Dans les coulisses de Wink, le “pure-player” du Groupe Louis Delhaize
Alors que l’e-commerce alimentaire peine à décoller chez nous, le jeune magasin 100 % en ligne tente de se frayer un chemin dans un paysage ultra-concurrentiel dominé par les grands de la distribution. Mais Wink enregistre des pertes récurrentes, plombé par un manque de notoriété et une zone de chalandise limitée. Ses responsables, eux, continuent de croire dans un modèle qu’ils qualifient d’unique.
Ce ” biiip ” qui résonne dans l’entrepôt, Nathalie le reconnaîtrait entre mille. Une commande vient de tomber, elle s’affiche sur l’écran de contrôle. Munie d’un scanneur, la responsable de l’entrepôt de Zaventem s’empare d’un chariot et se faufile dans les allées, suivant les indications. D’abord les produits secs, ensuite le frais, et enfin les produits surgelés. Sur son petit écran, aucun nom de produit. Uniquement des codes. La commande doit être prête dans une heure pour un retrait au drive-in. Dans un coin de l’entrepôt, plusieurs commandes sont empilées dans des caisses. Elles seront livrées à domicile ce soir. Il est presque midi et le camion qui les emmène à Anderlecht, dans le centre de distribution de bpost, va bientôt arriver. Chaque jour depuis novembre 2013 et le lancement du service, ce sont les mêmes opérations qui se répètent dans les deux entrepôts que compte ce nouvel acteur des courses en ligne. Filiale du groupe de distribution Louis Delhaize, Wink copie clairement le modèle français du drive solo. ” Nous nous sommes inspirés de Chronodrive, la filiale d’Auchan qui développe des drive-in autonomes de maximum 1.500 m2 “, explique Cédric Antoine, l’administrateur délégué.
Pour cet ancien directeur d’hypermarché Cora, Wink, de par son modèle spécifique, propose un service qu’aucune autre chaîne traditionnelle ne peut assurer à ce jour : ” Les acteurs de la distribution traditionnelle ont fait du drive-in une thématique réservée à quelques happy few. Notre service est accessible à tout le monde car nous ne facturons aucuns frais de préparation. Par ailleurs, le client est assuré que tous les articles commandés sont disponibles grâce à l’interface en temps réel entre notre site et le stock. ” Le responsable pointe par ailleurs la possibilité de visualiser les dates de péremption, de commander ses fruits et légumes en vrac et d’être directement remboursé en cas d’insatisfaction. ” Il y a aussi la rapidité avec laquelle nous préparons les commandes, ajoute-t-il. Le client peut déjà se présenter après une heure et l’enlèvement est très rapide. Nous pouvons aller beaucoup plus vite que les distributeurs qui effectuent la préparation en magasin. ”
De nouveaux drive-in pour atteindre la rentabilité
Attractif sur papier, le modèle développé par Wink peine toutefois à décoller. Dans une Belgique saturée en magasins, comment amener un nombre suffisamment important de clients à se déplacer jusqu’au drive-in ? Qui plus est quand les clients ne connaissent pas la marque… Autant de handicaps qui se traduisent dans les chiffres. Les pertes de Wink Market SA sont récurrentes, régulièrement absorbées par des diminutions/augmentations de capital. Si on regarde le résultat d’exploitation, il se monte à – 1.236.399 euros en 2015, – 1.110.330 euros en 2014 et – 1.173.234 euros en 2013. Le cash-flow net suit la même tendance : – 1.136.408 euros en 2015, – 1.011.345 euros en 2014 et – 1.132.628 euros en 2013. Au niveau des revenus, les chiffres ne décollent pas. Au contraire, ils diminuent même en 2015 : 355.238 euros en 2015, 432.568 euros en 2014 et 169.844 euros en 2013.
