Entreprises familiales: grandir, mais pas à tout prix

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Derrière les grandes entreprises familiales, le tissu économique est essentiellement composé de PME familiales qui croissent, chacune à leur rythme, avec toujours en filigrane les intérêts de l’ensemble des membres de la famille ainsi qu’une vision à long terme.

Petite entreprise deviendra grande… ou pas. Parmi les entreprises familiales, certaines sont devenues de grands groupes au fil des années, d’autres sont restées de petites structures. Ces dernières constituent d’ailleurs l’essentiel du tissu économique de notre pays.

Comparées aux autres sociétés, les entreprises familiales se distinguent principalement par leur approche du temps et s’inscrivent naturellement dans une histoire qui, pour d’aucunes, peut remonter à plusieurs siècles. De ce point de vue, certaines d’entre elles apparaissent, pour une certaine mesure, anachroniques, dans une époque qui privilégie la vitesse et le court terme. L’entreprise familiale pense souvent et se pense d’abord en générations plutôt qu’en résultats immédiats.

Patrimoine socio-émotionnel

À la différence des sociétés non familiales où l’on se concentre sur les résultats et les chiffres, une entreprise familiale, quelle que soit sa taille, intègre également une dimension émotionnelle liée à son histoire, ses traditions, sa culture, etc. Bref, en un mot à sa famille. Ce patrimoine socio-émotionnel est un facteur crucial dans le développement et la croissance d’une société familiale.

Comme l’explique Marie Mahieu, responsable de la Chaire Familles en Entreprises de l’Ichec, “dans une entreprise familiale, il y a des rites et des habitudes dont on doit tenir compte. Les objectifs non financiers influencent la stratégie de développement et donc la progression qui peut être plus ou moins rapide. Avant de viser la croissance, une société familiale va d’abord se soucier de la pérennité et de l’héritage. Plus que tout, il faut préserver l’entente entre les membres de la famille. Pour cela, on voit souvent des entreprises qui privilégient le choix du cœur à la raison purement économique”.

L’entreprise familiale va donc développer des stratégies pérennes et être plus attentive aux risques sans pour autant verser dans une prudence excessive. À chaque génération, la famille s’agrandit et si chacun de ses membres qu’ils soient actifs ou passifs en son sein veut conserver ses avantages – qui ne se limitent pas aux dividendes, l’entreprise doit grandir. “Les sociétés familiales visent aussi la croissance mais pas à tout prix, précise Marie Mahieu. En d’autres mots, la croissance ne se réalisera jamais au détriment des valeurs de la famille et de l’entreprise qui n’est que le prolongement de la famille.”

La croissance des sociétés familiales va souvent de pair avec l’arrivée d’une nouvelle génération. Tout le monde connaît l’adage “Le père crée, le fils maintient et le petit-fils dilapide”, mais celui-ci n’a jamais été confirmé. Au contraire, de multiples réussites, parmi lesquelles figurent les plus grandes entreprises familiales de notre pays, le démentent. Cela étant, la transmission est souvent une étape délicate pour une société familiale.

“Avant de viser la croissance, une société familiale va d’abord se soucier de la pérennité et l’héritage.”
Marie Mahieu

Marie Mahieu

Directrice de la Chaire Familles en Entreprises de l’Ichec

De la gestion patriarcale à la gestion familiale

La première génération fondatrice est souvent incarnée par un passionné. Il est seul et se consacre corps et âme à l’entreprise qu’il a créée. Ses enfants baignent dans cette atmosphère et connaissent l’entreprise de l’intérieur, avec parfois le risque qu’ils s’en détournent une fois devenus adultes, ne souhaitant pas consentir les efforts, voire les sacrifices de leurs parents. Mais l’on observe cependant que l’attachement familial est souvent le plus fort.

Avec la deuxième génération débute la gestion familiale. Le fondateur va être amené, bon gré, mal gré, à composer avec ses enfants. Jadis, les hommes apparaissaient comme les successeurs désignés, qu’ils aient les compétences ou pas. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et l’on retrouve à la tête de sociétés familiales de plus en plus de femmes. Que l’on songe à Pierret avec Daphnée Pierret, Maniet-Luxus avec Alisson Vanderplancke, Jérouville avec Natacha Jérouville, Quality Assistance avec Nathalie Draux, Audrey Clabots avec Clabots Tools ou encore les Carrières de la Pierre Bleue avec Julie Abraham. On observe également à la direction des entreprises familiales de plus en plus de duos frère-sœur comme Genetec avec Delphine et Sébastien Hallaux ou Meurens Natural avec Bénédicte et Bruno Meurens.

À la troisième génération, apparaissent les cousins. “Cela peut alors se compliquer, reprend Marie Mahieu. On se retrouve avec 15 à 20 partenaires qui n’ont pas nécessairement les mêmes attentes vis-à-vis de l’entreprise ou qui n’ont pas suivi le même parcours. Cette situation peut alors être difficile à gérer et c’est ici qu’une charte familiale joue un rôle important afin que les fonctions de chaque membre de la famille soient bien définies. Certains vont être actifs dans l’opérationnel, d’autres seront actionnaires, d’autres encore peuvent quitter la société. Mais que l’on soit actif ou passif, il est primordial de conserver la connaissance de l’entreprise et de disposer des compétences liées à son rôle.”

