Déréférencements dans les supermarchés: qui gagne ? Qui perd ?
Alors que le conflit sur les prix qui oppose Colruyt à PepsiCo (Lay’s, Pepsi, Looza, Duyvis, Tropicana, etc.) s’éternise et que plusieurs produits de la multinationale américaine sont toujours absents des rayons du distributeur, une étude de la KU Leuven évalue les conséquences de ces déréférencements. En voici les conclusions.
C’est la face cachée de la grande distribution. Celle dont nous, consommateurs, n’entendons jamais parler. Chaque année, après les vacances d’été, s’ouvre la période dite des négociations annuelles. Les fameuses ” négos “, comme on dit dans le jargon. Les groupes de distribution négocient alors leurs conditions d’achat auprès des fournisseurs. Réputées très ardues, ces discussions sont toujours tenues secrètes. Il arrive toutefois que leur dureté se rappelle à nous. En faisant nos courses, nous constatons que notre en-cas favori a disparu des rayons. Il a été déréférencé. Une opération qui, déclenchée soit par le distributeur, soit par le fabricant, confirme l’échec des négociations. Estimant avoir les reins suffisamment solides ” pour aller au clash “, l’une des deux parties décide de retirer un ou plusieurs produits des linéaires.
Dans un contexte de promotions toujours plus agressives, de consolidation (rachat de Delhaize par Ahold) et de changement de stratégie du hard discount (introduction de grandes marques, etc.), ces opérations jusqu’au-boutistes tendent à se multiplier. Dernière en date : le déréférencement – toujours en cours – par Colruyt de plusieurs articles de la multinationale américaine PepsiCo (lire l’encadré ” Colruyt veut envoyer un signal aux autres fabricants ” plus bas). Plus tôt dans l’année, c’est Albert Heijn (la chaîne du groupe Ahold Delhaize) qui retirait de ses rayons les fromages Boursin, Babibel et La Vache Qui Rit en raison d’un conflit avec leur fabricant.
Perdant-perdant
Etant donné la notoriété des marques en question, la médiatisation est toujours au rendez-vous. Mais il est important de noter que de nombreux déréférencements passent totalement inaperçus. Ils concernent des marques moins connues. Par ailleurs, qui dit absence de déréférencement ne dit absolument pas absence de conflit. Si la plupart du temps, les deux parties trouvent un accord avant d’en arriver là, il se peut très bien que le conflit persiste mais que l’une des parties, se sachant en position de faiblesse, cède. Au fond, on peut dire qu’un déréférencement marque la rupture des négociations entre un distributeur et un fabricant qui estiment avoir plus ou moins la même force. Ce genre de pratique n’est cependant pas sans risque. Nous avons pu éplucher une récente étude de la KU Leuven qui se penche sur les conséquences des déréférencements en termes de chiffres d’affaires, tant pour le fabricant que pour le distributeur. Trois chercheuses ont analysé le conflit qui a opposé Delhaize au géant Unilever en 2009. Le distributeur au lion avait alors déréférencé un nombre impressionnant de produits, dans des catégories très variées.
Plus le conflit s’éternise, plus le risque est grand que les clients adoptent de nouvelles habitudes.
Une chose est certaine : les deux parties sont perdantes pendant le conflit, le distributeur davantage que le fabricant. ” Tant le distributeur que le fabricant y perdent, car une partie des clients va changer de marque et une autre va changer de supermarché, explique Sara Van der Maelen, doctorante en marketing à la KU Leuven et co-auteure de l’étude. Plus le conflit s’éternise, plus le risque est grand que les clients adoptent de nouvelles habitudes. Lors d’une recherche sur la loyauté du consommateur, nous avons par ailleurs remarqué que ce dernier est davantage loyal envers les marques qu’envers les supermarchés. En réalité, le consommateur profite de l’occasion offerte par le déréférencement pour réfléchir aux raisons de sa loyauté. Le conflit peut donc engendrer une réévaluation de la marque et du supermarché par le client. Celui-ci en vient à être déçu du supermarché et sa déception se révèle être plus forte que sa loyauté. En cas de déréférencement dans une catégorie, il est en outre intéressant de se demander ce que font les consommateurs dans les autres catégories ? Imaginez un client qui va chercher sa marque de pâtes préférée dans un autre supermarché. Y achètera-t-il également sa sauce bolognaise ? ”
Assortiment et capital de marque
Si les deux parties enregistrent des pertes pendant le déréférencement, l’après-conflit voit, d’après l’étude, les ventes du distributeur retrouver leur niveau d’origine. Celles du fabricant, elles, auraient même tendance à augmenter, le consommateur étant heureux de retrouver ses marques. Il n’empêche : les pertes sont bien là pendant le conflit, surtout du côté des distributeurs. Alors comment expliquer que ces derniers, dont on dit qu’ils ont pris le pouvoir sur les fabricants, se lancent malgré tout dans ce genre d’opération à risque ? ” Le pouvoir des distributeurs ne s’exprime pas toujours dans les ventes, répond Sara Van der Maelen. Il provient de la décision de déréférencer des produits et d’accepter de perdre du chiffre d’affaires pour avoir le prix exigé, pour envoyer un signal envers les fournisseurs et les consommateurs. Gagner dans la négociation est pour eux plus important que de maintenir leurs ventes. ”
Il est toutefois possible de limiter la casse en opérant un déréférencement en bonne intelligence. L’étude pointe ainsi plusieurs paramètres à prendre en compte. Il y a tout d’abord la taille de l’assortiment dans lequel se trouve le produit déréférencé. Au plus celle-ci est grande, au plus la position du supermarché est forte et au plus les pertes seront contenues. Le raisonnement est simple : lorsque l’assortiment est étendu, les clients ont suffisamment d’alternatives pour remplacer le produit manquant. Vient ensuite la force de la marque. Plus une marque est populaire, plus le consommateur y sera loyal. Il est donc peu intéressant, pour un distributeur, de déréférencer une marque forte. Le consommateur aura tendance à changer de supermarché pour la retrouver. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si Colruyt a décidé de ne pas déréférencer les chips Lay’s au sel…
Impulsion vs. nécessité
La fréquence des promotions dans la catégorie ” touchée ” par le déréférencement a également toute son importance. D’après l’étude, les consommateurs ont tendance à moins se lier aux marques et assortiments qui sont souvent en promotion. Si la fréquence des promotions est élevée dans l’assortiment qui accueille la marque déréférencée, le client sera davantage tenté de se tourner vers une autre marque. Enfin, les trois chercheuses ont pu montrer que les pertes, tant pour le fabricant que pour le distributeur, sont plus importantes en ce qui concerne les catégories de nécessité par comparaison avec les catégories d’impulsion. C’est que l’achat des produits de nécessité est souvent planifié à l’avance. Mis au courant du déréférencement par les médias, les clients auront tendance à changer de marque ou d’enseigne. Pour le plus grand bonheur du distributeur dans le premier cas, du fabricant dans le second.
