De Twitter à X, l’utopie envolée : d’anciens employés de la première heure racontent la dérive du réseau social

Les fondateurs de la tech ne savent pas toujours ce que leurs produits deviendront, ni comment les utilisateurs s’en empareront au final. C’est précisément ce qui s’est passé avec Twitter. CNN a interrogé à ce sujet les premiers employés du réseau social à l’oiseau bleu.
Dans quelques jours, le réseau de microblogging X, anciennement appelé Twitter, soufflera ses 19 bougies. Sa version originale reflétait les débuts de l’internet et la vision radicale, mais optimiste, que ses fondateurs avaient sur le monde en ligne de l’époque. Pourtant, au fil des presque deux décennies qui ont suivi, Twitter a été confronté à des dilemmes et des remises en question.
L’idée de donner une voix à n’importe qui sur internet soulevait une question fondamentale : que faire lorsque cette liberté permet aussi de propager des propos haineux ou de rechercher le pouvoir de manière inattendue ? « Il se passait énormément de choses à l’époque. Il n’y avait tout simplement pas assez de temps dans une journée pour réfléchir aux implications bien plus larges de ce que nous étions en train de créer », confie Evan Williams, cofondateur de Twitter, à CNN, en évoquant les premiers jours de l’entreprise.
L’ère Musk: controverse et bouleversement
Aujourd’hui, le monde sait ce qu’est devenu Twitter, rappelle CNN. Depuis juillet 2023, l’entreprise est devenue X, sous la direction d’Elon Musk, l’homme le plus riche du monde. Musk a utilisé la plateforme pour contribuer à la réélection du président américain Donald Trump et continue de s’en servir pour promouvoir son propre agenda politique et social, tout en cherchant à remodeler le gouvernement américain.
Cette approche a permis aux suprémacistes blancs et aux diffuseurs de fake news de réintégrer la plateforme, tandis que certains utilisateurs historiques tentent toujours de préserver l’utilité initiale du réseau pour partager des informations et de l’actualité en temps réel.
Si Twitter a longtemps eu du mal à convertir son influence en un modèle économique rentable, la valeur de l’entreprise est aujourd’hui plus incertaine que jamais. Les politiques controversées de Musk ont fait fuir les annonceurs, accentuant les difficultés financières.
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Une bataille perdue d’avance ?
« Nous avons construit quelque chose qui a pris son envol pour voler de ses propres ailes, avec ses aspects positifs et négatifs. Et le combat consistait à faire en sorte que le positif l’emporte sur le négatif », admet Evan Williams.
« Et c’est ce qui m’a semblé être une bataille perdue d’avance au fil du temps. Est-ce que cela en vaut encore la peine ? Est-ce que toute cette idée est erronée ? »
Pour autant, X n’a pas souhaité répondre aux demandes de commentaires.
Le flou de l’incertitude
À bien des égards, le monde – en ligne et hors ligne – a évolué de manière imprévisible depuis la fondation de Twitter en 2006. À l’époque, Facebook venait tout juste d’être ouvert au public, les blogs dominaient l’espace numérique, et les applications mobiles n’existaient pas encore – l’iPhone n’arrivant qu’un an plus tard.
Lors de son lancement, Twitter était un espace de discussions légères et anodines. Jack Dorsey, cofondateur, publiait alors des messages aussi simples que « rentrer à pied. Froid », tandis que Biz Stone écrivait : « je mange une pomme de terre au four et des haricots verts avec du seitan barbecue et du vin blanc ».
« Je pense que l’on a une idée de ce que l’on fait, une intuition, mais le flou de l’incertitude est assez dense », reconnaît Jason Goldman, premier responsable produit de Twitter et ancien directeur numérique de la Maison-Blanche sous Obama. « C’est pourquoi il y a une sorte de biais naturel vers l’action dans l’industrie technologique : avancer, essayer, lancer et observer ce que les utilisateurs en font. »
Un outil d’influence sociale
Au fil des mois et de sa croissance, Twitter a été utilisé de manière plutôt positive, dans des contextes que ses fondateurs n’avaient pas anticipés, notamment pour organiser des mouvements sociaux tels que le Printemps arabe ou Black Lives Matter.
Au cœur de cette histoire se trouve Jack Dorsey, considéré comme le père de la plateforme. Ses valeurs et sa vision sont profondément ancrées dans les fondements de Twitter. PDG pendant huit ans (de 2006 à 2008, puis de 2015 à 2021), il a contribué, volontairement ou non, à préparer le terrain pour l’acquisition par Elon Musk.
Liberté d’expression ou naïveté ?
Dorsey a toujours envisagé Twitter comme un espace favorisant la liberté d’expression. « Une plateforme, pour en être une, doit être libre… Je pense que nous devons entendre toutes les opinions, y compris les plus extrêmes », déclarait-il en 2016 lors de la Code Conference.
Mais cette approche a également conduit à une certaine lenteur dans la gestion des problèmes liés aux abus en ligne. Del Harvey, ancienne responsable de la sûreté et de la sécurité chez Twitter, admet que l’entreprise n’avait « pas beaucoup investi » dans ces domaines jusqu’en 2017, alors que la pression pour lutter contre la propagation de la haine et des abus en ligne augmentait.
En 2020, Dorsey a invité Musk à intervenir lors d’une réunion générale de l’entreprise. « Au fait, voulez-vous diriger Twitter ? » lui a-t-il demandé, en l’interrogeant également sur sa vision pour améliorer la plateforme. Musk avait alors répondu que les employés devaient s’attaquer aux « personnes qui essaient de manipuler le système… Elles tentent d’influencer l’opinion publique, et il est parfois très difficile de distinguer ce qui relève de l’opinion publique authentique de ce qui ne l’est pas ».
Un destin inévitable ?
Deux ans plus tard, Musk entamait sa prise de participation financière qui allait conduire à l’acquisition de Twitter. Avec du recul, l’équipe initiale de Twitter aurait sans doute pu faire davantage pour préserver la vision d’origine du réseau de microblogging, admet Jason Goldman. Cependant, selon lui, le destin de Twitter était peut-être inévitable.
« Notre intention était que la plateforme soit utilisée pour des sujets légers et agréables… et que nous considérions les aspects négatifs comme des anomalies du système », explique-t-il. « Mais la réalité est que certains de ces usages – comme devenir un outil de propagande majeur pour une idéologie autoritaire et de droite en pleine ascension, tant au niveau national qu’international – ne sont pas des anomalies, mais bien une caractéristique intrinsèque de l’outil. »
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