Etoffer l’arbre familial…

Dans sa dernière publication consacrée à la transmission familiale (*), la Chaire Familles en Entreprises analyse l’arbre familial et pose la question de savoir s’il faut à un moment l’élaguer ou l’étoffer. Au fil des générations, cet arbre peut rapidement compter de multiples branches représentées par des centaines de membres, voire davantage pour les sociétés plus anciennes, dont certains n’ont parfois aucune idée de ce que réalise l’entreprise dont ils touchent les dividendes.

“La complexification de l’actionnariat a différentes implications pour les entreprises familiales, détaillent les autrices. Cela se traduit par l’augmentation du nombre de propriétaires et cela peut mener à des conceptions différentes de la propriété. De façon générale, la dispersion de l’actionnariat est un phénomène lié à l’évolution ‘naturelle’ d’une entreprise qui, souvent, est transmise aux générations suivantes, le nombre de personnes augmentant (la plupart du temps) à chaque génération et cela n’est pas sans conséquences.”

Certains associent cette complexification à une perspective positive : “L’ajout de branches actives partageant une responsabilité actionnariale et managériale permet de passer d’un modèle de gestion patriarcale à un modèle de gestion familiale (…) et lorsque les branches se complexifient encore, elles mènent le plus souvent à des consortiums de cousins, qui impliquent la plupart du temps la scission entre actionnaires actifs (ceux exerçant une fonction exécutive ou opérationnelle au sein de l’entreprise) et actionnaires passifs (ceux n’exerçant pas de fonction exécutive ou opérationnelle au sein de l’entreprise). Décider de garder cette complexité implique de facto de changer de modèle d’entreprise.”

On peut citer comme exemples au-delà de nos frontières les cas de la Famille Mulliez (distribution) avec l’association familiale Mulliez, groupement d‘intérêt économique qui compte plus de 1.500 membres ou de la famille Wendel (société d’investissement) qui compte dans l’actionnariat de Wendel-Participations environ 1.300 personnes physiques et morales appartenant à la famille.

…ou l’élaguer

Dans certains cas, les entreprises familiales préfèrent couper quelques branches afin de retrouver une cohésion et un dynamisme. C’est particulièrement vrai dans les PME. Ainsi comme l’explique Audrey Clabots, administratrice déléguée de Clabots, “quand j’ai repris la direction générale, mes deux sœurs n’étaient plus actives dans l’entreprise et n’avaient plus l’intention de l’être. Mon papa, qui a toujours voulu favoriser les actifs, leur a donc proposé que je rachète leurs parts”.

Si le rachat de parts permet d’avoir les coudées franches, il peut aussi parfois mobiliser ressources et énergies comme en témoigne Fabienne Bister, ancienne patronne de la Moutarderie Bister: “Mon père n’a jamais acheté une action à qui que ce soit. Donc moi, j’ai dû tout commencer. Mon père avait 33% et j’ai hérité de 11%. J’ai racheté des parts à la famille toute ma vie. Parfois, la famille pense que parce qu’on a vendu l’entreprise, on devient riche, mais ils oublient qu’on a dû acheter avant. Mes économies ont servi à acheter des actions à mes cousins, cousines, tontons, partout quoi. C’était un grand défi”.

Dans une interview qu’il avait accordée à nos collègues néerlandophones de Trends en 2011 quand il fut élu Manager flamand de l’Année, Michel Moortgat rappelait que les années 1990 avaient été compliquées entre les actionnaires familiaux actifs et non actifs. “Le passage de la troisième à la quatrième génération a été brutal, confiait-il. Mon père était malade lorsque je suis entré dans l’entreprise. Il est décédé en mars 1992. Mon oncle Emile nous a quittés un an plus tard. La disparition de ces deux figures de proue a été un véritable choc. Nous, la nouvelle et très jeune génération, avons été brusquement contraints d’assumer toutes les responsabilités.” Les trois frères Moortgat (Philippe, Bernard et Michel) ont développé avec succès l’entreprise familiale qui est devenue un groupe et préparé la succession. Dans ce cas, l’élagage a permis de doper la croissance.

CEO externe: facteur de croissance?

À un moment de son développement, l’entreprise, quel que soit son type, devra faire appel à des compétences extérieures si elle ambitionne de croître ou si elle connaît une croissance liée à ses innovations ou à des opportunités de marché qu’elle a su saisir.

Il ne faut pas confondre héritage et compétence, pointe Raphaëlle Mattart, experte académique sur les dynamiques de gouvernance familiale via le cabinet d’expertise CRAN qu’elle a fondé. Les sociétés qui réussissent et croissent sont celles qui ont su s’adjoindre les bonnes compétences. Nous avons un bon exemple avec Ecosteryl à Mons qui est leader mondial dans la production de machines de traitements hospitaliers et dont la direction a été confiée à Amélie Matton qui n’a aucun lien avec la famille fondatrice. Les petits-fils du fondateur Romain et Olivier Dufrasne sont actifs dans l’entreprise mais la CEO est une personne extérieure. Et la croissance est au rendez-vous.