Tant chez Colruyt que chez PepsiCo, c’est silence radio. Il ne faudrait pas risquer de faire capoter des négociations qui, à voir la manière dont elles s’éternisent, se révèlent plus ardues que prévu. Cela fait en effet plus d’un mois que certains produits de la multinationale américaine sont absents des rayons du distributeur de Hal. Nous sommes mi-novembre lorsque Twitter commence à s’agiter. ” Colruyt, pourquoi n’y a-t-il plus de chips Lay’s Oven ? Cela fait déjà deux semaines “, tweete une cliente. Et l’enseigne de lui répondre : ” Les baked chips de Lay’s sont temporairement indisponibles car nous sommes momentanément en discussion avec notre fournisseur. Quand tout rentrera dans l’ordre, l’article sera à nouveau disponible dans nos magasins. ”
Ces échanges sur les réseaux sociaux alertent directement la presse, qui s’empare du sujet. Le leader de la distribution qui déréférence des articles du géant américain de l’agroalimentaire PepsiCo, voilà qui interpelle. Contacté, Colruyt reconnaît sans livrer aucun détail : ” un débat sur le prix d’achat “. ” Le groupe aurait pu se limiter à un ‘pas de commentaire’, relève Stefan Van Rompaey, spécialiste de la distribution et rédacteur en chef de la revue professionnelle RetailDetail. Mais Colruyt pense qu’il y a un intérêt à se profiler comme le défenseur du consommateur. ” Dans les rayons, les espaces occupés par les articles déréférencés sont volontairement laissés vides, avec cette inscription : ” Temporairement indisponible. Veuillez nous en excuser. ” Le message et clair : on se bat pour vous !
Des conditions plus favorables pour Delhaize ?
En coulisses, plusieurs explications sont avancées pour tenter de comprendre ce conflit. ” Colruyt estime que PepsiCo a donné des conditions plus favorables à Delhaize lors des négociations de Breda en 2016 “, lâche-t-on à bonne source. Le nouveau groupe fusionné Ahold Delhaize avait alors convoqué ses plus grands fournisseurs pour demander un alignement des conditions d’achat entre la Belgique et les Pays-Bas. Un autre facteur est aussi invoqué. Il s’agit la pression toujours plus forte exercée par les hard discounters. Aldi et Lidl ont tous deux introduit quelques grandes marques dans leurs rayons, et ces acteurs négocient dur comme fer pour obtenir des conditions d’achat préférentielles auprès des fabricants. Enfin, la guerre des promotions qui sévit pour le moment dans le secteur entame la rentabilité de Colruyt, dont les marges – bénéficiaire et opérationnelle – sont sous pression. Le groupe, qui s’aligne toujours sur les prix les plus bas, se tourne vers ses fournisseurs pour compenser une partie des ses pertes.
Alors que les deux parties sont perdantes lors d’un déréférencement – le distributeur perdant souvent le plus, Colruyt estime toutefois pouvoir tirer un certain avantage de cette démarche. ” Le groupe veut envoyer un signal aux autres fabricants en vue d’obtenir des conditions plus avantageuses de leur part également “, assure Stefan Van Rompaey. Mais la firme de Hal est bien consciente que cet exercice de musculation est aussi un exercice d’équilibriste. Déréférencer des marques aussi fortes que Lay’s, Pepsi ou encore Looza ne se fait en effet pas à la légère. ” Colruyt n’a pas retiré les produits les plus populaires de ces marques, relève d’ailleurs notre expert. Ce sont les produits de niche comme les chips au four ou le Pepsi au citron qui ont disparu des rayons “.
Sara Van der Maelen, Els Breugelmans and Kathleen Cleeren (2017), ” The Clash of the Titans : On Retailers and Manufacturer Vulnerability in Conflict Delistings “, Journal of Marketing, 81 (1), 118-135.
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