Fairphone: “Nous sommes l’alternative la moins chère pour ceux qui veulent garder leur smartphone”
Fairphone se distingue de la concurrence sur deux points : la réparabilité des téléphones et les efforts en matière de droits de l’homme et d’environnement tout au long de la chaîne d’approvisionnement. “Minéraux rares, travail des enfants, conditions de travail dangereuses : la production de smartphones est jonchée de problèmes. Nous essayons d’utiliser notre chaîne de production pour trouver des solutions”, explique Eva Gouwens.
De nombreuses multinationales se méfient d’une législation contraignante sur les abus dans les chaînes de production. Mais il y a aussi des entreprises dont les activités sont mieux adaptées à l’avenir. Il y a dix ans, Fairphone a commencé à sensibiliser le public aux questions éthiques liées à la fabrication des smartphones. À l’automne 2021, l’entreprise néerlandaise a sorti son quatrième modèle. Le prix — 579 euros — ne semble pas freiner la demande toujours croissante.
“Vous payez environ 100 euros de plus que pour des modèles comparables. Mais en contrepartie, nous faisons des efforts supplémentaires au niveau des conditions de travail, de l’environnement et de la réparabilité. Ainsi, nous répondons à la fois aux attentes des personnes qui se soucient de la durée de vie de leur smartphone et à celles des clients qui se soucient de la façon dont il est fabriqué”, explique Eva Gouwens. Pourtant, même Fairphone ne peut garantir que sa production est totalement exempte de travail des enfants ou de pollution environnementale. Mais alors que les entreprises déploient généralement tous leurs efforts en matière de relations publiques pour nier ou minimiser tout lien avec les abus, Eva Gouwens se concentre sur la transparence.
Une communication honnête sur les excès des chaînes de production reflète-t-elle la crédibilité des entreprises qui se présentent comme durables ?
EVA GOUWENS. “C’est non seulement un signe de crédibilité, mais aussi le premier pas vers l’amélioration. Personne ne peut garantir que ses produits sont “totalement propres”. Minéraux rares, travail des enfants, conditions de travail dangereuses… la production de smartphone est jonchée de problèmes. Vous pouvez alors essayer d’exclure tous les risques possibles, afin de ne pas être tenu pour responsable. Ou vous pouvez utiliser votre chaîne de production pour trouver des solutions. La seconde option est bien plus forte. Nous analysons notre chaîne d’approvisionnement, nous communiquons ce qui ne va pas et nous essayons d’y remédier étape par étape.”
Fairphone s’approvisionne également en matières premières en Afrique et a installé sa chaîne d’assemblage en Asie. Quelle est la différence avec la concurrence ?
EVA GOUWENS “Nous voulons que les usines que nous choisissons offrent un salaire décent à ses travailleurs. Nous versons une prime en plus du salaire minimum qu’ils recevraient autrement, soit environ 2 dollars par téléphone.
Dans le secteur primaire, nous nous concentrons sur les matières premières essentielles, comme l’or. L’exploitation minière au mercure présente des risques pour l’environnement et la santé. En Ouganda, nous collaborons donc avec Fairtrade et Solidaridad. Nous investissons dans de meilleurs matériaux pour accroître la sécurité et le rendement. Nous nous concentrons également sur les écoles, afin que les enfants aient une alternative intéressante au travail dans les mines. Bien sûr, nous achetons aussi l’or nous-mêmes et essayons de convaincre d’autres acheteurs.”
La Commission européenne et les États membres travaillent à l’élaboration d’une législation visant à protéger les personnes et l’environnement dans les chaînes de production. Jusqu’où ces règles doivent-elles aller ?
EVA GOUWENS “Je suis favorable à une législation plus stricte, à condition qu’elle apporte des améliorations. La discussion sur la traçabilité des matières premières, par exemple, mérite d’être nuancée. Nos matériaux sont en partie extraits de manière durable, mais ne peuvent pas être suivis directement tout au long de la chaîne. C’est incroyablement coûteux et complexe, et personne n’en profite vraiment. Nous préférons utiliser nos ressources pour augmenter la part des matières premières extraites de manière durable.”
L’un des arguments contre est le coût d’exploitation supplémentaire. Quel est le poids des efforts ESG sur votre budget ?
EVA GOUWENS “L’expression “coûts supplémentaires” est trompeuse, comme si la sécurité au travail ou un salaire correct n’étaient pas des responsabilités fondamentales d’une entreprise. Par ailleurs, je trouve difficile de chiffrer l’ensemble des coûts ESG. Nous ne disposons pas d’un département ESG distinct avec son propre budget, par exemple. L’ensemble du modèle économique de Fairphone est un mélange de considérations commerciales et éthiques. Nous demandons aux ingénieurs de miser sur la réparabilité lors de la conception de nos smartphones, par exemple. Mais nous ne savons pas dire si cela engendre des coûts supplémentaires ou non.”
