Découvrez les coulisses des studios Pixar: “Au départ, tous nos films sont nuls”
Développés par Steve Jobs, les studios Pixar fabriquent des films d’animation reconnaissables entre mille, dont le dernier – “Les Indestructibles 2” – est sorti fin juin sur les écrans. Mais le départ de sa figure historique John Lasseter, emporté par la vague #MeToo, fait planer une ombre sur l’usine à rêves.
Pour faire un dessin animé Pixar, il faut parfois payer de sa personne. S’enfermer pendant des heures dans un grand sac poubelle avec des petits jouets en plastique, en plein soleil. ” C’était pour Toy Story 3, justifie Julien Schreyer, un ancien DJ devenu responsable de la lumière pour les studios. Il fallait voir à quoi ressemblait la lumière à l’intérieur de la poubelle où sont enfermés les jouets parce que le petit garçon a grandi… ” Ou plonger dans une piscine gonflable remplie d’emballages – pour reproduire le combat désespéré des jouets qui nagent à contre-courant dans un incinérateur. Il y eut aussi ces vendredis en kilt, parce que le réalisateur de Rebelle, un Ecossais, était convaincu des vertus antistress de la jupe pour homme.
Pour Les Indestructibles 2, qui a cassé la baraque tant aux Etats-Unis – meilleur démarrage de tous les temps pour un film d’animation – , qu’en Europe, les jeunes parents ont été priés d’amener leur progéniture au bureau. ” Pour servir de modèle à Jack-Jack, le bébé aux superpouvoirs, raconte Tony Fucile, qui a supervisé l’équipe d’animateurs fabriquant les images par ordinateur. On a fait venir au moins six bébés et on les a laissés se balader. ”
Contrairement à ce qu’on imagine, les films Pixar ne sont pas créés par des logiciels, mais par une bande de grands gamins. Les studios, installés au fond de la baie de San Francisco, tiennent d’ailleurs plus du parc à thème transformé en camp de vacances. Des barbus en tee-shirt et baskets fluo y évoluent librement en trottinette au milieu de figurines géantes, quand ils ne sont pas en train de faire des longueurs dans la piscine extérieure, de jouer sur le terrain de beach-volley ou de cogiter dans le fameux ” bar à céréales “, dont les murs sont couverts de bocaux colorés. Inutile de préciser que les chemises hawaïennes l’ont depuis longtemps emporté sur les cravates.
Nourrir la créativité
Le bâtiment lui-même est une gigantesque salle de jeu. Monstres à poils, rangers de l’espace, voitures tout sourire ou super-héros en collant rouge, etc. : les personnages Pixar sont partout, y compris sur le toit, où l’insupportable mouette rieuse du Monde de Nemo surveille les alentours. Devant l’entrée, la lampe Luxo, l’une des toutes premières créations maison, toise les passants du haut de son pied de 5 m.
L’empreinte de Steve Jobs, l’ancien propriétaire, est manifeste. C’est lui qui a conçu l’architecture du lieu, choisissant jusqu’à la couleur des chaises, avec une obsession : préserver l’ambiance ludique et coopérative nécessaire à la création. Le bâtiment de briques rouges qui porte son nom n’a donc qu’une seule entrée, pour favoriser les échanges. Elle ouvre sur l’atrium, un espace imaginé pour extraire les employés de leur bureau. ” Les équipes ont même dû se bagarrer pour faire installer plusieurs toilettes car Steve Jobs pensait que ça pouvait aussi être un lieu d’échange ! “, sourit Emily Steidl, qui fait visiter les curieux. Ici, tout est fait pour nourrir la créativité.
Les bureaux sont des cavernes d’Ali Baba racontant l’univers de celui qui les occupe – collections de figurines, maison de poupées avec chandeliers miniatures, châteaux en polystyrène, cabanes en bambou véritable, etc. : les employés ont carte blanche. Après avoir découvert un renfoncement derrière un mur, un animateur y a aménagé une pièce secrète, dont la porte s’ouvre grâce à un bouton caché sous un buste de Shakespeare. Tapissée de rouge, elle abrite un bar réservé aux initiés, tandis que des caméras installées dans le couloir signalent l’approche d’un importun – ” A stranger from the outside “, comme disent les employés de Pixar, jamais à court de répliques, surtout quand elles émanent de Toy Story.
La “Pixar University”
” Pixar, c’est une bande de poulets élevés en plein air, résume Brad Bird, le réalisateur de Ratatouille et des deux Indestructibles, à qui Hollywood doit aussi un opus de Mission impossible. Ils ont su garder l’esprit des fondateurs, Steve Jobs, George Lucas, John Lasseter, Ed Catmull. Ce sont de grands créatifs, des hippies, même. On retrouve le côté antisystème de la Silicon Valley. A San Francisco, on a toujours apprécié les gens farfelus, les énergumènes. ”
Pixar aime se voir comme une maison d’artistes polyvalents – capables d’écrire des histoires, de dessiner, de jouer à l’acteur et même de chanter. Les groupes de rock maison se déchaînent chaque année sur la scène du Pixarpalooza, sorte de festival pour amateurs. Et les nouvelles recrues transitent par la Pixar University, un centre de formation interne qui enseigne à tous les bases de l’animation, même aux administratifs. ” Si on traite les comptables comme des comptables, ils vont finir comme des comptables “, estime Ed Catmull, l’un des fondateurs, dans son ouvrage Creativity, Inc.
Pendant plus de 30 ans, ce modèle hyper-collaboratif a évolué autour de John Lasseter, l’âme de la maison, dont il a été le premier et unique directeur de la création. Ce rêveur-né, qui a donné ses lettres de noblesse à l’animation par ordinateur et réinventé le genre, est le père des personnages les plus emblématiques de Pixar : la petite lampe Luxo, les jouets de Toy Story, les voitures de Cars, etc. ” Pixar c’est un peu le bac à sable de John et nous avons tous été invités à jouer “, s’est entendu dire une jeune recrue le jour de son arrivée. Jusqu’à ce que le gourou des studios soit suspendu en fin d’année dernière, après s’être vu reprocher des ” étreintes non consenties ” par certaines salariées.
Un séisme pour la maison, dont le succès lui est si étroitement lié – ses célèbres chemises hawaïennes frappées des personnages Pixar sont même vendues dans la boutique des studios, au milieu des produits dérivés. ” King John ” – un de ses nombreux surnoms – quittera l’entreprise en décembre et pourrait être remplacé par une autre figure historique de la maison, Pete Docter. Ce départ fait planer une incertitude sur Pixar, qui a tout fait pour préserver son identité. Ici sans doute plus qu’ailleurs, on a conscience que l’inspiration est un trésor fragile, qui s’accommode mal du succès.
Malgré les moissons d’Oscar et autres statuettes qui trônent dans une vitrine, malgré les changements de propriétaire et l’explosion des effectifs en 15 ans, les fondateurs déploient une énergie démesurée pour tenter de maintenir l’esprit foutraque, inventif et collaboratif des origines. ” Après le succès de Toy Story, nous avions tous une obsession : préserver Pixar des forces qui ruinent tant de business “, se souvient Ed Catmull, qui cite en contre-modèle le cas de Disney au tournant des années 2000, lorsque le studio a traversé une sorte de désert créatif.
“Story is king”
La devise d’origine continue ainsi d’être martelée aux nouveaux arrivants : ” Story is king “, autrement dit la technologie ne doit jamais primer sur le scénario. A toutes les étapes de la réalisation, les films sont retravaillés, évalués, repris, corrigés, voire carrément jetés à la poubelle pour être recommencés à zéro. ” C’est simple, au départ, tous nos films sont nuls, et je le dis poliment parce que je ne peux pas dire à quel point ils le sont “, témoigne Ed Catmull, qui appelle ces premiers jets des ugly babies (bébés moches). Tous les deux ou trois mois, ils sont soumis aux fourches caudines du Braintrust, sorte de comité des sages composé des fondateurs et des réalisateurs historiques, qui les croque avec un oeil à la fois franc et critique.
Au cours de ces réunions, jusqu’à 30 personnes peuvent s’exprimer librement. ” Pixar est à ma connaissance la seule entreprise où la construction du scénario se fait de façon aussi collégiale, relève Melody Cisinski, story-boardeuse. Il peut ajouter ou retirer des pans entiers de l’histoire jusqu’à la dernière seconde, même au moment du montage, pour approcher la perfection. ” Car l’objectif affiché, ” c’est que le film soit éternel, qu’il soit encore là dans 100 ans, défend Brad Bird, qui cite l’exemple de Blanche-Neige. Les meilleurs films ne vieillissent jamais. ”
Un pied dans le monde de la publicité
Dans cette quête d’excellence, il est entendu que les employés ne comptent pas leurs heures. Lorsqu’ils doivent dessiner la pile de CD qui s’effondre au passage de la petite fille dans Monstres & Cie, les animateurs imaginent ” que chacune des boîtes va faire l’objet d’un gros plan, chacune est donc dessinée avec amour “, pointe Katherine Sarafian, productrice des Indestructibles et de Rebelle. Même si, au final, ils n’apparaissent qu’une demi-seconde à l’écran. Il arrive que les équipes se vengent, comme lorsqu’elles ont ajouté au scénario du Monde de Nemo un personnage tyrannique directement inspiré de la productrice… Un tel niveau d’exigence pose aussi d’autres problèmes. Tous se souviennent de cet employé surmené qui avait oublié son bébé dans sa voiture et l’avait retrouvé inconscient quelques heures plus tard.
