parfums avec plus de caractère, clairement une tendance postconfinement”.
Emmener le client en terrain inconnu
Si décoder en amont les attentes des consommateurs n’est pas évident, traduire celles des industriels lors des appels d’offres n’est pas simple non plus. Et ça, c’est le job des parfumeurs et des aromaticiens. Les demandes des clients leur arrivent sous forme de briefs. Y figurent la nature du produit, sa composition – un savon solide ou liquide, tel lait pour tel dessert… -, le marché géographique visé et un prix de vente à ne pas dépasser. “Sachant que nos produits représentent entre 0,5% et 6% des coûts de fabrication de nos clients mais sont essentiels à leur succès”, précise Gilles Andrier.
Mais les consignes sur la fragrance ou le goût restent, elles, souvent floues. Une odeur “rassurante” pour un détergent, une saveur “fraise grand-mère” pour un yaourt… Autant dire que la palette des possibles est large. Voilà pourquoi une recette peut exiger une centaine d’essais sur plusieurs mois. Quitte à emmener le client en terrain inconnu. “Pendant des années, les liquides vaisselle ont été dominés par l’arôme citron, nous avons été les premiers à proposer des senteurs naturelles comme le basilic ou le thym”, rappelle Gilles Andrier, qui “aime se faire surprendre par ses équipes comme par ses six enfants”. Cette audace, Givaudan la doit beaucoup au dialogue entre ses deux métiers. A l’image du consommateur qui se sert simultanément de ses deux sens, le goût et l’odorat. “On a récemment repris une touche ‘bacon fumé’ dans un déodorant pour hommes et une base ‘poire’ dans un gel douche”, précise Hélène Debiesse. “Et récemment, un de nos grands parfums a été inspiré par une odeur de lessive”, confie Maurizio Volpi. Lequel? Motus.
Une riche palette de matières premières
Si elle refuse de révéler ce secret bien gardé, Louise Turner, un des 35 nez de la division parfumerie fine, nous a quand même ouvert son bureau. En cette fin octobre, entourée de fioles, cette Anglaise se retrouve finaliste, face à deux concurrents, d’un appel d’offres lancé par une griffe de luxe. Son brief? “Un floral lumineux et addictif mais 100% naturel”, détaille la parfumeuse. Un sacré défi qui la contraint à composer avec une palette de 700 matières premières contre 2.000 si elle avait eu accès aux molécules de synthèse.
D’autant que la chimie reste bien pratique pour reconstituer des odeurs difficiles à capter dans la nature, comme les notes marines. Heureusement, les biotechnologies font de mieux en mieux le boulot tout en limitant l’impact écologique des approvisionnements. “Elles nous permettent de créer des ingrédients naturels mais qui n’ont poussé nulle part”, explique Gilles Andrier.
La molécule Ambrofix par exemple, appréciée pour ses notes ambrées et présente dans 30% des formules commercialisées par Givaudan qui en vend plusieurs milliers de tonnes par an. Les chercheurs du centre d’innovation de Kemptthal, à côté de Zurich, ont reformulé cette molécule, longtemps issue de la sauge sclarée, par bio-fermentation de sucres de betterave, ce qui réduit par 100 les surfaces cultivées nécessaires.
De nouvelles pistes olfactives
Si Louise Turner commence toujours sa formule en listant une base d’ingrédients sur une feuille de papier, son ordinateur n’est jamais loin. “Nos outils d’intelligence artificielle ouvrent de nouvelles pistes olfactives tout en nous faisant gagner un temps précieux”, explique la parfumeuse en saluant le travail des laborantins qui, un étage plus bas, préparent ses essais: entre 800 et 1.500 modifications par projet! Et si elle gagne? “Comme à chaque compétition, c’est le commercial qui reçoit le coup de fil du client, suivi de hurlements de joie dans les couloirs et d’une tournée de champagne quelle que soit l’heure”, plaisante l’intéressée.
A Avignon, les équipes de Naturex ont la victoire moins festive, bien que leur palmarès n’en soit pas moins impressionnant. Bienvenue chez le leader mondial des ingrédients alimentaires naturels, une pépite tricolore rachetée par Givaudan en 2018. Le terrain de jeu de ses ingénieurs? Plus de 300 familles de plantes qui leur permettent d’élaborer des colorants, des épaississants ou des antimicrobiens pour l’industrie agroalimentaire.
“Nous avons récemment lancé un colorant bleu 100% naturel à base de spiruline, entièrement fabriqué en France, qui pourra s’utiliser dans les desserts et les confiseries”, explique Antoine Bily, directeur de la division naturels. Et cette odeur de romarin bien agréable le jour de notre visite? “On en extrait un principe actif qui s’avère être un excellent antioxydant pour conserver notamment la viande et la charcuterie”, précise le chercheur François-Xavier Pierre, tout aussi intarissable sur les vertus texturantes de l’avoine dans les laits végétaux ou les chocolats véganes.
Car il va falloir les bichonner les véganes! “Les alternatives aux protéines animales sont un chantier prioritaire pour Givaudan”, confirme Louie D’Amico, le patron américain de la division goût et bien-être. Et pour cause: de 30 milliards de dollars en 2020, ce marché devrait passer à 160 milliards à l’horizon 2030, selon Bloomberg Intelligence.
Retour en Suisse, au centre d’innovation de Kemptthal, où nous attend un déjeuner test 100% végétal. Au menu? D’abord un “faux” foie gras. On y retrouve bien les arômes d’épices, de vin, de foie. Surtout, la texture est quasi identique au vrai. L’ingrédient mystère? “Un mélange d’huile de coco émulsionnée et de farine de pois, additionné de nos arômes exclusifs”, révèle Thomas Ullram, directeur de l’innovation saveurs pour l’Europe.
Les agapes se poursuivent avec des côtelettes à la coréenne sans un gramme de viande (un essai pour un géant asiatique des plats cuisinés). Bonne surprise là aussi. Avant de terminer par des muffins à la framboise sans crème, ni oeufs, ni beurre. Mais cette fois, pas question de nous en révéler les ingrédients. La recette intéresserait une enseigne mondiale de café à emporter…
Nathalie Villard (“Les Echos” du 6 janvier 2022)
40 milliards
En euros, capitalisation du groupe.
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