” Cette entreprise n’a pas un modèle viable avec le niveau d’activité actuel, analyse Pascal Flisch, business development manager chez Roularta Business Information. L’actionnaire semble cependant y croire, au vu de la prime d’émission qu’il a payée lors de la dernière opération de ” nettoyage ” des pertes en décembre 2016 : 9.000 euros de prime pour chaque action de 10.000 euros. ” Dans son dernier rapport de gestion, le conseil d’administration de la société explique que ” l’atteinte du seuil de rentabilité passe par une hausse significative du chiffre d’affaires et du nombre de sociétés partenaires, exploitantes de drives (outre les deux sociétés existantes à Wavre et Zaventem, Ndlr). Malgré tous les efforts consentis par la société, il n’est aujourd’hui pas encore garanti que le chiffre d’affaires connaisse, dans un avenir rapproché, une évolution aussi soutenue que celle constatée sur le marché français “.
Elargir la livraison à domicile
Pour tenter d’atteindre la rentabilité, Wink a déjà fait évoluer son modèle depuis son lancement. ” Nous nous sommes déjà éloignés de la copie de Chronodrive, explique Cédric Antoine. Nous avons inventé pour la Belgique la notion d’e-commerce alimentaire multicanal. L’idée est de proposer une palette de solutions de retrait. ” En plus du retrait au drive-in, Wink a donc lancé la livraison à domicile via le service Combo, de bpost. Et plus récemment, le groupe a décidé d’ouvrir des points-relais où le client peut venir retirer sa commande sans frais de livraison supplémentaires. Aujourd’hui, le défi est d’élargir encore la livraison à domicile et de permettre une livraison le samedi. Car le service Combo est accessible uniquement en semaine et est loin de couvrir tout le pays. ” Combo ne répond pas aux besoins de toute la clientèle “, confirme le CEO, qui explique être actuellement en discussion avec d’autres partenaires, sans en dire davantage.
“Devenir des entrepôts de préparation pour d’autres enseignes”
En ce qui concerne le manque de notoriété de la marque, Cédric Antoine reconnaît qu’il s’agit là d’un défi de taille. ” Nous avons envisagé un éventuel changement de nom, reconnaît-il, mais cela n’est plus à l’ordre du jour. J’y crois encore. Je pense qu’il y a une place pour un trublion de la distribution. Nous devons investir dans la publicité. Comme nous voulons vendre un nouveau concept, il faut créer une rupture. ”
Par contre, Wink pourrait bien à l’avenir tirer profit du réseau des magasins Cora, Match, etc. ” Il est probable que dans le futur, Wink puisse servir aux autres magasins du groupe, assure le respon-sable. Nous pourrions, par exemple, équiper les autres magasins de nos solutions car notre expertise, c’est de disposer d’un modèle intégré complet. ” Et le CEO de lancer également une piste pour le moins inattendue : ” Nous pourrions aussi devenir des entrepôts de préparation centralisés pour d’autres enseignes. ”
Pour ses futurs développements, Wink pourrait-il s’inspirer du drive-in en étoile français, ” à la Leclerc ” ? A savoir : un entrepôt central de préparation (plus grand, plus automatisé, avec un assortiment plus large) livrant des points de retrait. ” Nous le faisons déjà, mais de manière différente, explique Cédric Antoine. Nous avons des points de retrait sans immobilier propre (des gares, des stations essence, etc.). Sinon, je suis plutôt favorable à des centres de préparation locaux. Regardez les master entrepôts de Delhaize et Colruyt. Ils font du J + 1, pas du J. ”
Lancé fin 2013, le supermarché 100 % en ligne du groupe Louis Delhaize (Cora, Match, Delitraiteur, supérettes Louis Delhaize) dispose de deux drives solo : l’un à Zaventem, l’autre à Wavre. Il s’agit d’entrepôts de préparation qui servent également de points de retrait. Une heure après avoir passé sa commande en ligne, le client peut venir la retirer sans sortir de son véhicule, et cela sans payer de frais de préparation. Pour élargir sa zone de chalandise, l’entreprise s’est lancée dans la livraison à domicile. Elle collabore pour ce faire avec le service Combo, de bpost. Le client peut commander jusqu’à 9 h pour se faire livrer entre 18 et 21 h moyennant des frais de livraison de 9,95 euros. La livraison à domicile est aujourd’hui disponible à Bruxelles, dans les deux Brabant, en provinces d’Anvers et de Gand. Plus récemment, Wink a décidé d’ouvrir plusieurs points de retrait en dehors de ses deux drive-in. Stations essence, gares, etc. Le groupe dispose à ce jour de sept points de retrait. Le client peut faire sa commande jusqu’à 10 h pour aller la retirer en fin de journée sans frais de livraison.
