Dans les coulisses de “l’opération Odoo”…

Odoo devrait terminer l’année sur un chiffre d’affaires de 400 millions. © belgaimage
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Comment Wallonie Entreprendre a cédé une partie de sa participation dans la licorne wallonne au fonds américain General Atlantic, valorisant Odoo à plus de 3,6 milliards.

Le vendredi 16 juin dernier peu avant minuit, le CFO d’Odoo, Alessandro Mazzocchetti, qui est chez des amis, referme son portable. C’est fait. Le fonds new-yorkais General Atlantic a signé l’accord qui lui assure un peu plus de 4% du capital d’Odoo, la licorne wallonne, clôturant trois mois de travail intense.

La transaction, qui ne sera rendue publique que le 26 juin, permet au fonds américain de racheter pour 150 millions d’euros une partie des actions que détenaient Wallonie Entreprendre (WE) et l’invest liégeois Noshaq. Accessoirement, l’investisseur français Xavier Niel vendra un tiers de la participation de 0,8% qu’il possédait et un ancien cadre de l’entreprise wallonne cèdera aussi ses parts.

Pourquoi WE a décidé de céder une partie de ses actions, qui plus est à un moment où les valeurs technologiques souffraient en Bourse? Comment cette opération a-t-elle été réalisée? Pourquoi aucune banque d’affaires n’était présente? Voici les coulisses d’une opération hors normes qui a rapporté 100 millions aux pouvoirs publics wallons (70 millions de plus-values pour WE et une trentaine pour Noshaq) et qui valorise Odoo à 3,6 milliards d’euros. Une opération pilotée, côté vendeur, par Alessandro Mazzocchetti et Damien Lourtie, le directeur financier de WE.

Pourquoi vendre?

“Historiquement, explique Damien Lourtie, la SRIW avait investi dans Odoo en 2015. Nous étions alors montés au capital à hauteur de 6%. Mais en 2019, lors de l’arrivée de Summit Partners parmi les actionnaires, nous avons décidé d’investir 2% supplémentaires. Lorsque la SRIW, Sogepa et Sowalfin ont été regroupées au début de cette année pour former Wallonie Entreprendre, nous avons pensé que c’était le bon moment de réaliser une partie de la plus-value en vendant les 2% acquis en 2019 tout en conservant notre position historique de 6% et notre poste d’administrateur.”

Odoo est en effet depuis assez longtemps dans le radar des fonds de private equity séduits par la croissance extraordinaire de l’entreprise. Le groupe créé par Fabien Pinckaers a des contacts réguliers avec des investisseurs potentiels. L’un d’eux a fait une offre à la fin de l’année dernière. “Nous avons vu qu’il y avait un appétit avec des valorisations correctes malgré la diminution de valeur dans le secteur”, dit Damien Lourtie.

Mais WE ne se précipite pas. “Odoo avait changé en octobre sa structure de prix, pour la diminuer. Nous avons préféré attendre les résultats du premier trimestre pour que les investisseurs puissent avoir un minimum de recul par rapport à cette nouvelle stratégie”, poursuit-il. Or, la nouvelle stratégie semble payante. “Le nombre de nouveaux clients est désormais de 5.000 à 6.000 par mois, ce qui est 2,6 à 2,8 fois plus que lors de l’ancienne tarification, se réjouit Alessandro Mazzocchetti. Nous sommes encore dans une phase de test mais on peut déjà dire que cela a été une bonne décision.”

Dès lors, début avril, le conseil d’administration de Wallonie Entreprendre décide de lancer le processus de vente. L’invest liégeois Noshaq, autre actionnaire historique, décide lui aussi d’embarquer dans ce bateau et de vendre la moitié des 2% qu’il détient.

Un milliard en 2026

Il n’était cependant pas évident de se lancer à ce moment. “C’est vrai, concède Damien Lourtie. On nous a demandé pourquoi nous voulions vendre maintenant alors que la valorisation des entreprises technologiques a baissé en Bourse de 20 à 40%? Mais cette baisse était plus que compensée par la croissance exceptionnelle d’Odoo, avec un taux de croissance de 50% par an ces 10 dernières années. De plus, ce qui importait, de notre côté, était de ‘dérisquer’ une partie de notre investissement en sachant que nous étions entrés à des niveaux de valorisation extrêmement bas en 2019, quand la société était valorisée à 380 millions d’euros. Si l’on tient compte du prix moyen auquel nous avons acheté nos actions Odoo, nous avons fait fois 30 avec cette opération.

Le directeur financier de WE ajoute: “Nous voulions aussi montrer qu’en plus de sa capacité à attirer de bons investisseurs, la valeur d’Odoo continuait à augmenter – en 2022, quand Summit Partners a renforcé sa participation, la société avait été valorisée à 3,2 milliards – et soutenir ainsi la vision d’Odoo d’un marché qui ne pouvait qu’exploser dans le futur.”

Une croissance qui ne devrait pas s’arrêter. “Nous devrions terminer l’année sur un chiffre d’affaires de 400 millions, avec 3.500 personnes. Et j’ai présenté aux investisseurs un business plan qui indique un chiffre d’affaires d’environ un milliard en 2026”, souligne Alessandro Mazzocchetti.