“Les sociétés qui réussissent et croissent sont celles qui ont su s’adjoindre les bonnes compétences.”
Raphaëlle Mattart

Raphaëlle Mattart

Fondatrice du CRAN

Dans le cas d’Ecosteryl, le trio est complémentaire et évolue dans une PME. Dans les plus grandes entreprises, le CEO externe doit davantage tenir compte de la dimension familiale de l’entreprise.

“Dans cette dernière, l’actionnaire assure un contrôle plus important de la stratégie menée et des décisions prises par le CEO externe, intervient Valérie Denis, fondatrice de ValerieDenis.Family et experte en entrepreneuriat familial et gouvernance familiale et d’entreprise. Si les actionnaires considèrent que la direction est mauvaise, ils peuvent rapidement reprendre les rênes. Il faut également conserver à l’esprit que si les actionnaires familiaux souhaitent de la croissance, ils entendent inscrire celle-ci dans une vision à long terme. Les décisions prises aujourd’hui impliquent naturellement les générations futures au-delà de la préservation du patrimoine familial.”

“Il faut conserver à l’esprit que si les actionnaires familiaux souhaitent de la croissance, ils entendent inscrire celle-ci dans une vision à long terme.”
Valérie Denis

Valérie Denis

Fondatrice de ValerieDenis.Family

Une nouvelle génération aux commandes

Des générations futures qui arrivent doucement aux commandes des entreprises et dont la philosophie entrepreneuriale diffère de celle de leurs prédécesseurs.

Les jeunes générations sont davantage conscientes des enjeux liés au climat, à la RSE, etc., que leurs parents, confirme Valérie Denis. Elles accordent également davantage d’attention à l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Croire comme certains dirigeants de PME familiales que les jeunes vont entrer dans le moule dans lequel eux ont évolué est une erreur. Si l’entreprise familiale ne correspond pas à leurs valeurs, ils la quittent et cela va créer des blessures et des cicatrices au sein de la famille. Pour éviter d’en arriver là, on remarque de plus en plus la constitution de sociétés patrimoniales où l’on conserve les liens familiaux et où les membres peuvent développer des projets de leur côté.”

L’entreprise familiale n’échappe pas à l’évolution de la société et de la famille. Si nos grands-parents, voire nos parents pouvaient effectuer l’ensemble de leur carrière professionnelle au sein de la même entreprise, ce n’est plus le cas avec les nouvelles générations qui sont davantage mobiles. Cette tendance n’épargne pas l’entreprise familiale. “Lorsque l’on reprend l’entreprise familiale, on s’engage à vie, souligne Anaïs Angelucci, enseignante et chercheuse en entrepreneuriat familial à l’Ichec. Or, cela n’est plus en accord avec les attentes des jeunes qui souhaitent davantage de flexibilité. Il y a d’autres manières de rentrer dans l’entreprise familiale. Avant d’éventuellement la racheter, certains vont jouer au sein de celle-ci un rôle d’intrapreneur et développer une activité connexe.”

“La nouvelle génération est plus flexible et mobile et n’entend pas nécessairement s’engager à vie dans la reprise de l’entreprise familiale.”
Anaïs Angelucci

Anaïs Angelucci

Enseignante et chercheuse en entrepreneuriat familial à l’Ichec

Un défi à relever

Les aspirations de la nouvelle génération invitent à s’interroger sur l’avenir des entreprises familiales essentiellement composées de PME et qui constituent l’essentiel de notre tissu économique contribuant tant à la croissance économique qu’à l’augmentation du nombre d’emplois.

“C’est un véritable défi que nous aurons à relever dans les années qui viennent, préviennent Marie Mahieu et Anaïs Angelucci. De très nombreuses sociétés sont à remettre et si l’on ne trouve pas de repreneurs, cela aura un impact économique notamment en termes d’emploi.” D’autant qu’il existe encore au sein des entreprises familiales des monarques qui refusent de céder leur trône à leur successeur. C’est le fameux syndrome du prince Charles. Avec le risque pour certaines entreprises familiales de sauter une génération et de se retrouver avec un petit-fils ou une petite-fille qui n’aura aucune envie de continuer l’aventure familiale.

La transmission des entreprises familiales apparaît donc comme un enjeu majeur dans les années à venir pour notre économie afin que ces sociétés ne disparaissent pas et continuent à croître et à se développer quelle que soit leur taille. Et qui sait un jour rejoindre le top des 200 plus grandes entreprises familiales de Belgique.

(*) Chaire Familles en Entreprises de l’Ichec, “Transmission familiale : comment ne pas perdre le fil ?”, par Eugénie Gillot, Roxane De Hoe, Marie Mahieu, Marine Falize, en collaboration avec Raphaëlle Mattart.

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