Spécialiste de la distribution et professeur de retail marketing à la Vlerick Business School, Gino Van Ossel porte un regard critique sur l’initiative du groupe Louis Delhaize.
TRENDS-TENDANCES. Le modèle de Wink est-il vraiment unique en Belgique, comme l’affirment ses responsables ?
GINO VAN OSSEL. Oui et non. Le fait de disposer de deux drive-in accolés à des dark stores (centres de préparation, Ndlr), c’est un peu unique. Seul Carrefour possède un drive solo à Waterloo, sur le même modèle que Wink. Maintenant, les autres distributeurs possèdent aussi des drive-in accolés à leurs magasins.
Quels sont les avantages et désavantages du système du drive solo ?
Les grands avantages sont la vitesse de préparation et l’absence de coûts de transport. Ce système permet également de conquérir des parts de marché dans des endroits où le groupe n’a pas de magasins. L’inconvénient, c’est que le choix sera toujours plus réduit que dans un dark store centralisé. L’automatisation est limitée et le risque de rupture de stock est grand. Par ailleurs, les coûts d’installation sont élevés, tout comme les coûts fixes, et la zone de chalandise est restreinte. Enfin, que faire avec le personnel du drive solo lorsque vous n’avez pas assez de commandes ? Or, on sait que l’e-commerce alimentaire est assez limité en Belgique. Ce n’est pas rentable.
Peut-on parler d’un vrai pure player ?
Il est vrai que le groupe Louis Delhaize utilise une marque différente, mais pour le consommateur, ce n’est pas un pure player. Un vrai pure player ne fait que de la livraison à domicile. Dès que vous faites du click & collect, vous n’êtes plus un pure player. Et puis, l’avantage d’être un pure player, c’est de ne pas avoir de magasins et donc, de réduire ses coûts. Ici, le groupe Louis Delhaize possède les enseignes Cora, Match, Louis Delhaize, etc.
Comment analysez-vous le choix posé par le groupe Louis Delhaize de lancer une marque séparée se présentant comme uniquement active sur le Net ?
C’est un choix compréhensible dans le sens où Cora est bien connu mais ne possède pas beaucoup de magasins. Match dispose de nombreux points de vente mais ce sont surtout des franchisés. Il aurait été compliqué d’instaurer ce genre de système. En lançant Wink, le groupe espère prendre des parts de marché sans risquer de cannibaliser ses autres marques.
Quels sont les points faibles de Wink ?
Son plus gros point faible est le manque de notoriété. Personne ne connaît Wink aujourd’hui. Ensuite, son modèle se situe entre le store picking (la préparation en magasin, Ndlr), qui n’est pas très rentable mais qui permet une certaine flexibilité lorsque les volumes sont faibles, et le dark store centralisé, que Wink ne peut pas se permettre, étant donné sa petite taille. En fait, lancer à la fois un drive solo et une nouvelle marque est un exercice très difficile.
Pensez-vous que ce concept soit viable à terme ?
Je ne suis pas sûr que l’on en parlera encore dans quelques années. Le groupe Louis Delhaize est déjà le plus petit groupe de distribution en Belgique, et dans un marché qui se consolide, il n’est pas en pleine forme. Aujourd’hui, Wink perd de l’argent. Soit le groupe devra abandonner, soit il devra se réinventer.
Comment Wink pourrait-il évoluer ?
Je n’aurais personnellement jamais lancé ce nouveau concept sous un nouveau nom. Si on le fait, on doit le faire avec beaucoup plus de moyens. J’aurais commencé dès le début sous l’appellation Cora, bien plus connue. De plus, la marque Cora est omniprésente au sein du groupe : chez Cora évidemment, mais aussi chez Match et Wink. Cela aurait permis de donner une image moins chère. Par ailleurs, si j’étais Wink, j’utiliserais le réseau de magasins du groupe pour faire du click & collect. Il serait intéressant pour le groupe Louis Delhaize d’intégrer l’ensemble de ses activités e-commerce sur une même plateforme.
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