Après avoir raté le virage du bio et d’internet, voici comment Yves Rocher compte remonter la pente

Encore aujourd’hui, à La Gacilly, dans le Morbihan, tout rappelle l’épopée de celui qui fonda l’une des marques les plus connues de France. © Hemis via AFP
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Pionnière de la “beauté nature” et de la vente par correspondance, la marque a raté le virage du bio et d’internet. Si elle a perdu une partie de son aura, elle s’offre aujourd’hui un traitement anti-âge radical à base d’engagement dans le développement durable.

C’est un décor de carte postale. À commencer par la petite maison dans laquelle le pionnier de la beauté nature est né. C’est là, dans le grenier familial, qu’Yves Rocher créa sa première crème en 1959. Encore aujourd’hui, à La Gacilly, dans le Morbihan, tout rappelle l’épopée de celui qui fonda l’une des marques les plus connues de France.
Dans les petites rues qui serpentent autour de la rivière l’Aff, 300.000 personnes se sont pressées cet été comme chaque année, venues admirer les immenses images affichées sur les murs des maisonnettes aux toits d’ardoise pour le festival de la photo créé par l’un de ses fils, Jacques Rocher, désormais maire de la ville, un poste qu’occupa son père.

Un patrimoine olfactif

Sur les hauteurs du bourg, c’est l’hôtel-spa de la famille et sa ligne épurée qui se dressent. Dans la campagne environnante, voici plus de 60 hectares de champs cultivés de fleurs, du bleu profond des bleuets, au jaune chaud du calendula, en passant par le vert sombre de l’edulis qui prend le chaud sous les serres. Toutes ces plantes serviront de base aux produits phares de l’enseigne.

La marque Yves Rocher est partout à La Gacilly. Et cela dure depuis 65 ans. Sa signature a franchi de longue date les lisières du village pour entrer dans le patrimoine olfactif des jeunes filles en fleurs. Mais le temps est assassin, chantait Renaud. Dans les grandes villes, des rivales grand public comme Aroma Zone, Kiko, Typologie ou L’Occitane lui ont sans vergogne signifié ses rides.

C’est presque un cas d’école. Comment Yves Rocher, inventeur du produit “nature” avant qu’on l’appelle bio, et pionnier de la vente par correspondance avant l’avènement d’internet a-t-il pu rater à ce point ces deux évolutions ? La certification bio de ses champs de fleurs n’interviendra qu’en 1997, alors que depuis longtemps déjà la demande de produits éthiques a explosé. La marque accélère, se fait certifier UEBT (Union for Ethical Bio Trade), un label international encore plus exigeant puisqu’il promeut un équilibre de l’écosystème global entre les sols, les plantes et les insectes. Fin 2019, le groupe Rocher, sous l’impulsion de Bris Rocher, petit-fils du patriarche, devient même le premier groupe international à adopter le statut d’entreprise à mission. Mais rien n’y fait, ou presque. L’enseigne peine à se propulser dans une nouvelle ère.

D’autant qu’en 2021, la présence du groupe en Russie l’entraîne dans un scandale dévastateur pour son image. En 2012, sa filiale locale avait porté plainte pour escroquerie contre un groupe de transport russe avec lequel elle collabore. Deux ans plus tard, elle se rétracte. Trop tard. Le problème est que l’entreprise de logistique est codirigée par Alexeï Navalny, ennemi juré de Vladimir Poutine. Le pouvoir russe se saisira de l’affaire Rocher comme prétexte pour faire enfermer son opposant. Les partisans de Navalny – décédé depuis en prison dans des conditions mystérieuses – se déchaînent sur les réseaux sociaux contre Yves Rocher soupçonné de collaborer avec le Kremlin. Aujourd’hui, le groupe jure qu’il ignorait que le farouche opposant à Poutine était actionnaire de cette société de transport. Les derniers procès intentés en France lui ont donné raison. Plusieurs non-lieux ont été prononcés en sa faveur. Mais le mal est fait.