La décision prise, il fallait mettre les armées en ordre de marche. Cela ne paraissait pas trop difficile: “Nous travaillons depuis plusieurs années la main dans la main avec Damien Lourtie, qui siège aussi au conseil d’Odoo”, explique Alessandro Mazzocchetti. Les deux CFO ont donc piloté la transaction. Car si Odoo n’était pas directement impliquée dans une opération qui ne concerne que certains actionnaires, la licorne wallonne souhaitait néanmoins faire partie du processus pour avoir une vue sur sa valorisation et s’assurer que le nouvel actionnaire soit en ligne avec les valeurs de l’entreprise.

Sans banque d’affaires

Dans ce processus, les deux CFO décident aussi de se reposer essentiellement sur leurs équipes. “Nous n’avions pas besoin d’une banque d’affaires pour attirer des candidats investisseurs. Ils étaient déjà là”, explique Damien Lourtie.

Odoo ne voit pas non plus pourquoi payer quelques millions en commission pour aider à réaliser une opération qui ne concerne essentiellement que quelques actionnaires. Alessandro Mazzocchetti a l’expérience pour mener l’opération. Cependant, il ne peut pas être à la fois au four de la négociation et au moulin de la direction financière de l’entreprise.

Il fait alors appel à une aide extérieure. Ce sera le consultant montois Ekkofin. “Il fallait quelqu’un qui m’aide dans la préparation de tout le back office, dans le reporting financier, etc., parce que nous avions un problème de ressources, explique le CFO d’Odoo. Nous ne sommes pas structurés pour ce genre d’opération. Notre équipe ‘finance’ est assez réduite et relativement jeune.”

Joffroy Moreau, patron d’Ekkofin, se souvient: “Un jour du mois de mars, j’étais en réunion chez Odoo pour une formation avec des partenaires et quelqu’un vient me dire au moment de la pause qu’Alessandro veut me parler. Je vais le trouver et il m’explique que WE et Noshaq vont sans doute décider de vendre une partie de leur participation, qu’il a déjà des contacts avec des fonds d’investissement mais qu’Odoo ne prendra pas de banque d’affaires. Odoo a l’habitude de ne faire appel à des consultants que lorsque c’est vraiment nécessaire. J’étais donc content que l’on fasse appel à nous”, dit-il.

Presque tout en interne

“J’ai fait appel aux services financiers d’Ekkofin et engagé un consultant dans la personne de Charles Jacques pour peaufiner les analyses financières qui étaient demandées par les investisseurs car nous étions en manque de ressources en interne”, explique Alessandro Mazzocchetti. Ekkofin a alors joué un rôle de support, sous ma responsabilité.”

“Nous avons supporté l’équipe interne pour organiser la dataroom, affiner les budgets, les plans financiers et les réponses aux questions dans le cadre de cette surcharge exceptionnelle”, confirme Joffroy Moreau.

Avant d’être engagé chez Ekkofin, Charles Jacques avait été CFO de MaSTherCell dans une vie antérieure. Il avait alors piloté la vente de la biotech wallonne au groupe américain Catalent. Il était donc expérimenté pour donner ce coup de main.

WE prendra elle aussi une aide extérieure, ajoute Damien Lourtie. “Nous avons tout fait en interne, sauf pour la partie légale, le closing et le contrat d’achat d’actions, pour lesquels nous avons bénéficié du support de NautaDutilh. Mais comme il n’était pas question de revoir le pacte d’actionnaires existant, nous avons évité de longues discussions juridiques.”

Régler les montres

Les CFO d’Odoo et WE s’attachent à définir le portrait type de l’investisseur qui allait racheter ces parts. D’abord, ce doit être un nouvel actionnaire. “Nous avions estimé que Summit Partners, qui détient désormais 25% du capital, avait déjà une part significative, observe Damien Lourtie. Nous préférions avoir d’autres investisseurs afin de ne pas mettre tous les œufs dans le même panier. Mais nous avons pris le temps de bien leur expliquer l’opération. Et Summit nous a donné quelques conseils, très bienvenus et très pointus. Il était important que tout le monde soit aligné.”

La liste des acquéreurs possibles n’est pas longue: une vingtaine de noms. “Dans le monde des fonds spécialisés, il n’y a que quelques dizaines d’acteurs, observe le directeur financier de Wallonie Entreprendre. Tout le monde se connaît.” Alessandro Mazzocchetti poursuit: “J’avais rencontré chacun des responsables de ces fonds ces deux dernières années. Je les avais informés, j’avais effectué pour eux des présentations. Ils nous connaissaient déjà bien. Et nous sommes allés toucher la crème de la crème”.