Fairphone en chiffres
94 985 smartphones vendus en 2020
Chiffre d’affaires en 2020 : 36 millions d’euros
Bénéfice net en 2020 : 2,8 millions d’euros.
60,5 % des Fairphones vendus sont toujours utilisés.
Fairphone se concentre sur huit matières premières cruciales. Selon l’entreprise, 56 % en moyenne de chaque matière première provient de sources durables.
Mais un Fairphone coûte cher, comparé à d’autres marques.
EVA GOUWENS “Seulement à l’achat. Le cost of ownership est bien moindre comparé à la concurrence. Pour la plupart des smartphones, l’achat d’un nouvel appareil est la solution la moins coûteuse en cas de batterie cassée ou d’écran fissuré. Tous les deux ans, environ 85 % des 1,4 milliard de téléphones en Europe finissent dans des décharges. Le Fairphone, quant à lui, est modulaire et facile à réparer. À l’achat, chaque client bénéficie d’une garantie de cinq ans, ainsi que de l’assurance que les pièces de rechange et le support logiciel seront disponibles pendant au moins cinq années supplémentaires. Nous sommes l’alternative la moins chère pour tous ceux qui veulent garder leur smartphone plus de deux ans”
La “consommation consciente” est-elle trop souvent présentée comme une obligation morale ?
EVA GOUWENS “La consommation consciente passe tout autant par des choix financiers judicieux. Au cours des premières années, Fairphone a pu compter sur des personnes prêtes à payer un peu plus pour des raisons éthiques ou à fermer les yeux sur des défauts techniques. Cet idéalisme a aidé l’entreprise, mais nous avons dépassé cette phase depuis longtemps. Nous ciblons désormais le consommateur modéré, pour qui la qualité et la longévité d’un smartphone sont aussi importantes que nos efforts en matière de durabilité.”
Pour vous, “entreprendre durablement” implique une combinaison constante de considérations commerciales et éthiques. Avez-vous déjà fait de mauvais choix ?
EVA GOUWENS “Nous sommes en effet confrontés à des dilemmes tous les jours, car nous recherchons la combinaison qui aura le plus grand impact. Je ne me souviens pas des compromis que je n’ai pas soutenus moralement, mais les entreprises qui veulent apporter des changements doivent en payer le prix. Par exemple, Fairphone, en tant que société, a tiré des leçons du lancement de notre deuxième modèle. Le Fairphone 2 a été le premier téléphone modulaire à être lancé sur le marché. À l’époque, nous n’avions pas l’expérience nécessaire pour fournir le bon stock de pièces détachées”.
Avant de devenir CEO de Fairphone, vous avez contribué au succès de Tony’s Chocolonely. Mais au fur et à mesure que l’entreprise s’est développée, ses détracteurs ont fait de même. La mission initiale — rendre l’industrie du cacao équitable — aurait été négligée. Qu’en pensez-vous ?
EVA GOUWENS “Les petits acteurs peuvent souvent compter sur beaucoup de sympathie, mais à mesure qu’ils prennent de l’ampleur, ils sont davantage dans le collimateur des critiques. Cela ne vaut pas que dans le monde des affaires. En fait, je n’avais aucun problème avec la critique : en tant qu’entreprise durable, vous ne pouvez pas être trop heureux ou complaisant. C’est en écoutant les critiques, voire en organisant une contre-critique interne, que vous restez concentré et engagé dans votre mission.
Encore une fois, vous voulez apporter un changement systémique de l’intérieur. La période actuelle est profitable pour Fairphone, mais le secteur est-il en train de changer ?
EVA GOUWENS “La plupart des acteurs du secteur des smartphones et de l’industrie minière n’ont jamais été très concernés par la durabilité. Sous la pression de la législation et de l’opinion publique, cette situation est en train de changer progressivement. Dans le même temps, de nombreuses entreprises tentent encore de résister à des règles plus strictes, précisément parce qu’elles se rendent compte que leur façon de travailler devra changer radicalement.
Le chemin à parcourir est donc encore long, mais il y a des signes positifs. Apple a annoncé vouloir se concentrer davantage sur la réparabilité, par exemple. Bien sûr, ce n’est pas seulement dû à notre exemple, mais l’entreprise mentionne nos recherches dans ses rapports. En outre, de plus en plus d’entreprises, dont de nombreux grands noms, rejoignent également notre Fair Cobalt Alliance, que nous avons créée il y a quelques années”.
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