Paul Vacca
“Des séries et des hommes politiques”
Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, a noté que, contrairement à ce que l’on imagine communément, ce n’est pas tant le cinéma qui s’inspire de la mafia, que l’inverse : ce sont les gangsters qui imitent les films de mafieux.
A lire l’essai de Vincent Martigny, Le Retour du Prince (Flammarion), il semblerait qu’il en aille un peu de même avec les hommes politiques. Dans un des chapitres, en effet, l’auteur, politiste et collaborateur à l’hebdomadaire Le 1, évoque l’imbrication entre le monde politique et l’univers de séries comme A La Maison Blanche et plus récemment House of Cards ou Baron noir. Avec un effet miroir saisissant: ces séries documentées nous permettent à nous, spectateurs, d’appréhender le monde politique mais, de l’autre côté, c’est également à travers ce prisme que les hommes politiques forgent aujourd’hui leur communication. Au point d’être devenus, avec leurs conseillers , les showrunners de leurs propres apparitions publiques, rythmées comme des séries avec “arcs narratifs”, ” storylines “, ” séquences “et ” temps forts “…
Ce brouillage vertigineux entre réalité et fiction, Vincent Martigny l’inscrit dans un cadre plus large et passionnant : celui d’un revival de la figure politique du Prince dont Machiavel avait dessiné les contours. L’auteur analyse l’apparition sur la scène internationale de ce qu’il appelle les “nouveaux Princes”: figures auto-starisées, gouvernant seules, se mettant au centre de tout, avec la volonté d’éclipser tout corps intermédiaire et contre-pouvoir dans un rapport direct au peuple.
On pense inévitablement à Donald Trump, Matteo Salvini ou de façon évidente à Volodymyr Zelensky, le comique devenu le week-end dernier président de l’Ukraine, à savoir aux figures dites “populistes” qui prolifèrent. Mais ce que nous montre Vincent Martigny, c’est que les nouveaux Princes, ce sont tout autant Barack Obama, Justin Trudeau – dont l’auteur nous rappelle le récit de son accession au pouvoir digne des meilleurs moments de téléréalité – ou Emmanuel Macron, qui a d’ailleurs théorisé la verticalité jupitérienne du chef de l’Etat…
De fait, grâce à la focale large proposée par Martigny, le manichéisme entre ” populistes ” et ” progressistes “- agité à l’envi par de nombreux hommes politiques et politologues – n’est pas si pertinent que cela. Car au-delà des différences idéologiques, les nouveaux Princes partagent le même désir d’incarner la figure providentielle du chef, de se vivre en allégorie de l’action et du changement… L’auteur fait la démonstration convaincante qu’au-delà de la rupture radicale de style, il existe un continuum entre la façon d’incarner le pouvoir d’un Obama et celle d’un Trump.
Autre illusion, ces nouveaux Princes autoproclamés disruptifs et adeptes de la tabula rasa n’ont rien de véritablement neuf : ils ne sont que le retour dégradé de la figure ancestrale du chef. Notre époque qui se vit comme innovante fait en réalité du moonwalk : comme ce pas de danse, elle nous offre l’illusion que l’on avance alors que l’on fait marche arrière. Car les nouvelles technologies qui nous promettaient plus de participation, plus de proximité, plus de vérité se traduisent dans les faits par une régression. Au lieu d’apporter proximité et horizontalité, l’auteur observe que le numérique a finalement accentué la distance et la verticalité entre les chefs et les citoyens transformant les premiers en sorte d’influenceurs et réduisant les autres à se comporteren fans ou en haters…
Un essai lucide sur l’état de nos démocraties. Mais pas défaitiste pour autant. Car les derniers chapitres se lisent comme un bréviaire de résistance à l’ère de la ” tyrannie du charisme “. Une invitation à résister au chantage à l’émotion, au récit et à l’indignation toxique pour l’action publique que ces figures prétendument providentielles sollicitent en permanence. Et à déjouer les faux-semblants de l’authenticité ou les leurres performatifs qui nous font prendre des récits pour de l’action.
Mais surtout à nous poser les vraies – et dérangeantes – questions. Et si, finalement, nous étions les victimes consentantes – et donc en partie responsables – de cette situation ? Et si ces figures narcissiques n’étaient que l’émanation de notre propre narcissisme collectif ? Car ne sommes-nous pas devenus des consommateurs de la chose politique plus que de véritables citoyens ? Pour espérer sortir de cet état régressif, cette prise de conscience individuelle et collective constitue un préalable nécessaire.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici