Decathlon, Ikea… Quand les rois de la périphérie misent sur les centres-villes
Alors que plusieurs enseignes décident de réduire leur présence en centre-ville pour se tourner vers les “retail parks” de périphérie, d’autres font le chemin inverse. Et non des moindres. Des géants comme Decathlon ou Ikea, qui ont toujours fait de la périphérie le coeur de leur business, lancent aujourd’hui des concepts “urbains”. Voici ce qui se cache derrière ce mouvement stratégique.
On les appelle des big-box stores. Et pour cause : ces magasins ressemblent à d’immenses boîtes. Ils possèdent tous les mêmes caractéristiques : un nombre limité de points de vente, une localisation en périphérie, une superficie très vaste, un grand parking. Vous les reconnaissez ? On peut notamment citer le géant suédois Ikea ou le français Decathlon (groupe Auchan). Les clients s’y rendent en voiture et peuvent y rester des heures. La localisation en périphérie des villes a toujours constitué un principe cardinal pour ces magasins spécialisés. Cela fait partie intégrante de leur business model. C’est que pour proposer des prix cassés, ces discounters chassent tous les coûts inutiles, dont le loyer. Le fait de s’installer en périphérie leur permet en effet de réduire son montant et de multiplier les mètres carrés pour exposer l’ensemble de leur gamme, celle-ci étant très étendue. Ce n’est pas pour rien si on les surnomme des category killers. Prenant une position souvent dominante dans un secteur et tirant les prix vers le bas, ils exercent une pression énorme sur les autres acteurs et font du tort aux… centres-villes qu’ils convoitent aujourd’hui.
Car tout mastodontes qu’ils sont, ces groupes sont aujourd’hui forcés d’être plus que jamais à l’écoute des évolutions du marché. Si le fait de rester fidèles à leur modèle leur a permis de connaître le succès que l’on sait, ils sont à présent bien conscients de la nécessité de faire évoluer les lignes pour coller aux nouvelles habitudes de consommation. Alors que la périphérie reste à ce jour le coeur de leur business, tant Decathlon qu’Ikea imaginent de nouveaux concepts ” urbains “.
1. Quels sont les plans de ces acteurs ?
Decathlon a ouvert son premier magasin dans un centre commercial mi-2017. Un pop-up store de 550 m2 (un Decathlon traditionnel s’étend sur une surface allant de 2.000 à 10.000 m2, Ndlr) situé à Sint-Niklaas, au Waasland Shopping Center. Et tout récemment, la chaîne a inauguré un nouveau concept dans le centre commercial The Mint, au coeur de la capitale. ” Sur 1.500 m2, nous avons dû faire des choix, explique Koen Tengrootenhuysen, directeur du développement immobilier de Decathlon Belux. Nous nous adressons aux gens qui habitent en ville avec une offre spécialisée : tout ce qui touche au yoga, au fitness, au cross-training, au street soccer, etc. Les produits les plus volumineux que nous vendons dans ce magasin sont les vélos. Maintenant, nous pouvons ouvrir toute la gamme dans une surface plus petite. Les clients peuvent commander sur Internet et venir retirer leur produit en magasin. Nous avons un parking en dessous de notre point de vente. ” D’après notre interlocuteur, Decathlon s’intéressera dans un premier temps aux grandes villes. ” Nous avons besoin d’une rotation de produits très élevée, dit-il. Nous pourrions penser à Anvers ou encore à Gand. ”
Avec la régionalisation de la loi sur les implantations commerciales, il y a une tendance à interdire l’implantation en périphérie. ” Koen Tengrootenhuysen, directeur du développement immobilier de Decathlon Belux
Du côté d’Ikea, on affirme ne pas encore avoir de projets concrets en Belgique, l’enseigne se concentrant sur le lancement prochain de la livraison à domicile et sur le développement de son réseau de points de retrait. ” Nous sommes en phase d’exploration, explique Annelies Nauwelaerts, porte-parole de la chaîne pour la Belgique. Nous observons ce qui se fait à l’étranger. ” Hors de nos frontières, le géant de l’ameublement teste en effet plusieurs concepts urbains. ” Nous sommes désireux de nous lancer dans les centres-villes “, affirmait fin de l’année dernière le nouveau CEO du groupe, Jesper Brodin, dans une interview accordée au Financial Times.
En 2017, Ikea a ouvert plusieurs pop-up stores : l’un centré sur les cuisines à Stockholm, un autre axé sur le textile et les chambres à coucher à Madrid. A Utrecht, c’est un magasin éphémère de cadeaux et d’accessoires qui est en train d’être testé. ” Nous n’allons pas seulement tester des magasins centrés sur les cuisines et les chambres à coucher, assure le CEO. Nous allons aussi proposer l’assortiment complet. ” Ikea a ainsi l’intention d’ouvrir des show-rooms proposant l’ensemble de l’offre à Londres et à Copenhague en 2019 et 2020. ” A Hambourg, nous avons ouvert un magasin complet intégré dans la zone piétonne “, explique Annelies Nauwelaerts.
2. Comment expliquer ce mouvement ?
Il y a plusieurs raisons à cela : la première est évidemment le développement de l’e-commerce. ” Historiquement, les big-box se sont imposés grâce à leur offre très large, explique Gino Van Ossel, professeur de retail marketing à la Vlerick Business School. Ils avaient donc besoin de beaucoup de mètres carrés. Mais sur Internet, le choix est toujours plus vaste. Il leur est donc impossible aujourd’hui d’affirmer qu’ils offrent plus de choix que l’e-commerce. Ils doivent alors se poser la question de savoir s’ils ont encore besoin de magasins aussi grands. Allez retrouver un ancien catalogue Ikea, vous verrez que tous les produits y étaient présentés avec des explications très détaillées. Aujourd’hui, le catalogue a pour objectif de donner un aperçu de l’assortiment et surtout d’inspirer les clients. ”
Autre explication au fait que ces géants testent des formats de magasins plus petits en centre-ville : la volonté de toucher des clients qui habitent en ville et ont décidé de délaisser la voiture. ” Si ces enseignes n’investissent pas les centres-villes, elles risquent de passer à côté de toute une partie de leur groupe-cible “, assure notre expert. ” Avec nos magasins périphériques, nous touchons de moins en moins de personnes qui habitent dans les villes, explique le directeur du développement immobilier de Decathlon Belux. La mobilité est en train de changer, et puis nous constatons une grande évolution dans les habitudes de nos clients. Ils attendent de plus en plus que les produits viennent à eux. ”
Même constat chez Ikea, où l’on explique qu’il s’agit pour la chaîne d’être ” plus accessible pour les gens qui n’ont pas accès à nos produits aujourd’hui “. ” Les magasins de périphérie sont de moins en moins accessibles, pointe la porte-parole. Les millenials trouvent qu’une voiture est moins nécessaire et les gens ont moins de temps de manière générale. Ils n’ont pas envie de reprendre leur voiture le week-end pour se déplacer loin. ”
Enfin, ce pari sur les centres-villes est également opportuniste. ” Il est très difficile d’encore obtenir des permis en périphérie, avoue le responsable de Decathlon. Avec la régionalisation de la loi sur les implantations commerciales, il y a une tendance à interdire l’implantation en périphérie. ” Dans le même temps, des espaces se libèrent dans les centres-villes. Car un mouvement inverse est en cours, poussé par l’e-commerce et le montant exorbitant des loyers. Des enseignes disposant d’un parc de magasins très étendu décident d’opérer des arbitrages et de fermer certains points de vente en centre-ville pour se tourner vers des retail parks de périphérie. On peut penser à H&M, Media Markt, Blokker, etc. ” Les centres-villes ne sont plus entièrement occupés, cela crée quelques opportunités, explique Sébastien Vander Steene, head of retail Belux chez CBRE. Cette vacance permet une petite correction sur les prix, qui deviennent plus avantageux. ”
3. Quels sont les défis de ces enseignes en centre-ville ?
Non seulement ces chaînes sont confrontées à un environnement qu’elles ne connaissent pas, mais les voilà aussi obligées de payer un loyer plus élevé qu’en périphérie pour un ticket moyen réduit. ” Le risque de non-rentabilité est bien là, confirme Gino Van Ossel. Les magasins de périphérie ne sont souvent pas rentables dans les rues commerçantes les plus chères. ”
Pour ces enseignes, il est donc important de dénicher les bons endroits en centre-ville. ” Si Ikea s’implante en ville, ce ne sera certainement pas au rez-de-chaussée mais plutôt à l’étage ou au sous-sol, estime notre expert. C’est le cas de Decathlon à The Mint. Le magasin n’a pas de façade extérieure, donc le loyer est moins cher. Mais Decathlon peut se permettre d’être moins visible étant donné que c’est une enseigne très connue. Regardez la Fnac à City 2. Les clients acceptent de monter aussi haut uniquement pour y aller ! ”
Outre le défi de la localisation, il y a aussi celui de l’assortiment. Ces enseignes doivent en effet adapter leur offre aux clients urbains. C’est exactement ce que fait Decathlon au centre de Bruxelles avec une offre axée sur les sports urbains. ” L’enseigne met l’accent sur des articles qui conviennent aux personnes faisant leurs courses à pied et à celles qui habitent au centre, explique Gino Van Ossel. Elle vend des trottinettes, des articles de fitness, de jogging, etc. ” Dans son pop-up store d’Utrecht dédié aux cadeaux et aux accessoires, Ikea a pour sa part décidé de mettre en avant des catégories de produits stratégiques. Il s’agit surtout pour la marque de communiquer envers ses clients.
Enfin, reste le défi de l’accessibilité. Ces magasins urbains devant servir de points de retrait pour du click & collect, il doit être possible pour les consommateurs de les approcher en voiture afin de retirer les articles les plus lourds. Au centre commercial The Mint, un parking est à la disposition des clients, qui peuvent ainsi venir rechercher leurs commandes passées en ligne. ” Les points de retrait en centre-ville posent la question de l’accessibilité, reconnaît Annelies Nauwelaerts, porte-parole d’Ikea Belgique. Dans notre magasin d’Hambourg, les clients peuvent directement passer commande et se faire livrer à domicile. Ils ont par ailleurs la possibilité de louer des vélos-cargos afin d’emporter leurs articles. ”
Contrairement à Decathlon et Ikea, l’enseigne de chaussures Brantano, récemment reprise par le groupe de mode FNG (Miss Etam, Fred&Ginger, etc.), ne peut être classée dans la catégorie des big box. Non seulement elle compte bien plus de points de vente en Belgique (110 pour être exact, contre respectivement 30 et 8 pour Decathlon et Ikea), mais sa superficie est bien moins élevée. Si la chaîne est aujourd’hui installée en périphérie, le long des grand-routes, ses responsables la verrait bien conquérir les centres-villes. ” Il y a un potentiel de 5 à 10 magasins en centre-ville dans les trois ans, assure Dieter Penninckx, CEO de FNG. Je pense notamment à Bruxelles et Liège ; mais aussi à de plus petites villes. Nous serions également intéressés par les centres commerciaux, à Woluwe, à Wijnegem. ” Si la marque lorgne les centres-villes, c’est, dit-elle, pour ” toucher les clients qui décident de ne pas avoir de voiture “. ” A l’heure du shopping omnicanal, les gens veulent qu’une marque soit disponible où ils sont, ajoute le CEO. Nous conserverons le même concept, mais simplement sur moins de mètres carrés et davantage centré sur l’inspiration. ” N’est-ce pas un pari risqué quand on voit que plusieurs chaînes quittent les centres-villes et rationalisent leur parc de magasins ? ” Des enseignes de périphérie de 800 m2 avec une telle densité de points de vente qui décident d’aller en centre-ville aujourd’hui, il n’y en a pas beaucoup “, glisse un fin connaisseur du retail.
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