Plus de 20 ans après le carton du premier Toy Story, le studio a évidemment les moyens de ses ambitions. Par rapport aux autres studios d’animation, les conditions de travail sont royales. Mais l’esprit Pixar n’a pas toujours été bankable. Née à la fin des années 1970 dans le giron de George Lucas Films avant d’être vendue une bouchée de pain (5 millions) à un Steve Jobs tout juste débarqué d’Apple, l’entreprise a été maintenue à flot par son actionnaire pendant des années.
Faute de trouver un modèle viable pour ses courts métrages révolutionnaires, Pixar a même dû exercer ses talents dans la publicité. Dans les années 1980, son graphisme digital se décline à merveille sur petit écran : Coca-Cola, chewing-gums Trident, etc. Pixar conçoit même une version de la célèbre ” fourmi ” de Volkswagen. Déjà, le coeur de la dream team est en place : Andrew Stanton ( Nemo, Wall-E), Pete Docter ( Monstres & Cie, Vice-Versa), et surtout John Lasseter, sans doute le plus charismatique de la bande.
L’arrivée de Disney
Ironie du sort, c’est une commande de Disney, en 1991, qui fait décoller Pixar. Non sans mal : les dirigeants du géant du divertissement ne comprennent pas son univers. ” Qui donc peut avoir envie de voir un film sur un petit garçon qui joue avec des poupées ? “, s’interroge Michael Eisner, alors directeur général de Disney, quand la petite équipe lui présente ce qui deviendra Toy Story. La présence du mot ” jouet ” dans le titre lui fait peur, il trouve les personnages trop gentils, il voudrait plus de chansons… Dix fois, le projet manque d’être abandonné, mais ses créateurs tiennent bon. Bingo ! Le film sort en 1995 et rapporte plus de 10 fois ce qu’il a coûté. Steve Jobs en profite pour introduire la société en Bourse, lui donnant les moyens de son indépendance.
Car malgré le succès de ce qu’on appelle déjà les ” films Pixar “, le courant entre les deux maisons ne passe pas. Steve Jobs ne s’entend pas avec Michael Eisner et claque la porte en 2004. Bien vu : Eisner est remplacé quelques mois plus tard par Bob Iger, qui est convaincu que ” Pixar peut sauver Disney “. Ignorant les mises en garde des investisseurs, qui se méfient d’un studio géré par des créatifs, il signe un chèque de 7,5 milliards de dollars pour s’offrir Pixar. Mieux : il confie à ses dirigeants les clés de toute la création, y compris celle des studios Disney, auxquels il espère donner un second souffle.
Une liste de 59 conditions
Chez Pixar, la perspective de passer dans le giron de Disney suscite beaucoup d’inquiétudes – c’est Steve Jobs qui a poussé à la vente. A la demande des équipes, les dirigeants du studio ont dressé une liste de 59 conditions non négociables, aussi curieuses que symboliques. Le portail en fer forgé ” Pixar ” à l’entrée du campus devra rester en place, ainsi que la messagerie interne. Les salariés de Pixar pourront continuer à choisir le titre imprimé sur leur carte de visite et les places de parking ne pourront pas être réservées, même par les grands chefs.
Les équipes ne seront pas obligées de faire des séminaires à Disneyland et les standardistes n’auront pas à souhaiter ” une journée féerique ” à leurs interlocuteurs. Surtout, tout ce qui pourrait ressembler à un contrat de travail liant les salariés est proscrit. ” Les gens qui travaillent chez Pixar doivent le faire parce qu’ils en ont envie, pas sous la contrainte d’un contrat “, plaide Ed Catmull, qui raconte avoir vu Steve Jobs pleurer d’émotion le jour de la vente.
Au lieu de faire venir des cadres de Disney, ce sont les deux figures de Pixar, Ed Catmull et John Lasseter, qui s’envolent pour Los Angeles, avec pour mission de ressusciter les légendaires studios. Le tandem replace immédiatement les créatifs au centre de l’organisation. ” Disney était géré par des hommes d’affaires et non des artistes “, indique à l’époque John Lasseter, qui partage son temps entre les deux maisons.
La greffe est spectaculaire. Alors que Pixar encaisse pour la première fois plus de 1 milliard de recettes avec Toy Story 3 en 2010, Disney retrouve les faveurs de la critique avec Raiponce (600 millions de recettes) et surtout La Reine des neiges en 2013, qui devient son plus grand succès commercial. Et John Lasseter s’impose comme l’héritier spirituel de Walt Disney. ” Pendant un moment, on a eu un peu l’impression que papa avait une nouvelle femme et une nouvelle famille à Los Angeles et qu’il les aimait plus que nous “, relate a posteriori Pete Docter, figure historique de Pixar.