Dans les sondages sur les “entreprises préférées des Français”, la marque qui a longtemps été classée dans les 10 premières, disparaît des radars… même si elle résiste à l’effondrement grâce à un réseau bien maillé de 660 magasins franchisés. Mais, nouveau malheur, cette forte dépendance aux boutiques physiques l’atteint de plein fouet pendant la crise sanitaire et ralentit ses prises de position dans la vente en ligne. Aujourd’hui encore les ventes sur la Toile ne représentent que 10% de son chiffre d’affaires, qui stagne à 1,2 milliard d’euros. Le nouveau directeur général Guillaume Darrousez, promet cependant de le doubler les ventes web d’ici trois ans.

Le calendula est l’une des plantes qui sert de base aux produits phares d’Yves Rocher. © Getty Images

Beauté pour toutes les femmes

Arrivé en septembre 2023 comme directeur général de la marque Yves Rocher, Guillaume Darrousez, ancien patron de Petit Bateau (qui fait partie du groupe Rocher), a parfaitement conscience de la pente à remonter pour une marque qui à force de promotions et réductions dégage parfois un parfum de produits bas de gamme. Au risque de galvauder la promesse initiale d’Yves Rocher qui voulait la beauté “pour toutes les femmes”.

“Nous n’avons pas assez communiqué ces dernières années. Or, dans le même temps, la concurrence s’est accrue, les clients sont devenus omnicanaux, reconnaît le nouveau directeur général. Nous n’étions plus là où les gens s’informent. Nos produits ont 93% d’ingrédients d’origine naturelle, nos clients le savent mais nos non-clients ne le savent pas.”

Face à ce constat sévère, Guillaume Darrousez a décidé d’appliquer les mêmes recettes qui ont servi à la relance de Petit Bateau : rationalisation, internationalisation et communication. Bris Rocher, qui dirigeait la marque, a aujourd’hui pris la présidence du groupe Rocher. “J’ai pris la décision de tirer les conséquences des nouveaux défis qui nous attendent. Il était impératif d’adapter notre gouvernance à cette nouvelle réalité pour gagner en agilité.”

À la mort du patriarche en 2009, l’héritier est âgé d’à peine 30 ans lorsqu’il est propulsé à la tête de la marque. Il lui revient alors de clore un conflit judiciaire opposant le groupe à Sanofi, son actionnaire depuis 30 ans. En 2012, il réussit à arracher ce qui restait des parts du groupe chez le chimiste après sa fusion avec Synthelabo et reprend l’entier contrôle. Depuis “la famille est davantage impliquée au sein du holding patrimonial d’investissement qui détient Groupe Rocher. C’est dans cette structure que les décisions stratégiques sont prises pour l’avenir de notre entreprise”, explique Bris Rocher.

Un groupe soudé mais un peu reclus

Le groupe a l’avantage et l’inconvénient de toutes les structures familiales : il est soudé, donc résistant, mais vit un peu reclus sur lui-même. Peu de gens savent que Groupe Rocher comprend aujourd’hui non seulement Yves Rocher mais aussi plusieurs autres marques créées ou rachetées à partir des années 1980 : Dr Pierre Ricaud, Petit Bateau, Stanhome, Kiotis, Sabon et Arbonne.

Pour la seule marque Yves Rocher, emblématique du groupe, le silence est poussé à son paroxysme. A quoi bon communiquer quand on continue de conserver douillettement un matelas de 9% de part de marché de la beauté en France ? C’est faire bon marché d’une concurrence qui trépigne. En août 2023, l’Australien Aesop, spécialisé dans les produits de soin de la peau, a été racheté pour 2,3 milliards d’euros par L’Oréal.