DAMIEN LOURTIE
© pg

“Nous voulions surtout que l’investisseur qui serait choisi soit bien aligné sur les valeurs d’Odoo” Damien Lourtie

Avant de rencontrer ces candidats, Odoo et Wallonie Entreprendre doivent toutefois régler une dernière fois leurs montres. “Nous avons discuté au début de l’opération, se souvient Damien Lourtie. Nous voulions surtout que l’investisseur qui serait choisi soit bien aligné sur les valeurs d’Odoo et avec les autres actionnaires historiques. Nous n’avons pas voulu jouer simplement le prix. Un exemple? Lors de la décision prise l’an dernier de réduire le prix des licences, un investisseur classique aurait pu dire: pourquoi diminuer le prix en période d’inflation? Il faut les augmenter. Mais la vision de Fabien Pinckaers est opposée: elle est d’attirer un maximum d’utilisateurs afin d’atteindre une taille qui permette d’avoir un effet d’entraînement.”

© National

Les bases sont posées. La négociation proprement dite avec les 20 présélectionnés peut commencer. Les slides de la présentation sont réalisés le week-end du 15-16 avril. Pour la petite histoire, Fabien Pinckaers les postera peu après sur LinkedIn, ce qui mettra la puce à l’oreille de plusieurs dizaines de personnes qui vont partir à la pêche aux renseignements… Les documents finalisés, “les présentations vont s’enchaîner matin, midi et soir dans les locaux d’Odoo à partir du 17 avril, pendant deux semaines”, se rappelle Alessandro Mazzocchetti.

De ce processus, quatre candidats “très sérieux” sont retenus. “C’était un défi parce qu’Alessandro a dû être capable d’absorber quatre due diligences en parallèle. Nous aurions pu signer une exclusivité avec un seul fonds. Mais après discussion au sein du conseil d’administration d’Odoo, nous avons jugé que c’était un peu trop risqué, que nous perdrions un levier de négociation en ne sélectionnant qu’un candidat.” Le CFO d’Odoo devra donc maintenir quatre fers au feu.

“C’est encore Alessandro!”

La dernière ligne droite se passera la première quinzaine de juin. Le CFO d’Odoo alignera alors call sur call, du matin au soir. Avec une date butoir: les candidats doivent remettre leur offre pour le 14 juin. Pendant toutes ces semaines, les téléphones n’arrêteront pas de chauffer. “Dans ce type de négociations, souligne Damien Lourtie, ce sont des centaines de coups de fil par jour. Quand j’étais chez moi et que le téléphone sonnait, mes enfants me disaient: c’est encore Alessandro!”

General Atlantic sort gagnant. “Nous aurions pu obtenir encore plus mais nous voulions trouver un investisseur en ligne avec le management et les actionnaires, explique le directeur financier de WE. Nous aurions dû alors faire des concessions dont nous n’avions pas envie.” Quelles concessions? “On a notamment discuté d’une clause de liquidity event, qui permet à un fonds de sortir quand il se passe un événement comme une introduction en Bourse. Mais nous ne voulons pas aller en Bourse”, dit le CFO d’Odoo.

Damien Lourtie ajoute: “Nous aurions pu avoir une valorisation supérieure en octroyant au nouvel actionnaire une clause de liquidation préférentielle, qui est une protection de l’investissement pour de nouveaux investisseurs et qui est assez classique dans ce type de deal. Mais le pacte d’actionnaires qui existe depuis 2014 ne prévoit rien de spécifique, pas de minorité de blocage, pas de différents types d’actions. Si quelqu’un veut investir, il doit l’accepter.”

Deux jours fous

General Atlantic accepte ces conditions. “Lorsque nous avons dit à General Atlantic le mercredi 14 juin que tout était bon pour nous, ils nous ont répondu qu’ils désiraient une semaine d’exclusivité pour tout mettre en place, dit Damien Lourtie. Nous avons refusé mais nous nous sommes engagés à signer le contrat pour vendredi soir. Et cela a été une discussion entre gentlemen. Chacun a fait ce qu’il avait dit qu’il allait faire. Les 15 et 16 juin seront donc deux jours fous, au cours desquels il faudra préparer toute la documentation légale avec l’aide de NautaDutilh.

Le vendredi 16, dans la soirée, Alessandro Mazzocchetti pense pouvoir enfin relâcher la pression. “Depuis trois mois, j’avais annulé toute vie de famille. J’avais vécu avec Fabien! Le vendredi, j’étais invité à un barbecue chez des amis et je me suis dit que ce dernier jour, cela devrait aller. J’avais toutefois amené mon ordinateur. J’ai bien fait: j’ai travaillé jusqu’à 23h52, heure de signature du deal!”

Mais au final, Damien Lourtie et Alessandro Mazzocchetti ne regrettent pas ces semaines de stress. “Quand on nous demandait qui nous allions choisir, nous répondions: celui qui sera vraiment capable de comprendre l’ADN d’Odoo. Et nous avons choisi le meilleur!”, se réjouit Alessandro Mazzocchetti.

Du côté de WE, il y a aussi la satisfaction d’avoir pu dégager une plus-value importante qui sera réinjectée dans l’économie. “WE investit environ 400 millions par an. Ces 70 millions seront réinvestis dans une série de domaines stratégiques pour l’économie wallonne.”

Mais quand on demande à Damien Lourtie si Wallonie Entreprendre songe à vendre un autre bloc de titres, il répond par la négative: “Notre but est de rester à bord sur le long terme et de continuer à supporter l’étendard de l’écosystème numérique wallon”.

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