Deux univers parfaitement séparés
Douze ans après le rachat, les deux studios sont toujours parfaitement séparés, l’un à Los Angeles, l’autre à San Francisco. Ils travaillent sur des projets distincts avec des équipes différentes. Celles de Pixar font mine de ne jamais avoir entendu parler de Marvel (” Hein ? Qui ça ? “, s’amuse Brad Bird), et il est formellement proscrit de mentionner Star Wars plus d’une fois par réunion. ” Les deux mondes sont très séparés sous le ciel Disney, précise Brad Bird. De temps en temps, il y en a un qui dit : ‘Les gars, pourquoi on ne prendrait pas un personnage Marvel pour le mettre dans un film Pixar avec un peu d’ambiance George Lucas ? ‘ Et moi je réponds : ‘Pourquoi ne pas prendre de la bouffe mexicaine, la mélanger à de la chinoise et en faire un dessert ? ‘ Les choses fonctionnent très bien séparément. Je ne veux pas de tacos dans ma glace à la vanille ! ” Les actionnaires n’ont pas à s’en plaindre. Depuis le rachat, les studios Pixar ont rapporté près de 9 milliards de dollars au box-office, et les dessins animés Disney quelque 5,4 milliards, selon l’entreprise d’analyse publicitaire comScore. En Bourse aussi, Disney connaît une seconde jeunesse : le cours a triplé depuis 2006. Mais la question qui obsède les fondateurs depuis l’origine demeure entière. Comment durer ? Comment Pixar, la filiale d’un groupe mondial, peut-il préserver sa liberté de ton et son indépendance artistique ? Le modèle Disney, centré sur les franchises, implique de produire très régulièrement des films pour alimenter les produits dérivés et les manèges dans les parcs.
L’équipe Pixar, qui a longtemps rechigné à faire des suites à ses films, s’y est résolue. Elle y voit la clé de sa liberté : les suites marchant souvent mieux que les originaux, elles permettent de financer des créations plus risquées, comme Coco ou Vice-Versa. Mais la grande inconnue reste indiscutablement le remplacement de John Lasseter : il a beau n’avoir réalisé que cinq films, il demeure le meilleur antidote contre la médiocrité. Sa patte est visible, même sur les derniers opus. ” John a été très impliqué, il a développé l’histoire, il a des instincts démentiels et on en a profité, admet Brad Bird à propos des Indestructibles 2. Il aime le processus d’écriture, prendre une idée, la faire tourner, comprendre pourquoi ça ne marche pas, comment reprendre les faits pour que ça fonctionne… C’est un conteur. ” Pour autant, les analystes sont convaincus que la culture hyper-collégiale de Pixar, qui est parvenue à retenir ses talents historiques et à en faire émerger de nouveaux, protégera le studio. Les successeurs potentiels sont d’ailleurs puisés dans le vivier du Braintrust, une garantie d’intégrité. Et les marchés n’ont pas bronché. ” S’il y a bien un studio qui peut gérer une situation comme celle-là, c’est Pixar “, souligne Dan Sarto, du site spécialisé Animation World Network. ” C’est à la fois un tremblement de terre et un non-événement “, évoque-t-on en interne. ” Il y a chez Pixar une très sincère volonté de continuer à faire des grands films, exigeants artistiquement, poursuit Melody Cisinski. Personne n’a envie de se renier. Mais le juge de paix sera toujours le box-office. Si les prochains films font un carton, personne ne viendra nous embêter. “
Par Elsa Conesa.
Le très réservé Pete Docter admet volontiers qu’il ressemble à ses personnages – l’adolescente timide de Vice-Versa, les doux monstres de Monstres & Cie, ou le vieux monsieur de Là-haut, dont la maison s’envole, emportée par un bouquet de ballons à l’hélium. Ce géant de 1,95 m qui roule en Smart a d’ailleurs installé sa maison dans un arbre, sur une colline perdue de Californie, ” un rêve d’enfant qui ne s’est jamais vraiment dissipé “, a-t-il confié au New York Times.
A 49 ans, il pourrait bientôt remplacer John Lasseter à la tête de la création, dont il est déjà numéro 2. Ce qui ne l’empêche pas de douter. ” Je pense souvent que je suis sur le point de me faire virer, et que je devrais peut-être prendre les devants et démissionner “, confesse ce pur produit maison, deux fois primé aux Oscars, et qui fut le dixième employé de Pixar. ” Je me suis toujours senti bizarre et timide, avec ce besoin de m’isoler dans mon petit monde à part. C’est en partie pour ça que je suis allé vers l’animation, c’était plus facile pour moi de dessiner mes émotions que d’en parler. “
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