C’est avec cette tradition du secret que veulent rompre aujourd’hui les nouveaux dirigeants. “Nous devons repartir à l’attaque et transformer en profondeur la marque Yves Rocher d’ici à 2026 pour en faire à nouveau une marque rentable, désirable et durable”, promet Guillaume Darrousez. Pour ses 65 ans, Yves Rocher choisit de s’offrir un bain de jouvence en s’appuyant sur l’héritage et les valeurs de son fondateur. La stratégie adoptée repose sur trois piliers principaux : un retour aux sources, une transition numérique et une communication renouvelée.

La société a donc réinvesti massivement dans les médias, notamment à la télévision, pour une campagne de Noël 2023, poursuivie en janvier 2024. Tout est fait pour recréer une connexion émotionnelle avec les consommateurs. Et pour cela, rien de mieux que d’utiliser la légende du fondateur : celle d’un modeste chapelier qui un jour, grâce à une cliente vaguement guérisseuse, récupère la recette d’une pommade à base de racine de ficaire. L’onguent se révèle avant tout très efficace… contre les hémorroïdes. Mais le succès arrive rapidement grâce aux deux talents d’Yves Rocher, alors âgé de 26 ans : l’usage des plantes et le marketing. Le jeune entrepreneur décide de vendre la crème miracle par correspondance et reçoit très vite des centaines de lettres de félicitations qu’il garde précieusement au sein d’un fichier clients qui devient pléthorique.

France, Morbihan, Aff valley, La Gacilly, the 2024 Photo Festival: Australia and other views, outdoor photography exhibition, Birthplace of Yves Rocher, Creator of Plant Cosmetics (Photo by BLANCHOT Philippe / hemis.fr / hemis.fr / Hemis via AFP)

Cosmétique végétale

Il convainc ensuite des titres populaires comme Ici Paris, France Dimanche ou L’Echo de la mode de publier ces témoignages. Attaqué par les pharmaciens qui y voient une forme de concurrence déloyale, Yves Rocher décide de s’orienter vers les soins de beauté et, alors que la mode est plutôt à la chimie, il crée sa marque de “cosmétique végétale” et de “beauté pour toutes” en 1959. Grâce à l’utilisation ingénieuse de son fichier clients, il est un des premiers à créer un lien fort avec les consommateurs. Certains tweetent encore aujourd’hui : “Deux personnes au monde n’oublieront jamais ton anniversaire : ta mère et Yves Rocher”.

En 1975, le patriarche crée un jardin botanique près de son village natal. “Son objectif était de sauvegarder la flore, notamment les espèces en voie de disparition. Cet engagement s’est poursuivi en 1989 lorsqu’il a été le premier des grands noms de la cosmétique à arrêter les tests sur les animaux”, indique Alexandra Ferré, directrice Impact et RSE de la marque

Il a été décidé d’appliquer les mêmes recettes qui ont servi à la relance de Petit Bateau : rationalisation, internationalisation et communication.

Guillaume Darrousez

Directeur général d’Yves Rocher

Aujourd’hui l’œuvre se poursuit et “nous sommes quasiment autonomes sur nos neuf plantes de base”, confie Cécile L’Haridon, directrice agroécologie et botanique chez Yves Rocher. Près d’un produit sur deux contient au moins un principe actif issu de la récolte locale, qui représente chaque année de 10 à 20 tonnes de plantes sèches. L’ingénieure agronome a aussi une équipe de chercheurs pour tester de nouveaux produits et des plantes plus résistantes à la sécheresse. “Il a fallu 12 ans d’études, d’observations et de tests pour comprendre le fonctionnement de la ficoïde avant de passer à la formulation.”

“Nous devons transformer en profondeur Yves Rocher d’ici à 2026 pour en faire à nouveau une marque rentable, désirable et durable.”

Guillaume Darrousez

Directeur général

Pour le reste – karité, monoï… et autres plantes tropicales –, les filières végétales sont certifiées bio, Fairtrade ou UEBT. De plus, “on vérifie systématiquement l’impact économique, environnemental et social afin que la filière ait un impact positif localement”, assure Alexandra Ferré.

