Paul Vacca
Diaboliser les Gafa n’est qu’une autre façon de les diviniser. Et paradoxalement d’alimenter leur toute-puissance
Il y a trois ans paraissait La Civilisation du poisson rouge, un essai dans lequel Bruno Patino, président d’Arte, professeur à Sciences Po Paris et fin connaisseur de la chose numérique, nous dévoilait comment nous avions progressivement perdu la maîtrise de notre temps. Comment, devenus des jouets dans “l’économie de l’attention”, ce n’était plus nous qui tenions notre smartphone mais notre smartphone qui nous tenait.
Tempête dans le bocal – La nouvelle civilisation du poisson rouge, son nouvel essai sorti en ce début d’année chez Grasset, nous raconte la suite. Et disons-le d’emblée: les nouvelles ne sont pas bonnes d’où qu’elles viennent. Trois années plus tard, c’est la même chose mais en pire. Le bocal est devenu océan et les plateformes toujours plus puissantes. Avec des effets de polarisation incontrôlables, notamment sur les réseaux sociaux. Bref, l’économie de l’attention se mue toujours plus en une économie de la tension. Et puis, comme on sait, une pandémie est aussi passée par là. Elle n’a fait qu’accentuer notre dépendance numérique: si nous étions scotchés à nos écrans, nous y voilà irrémédiablement cloués. Pour reprendre les mots de l’auteur, “les écrans sont devenus notre monde pour le meilleur… et pour leur empire”.
La description de ce nouveau désordre du monde donnée par Patino a des airs de fresque à la Bosch: effrayante dans son ensemble et parfois cocasse dans ses détails. Autant la vue d’ensemble possède des allures d’apocalypse avec tous ses dérèglements politiques, économiques, sociétaux ou environnementaux, le pouvoir aveugle et démesuré des nouveaux acteurs comme Facebook ou des overspreaders, ces grands diffuseurs de fake news et théories du complot, autant notre vie quotidienne se peuple soudain de bizarreries inédites… Comme la dysmorphie Zoom, découverte par le docteur Shadi Kourosh, dermatologue, en 2020 ; l’ASMR ( autonomous sensory meridian response ou réponse sensorielle méridienne autonome) ; le gongbang venu de Corée (qui consiste à se filmer en train d’étudier) ou le Zoom escaper… Une psychopathologie de notre vie numérique confinant souvent à l’absurde.
Mais l’auteur ne s’arrête pas à la simple description de ces dérèglements, qu’ils soient majuscules ou minuscules. Tempête dans le bocal dessine une ligne de fuite à ce tableau apocalyptique. Comme recouvrer un peu de notre liberté dans ce monde plateformisé? Si la charge anti-Gafa est corsée, l’auteur ne se laisse jamais porter par l’ivresse – et la facilité – de la table rase, contrairement aux trop nombreux pamphlets anti-maîtres-du-monde (un genre éditorial en soi). Sa visée stratégique est d’autant plus efficace qu’elle évite et transcende les deux impasses majeures de l’anti-Gafaïsme primaire.
L’impasse qui consiste à rêver d’un retour à un âge d’or prénumérique en faisant l’apologie de la déconnexion. Ce qui relève d’une double illusion: non seulement s’arracher au monde connecté ne nous est plus possible socialement, mais cet âge d’or n’a lui-même jamais existé sinon sous la forme d’un fantasme. Et celle de l’outrance et de la diabolisation. Car si tout ce qui est excessif est insignifiant, c’est aussi contre-productif. Diaboliser les Gafa n’est qu’une autre façon de les diviniser. Et paradoxalement d’alimenter leur toute-puissance.
Ce bréviaire préfère une autre voie, celle de l’humanisme. Non pas parce qu’elle est mesurée ou béatement pacifiste – l’exigence de régulation, c’est la continuation de la guerre contre les Gafa par d’autres moyens. Mais parce qu’elle est éclairée. Par le désir de vivre pleinement son temps et sa liberté. Et par l’invitation finale au plaisir rimbaldien, à quitter des yeux nos alertes, notifications, likes ou messages pour les lever vers le ciel, “joli comme un ange”.
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