Néanmoins, rien ne sert d’avoir un process irréprochable si personne ne le sait. Pour sortir du trou noir, à Issy-les-Moulineaux, au siège du groupe, Guillaume Darrousez nous détaille sa feuille de route. “L’année 2023 a été une année de rebond pour la marque”, tient-il à faire remarquer. “Notre but est de plus communiquer et mieux communiquer, notamment vers les 25-40 ans qui sont de gros consommateurs”, explique-t-il. Or pour les ‘sustainable native’, le développement durable est un élément clé de leur choix. Ils demandent de l’engagement sur le papier mais surtout de l’action en réalité”, note l’Ifop dans une étude publiée en 2019. Yves Rocher l’a compris et lance cette année le programme “Act Beautiful, 10 actes concrets pour avancer ensemble vers une beauté durable et responsable”. “En tant que leader de la beauté, nous avons une responsabilité notamment sur l’impact environnemental de nos produits, c’est pour cela que nous avons lancé l’écorecharge”, explique Alexandra Ferré.

Guillaume Darrousez compte également sur une sérieuse rationalisation des structures et sur le développement à l’international de l’enseigne, déjà présente dans 91 pays. “Car pour bien communiquer, il faut en avoir les moyens, nous devons réduire nos frais fixes”, assure-t-il. La fabrication des parfums, moins rentable, vient ainsi d’être cédée, avec l’usine de Ploërmel et ses 89 salariés, au sous-traitant américain Arcade Beauty qui continuera à fabriquer les fragrances de la marque.
Pour le groupe aussi, l’heure est à la rationalisation. Un grand plan stratégique a été mis en place. Et il y a urgence car le chiffre d’affaires dégagé par les enseignes a été revu à la baisse en 2024 à 2,2 milliards d’euros (contre 2,4 milliards d’euros prévus), malgré la cession récente de Flormar, sa pépite turque de maquillage et la vente de l’usine de parfum à Ploërmel.

Tout miser sur l’Asie du Sud-Est

A l’international aussi, les sites non rentables, comme la Suisse, l’Autriche ou encore l’Allemagne ont été fermés. Pour l’avenir, Yves Rocher mise sur l’Asie et les Etats-Unis où, à l’inverse de ses concurrents, elle n’était pas présente et a pris beaucoup de retard. Aux Etats-Unis, le marché sera attaqué via un partenaire qui vendra les produits Yves Rocher. Quant à l’Asie qui “représente 40% du marché mondial et où nous ne réalisons que 3% de notre chiffre d’affaires”, reconnaît Guillaume Darrousez, il a été décidé de tout miser sur l’Asie du Sud-Est et d’investir dans des pays à fort potentiel dont le marché n’est pas encore saturé comme la Thaïlande ou le Vietnam. Yves Rocher aimait le dire : “Revenir à la nature, c’est revenir à soi.” C’est précisément ce que la marque tente aujourd’hui.

Une fondation au chevet de la nature

C’était une des maximes d’Yves Rocher : “Il faut rendre à la nature ce qu’elle nous a donné”. Depuis 25 ans, son fils Jacques la met en pratique. Entre préservation des jardins historiques, la fondation a engagé une action “Plant For Life” et c’est à ce jour plus de 125 millions d’arbres qui ont été plantés tout autour de la planète. Reconnues d’utilité publique, la marque de beauté et l’association travaillent main dans la main. De la préservation des espèces aux programmes internes : “l’association des deux est très puissante et on a un très bon exemple avec le programme de mobilisation que l’on a créé pour nos collaborateurs afin de faire vivre notre programme “Act beautiful” sur le terrain en engageant nos collaborateurs dans un programme de mobilisation concrète pour la préservation des plantes et de la nature cette année”, explique Alexandra Ferré, la directrice Impact et RSE de la marque.

Valérie de Senneville (“Les Echos” du 12 septembre 2024)

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