Pendant des décennies, un modèle incroyablement rentable a fait la fortune des grands cabinets de conseil. Il tenait en une formule magique, simple et efficace : quatre jeunes diplômés qui bossent comme des forçats, un partner qui fait des apparitions éclairs, et un client qui paye une facture à six chiffres pour un rapport joliment relié.
C’est l’histoire d’un business d’autant plus génial qu’il se vendait comme du luxe. Parce qu’au fond, le client n’achetait pas des idées, mais la crédibilité d’un logo prestigieux sur une couverture de rapport. Comme si une idée devenait plus plus “solide” ou “convaincante”, simplement parce qu’elle sortait d’une boîte estampillée McKinsey, BCG ou Accenture.
Concrètement, comment ça marchait ? Comme le soulignait un consultant sur Linkedin, on mobilisait pour un mois quatre jeunes consultants, frais émoulus des meilleures écoles. On les faisait travailler 12 heures par jour, parfois plus, dans des salles où l’air conditionné et les slides PowerPoint tournaient en boucle. À la fin, ils sortaient un rapport de 80 pages, bourré de graphiques en couleurs, et surtout le fameux “executive summary” de deux pages.
Le partner, lui, jouait le chef d’orchestre : deux heures au début de la rencontre avec le client pour donner du poids, et puis deux autres à la fin de la mission pour donner du prestige. Et pour ce dispositif qui pouvait durer quelques semaines ou quelques mois, la facture montait allègrement à 500.000 euros.
Que le client payait parce que l’essentiel n’était pas le contenu, mais le papier à en-tête. Le dirigeant pouvait présenter son plan au conseil d’administration en disant : “Ce n’est pas moi qui le dis, c’est McKinsey, BCG ou Accenture.” Ce qui change tout dans les grandes entreprises. Comme lorsqu’on achète un sac Louis Vuitton où le logo importe plus que la toile enduite : la valeur du symbole avant le fond.
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L’irruption de l’IA : deux clics contre un mois de sueur
Et puis, premier coup de tonnerre : l’intelligence artificielle est arrivée, collectant des données, comparant des benchmarks, produisant des graphiques, rédigeant un résumé avec une vitesse et une efficacité redoutables. Ce qui nécessitait jadis des nuits blanches et des dizaines de litres de café pour des consultants peut aujourd’hui être automatisé à la vitesse d’un clic.
Deuxième coup de tonnerre : le client s’en est rendu compte. Fini le temps où l’on pouvait dissimuler la sueur des juniors derrière une facture astronomique. Les dirigeants savent que les mêmes analyses peuvent être générées plus vite en interne et pour moins cher. Ils n’acceptent plus de payer des centaines de milliers d’euros pour un PowerPoint que leurs propres équipes pourraient reproduire à l’aide d’un logiciel. Résultat : la machine à cash devient un modèle en péril. Un analyste disait carrément : “La récré est finie”.
Accenture sonne l’alarme
Les premières conséquences se font sentir. Accenture vient d’annoncer plus de 11.000 licenciements. Et ce n’est qu’un début. Officiellement, on parle de “redéploiement”, de “restructuration”, de “plan d’adaptation à l’ère de l’IA”. En clair : des milliers de postes qui, hier encore, faisaient tourner la machine à PowerPoint, ne servent plus à rien.
Julie Sweet, patronne d’Accenture au niveau mondial, l’a dit sans détour, il y a quelques jours : “Nous nous séparons dans un temps très court des personnes dont nous pensons, selon notre expérience, qu’elles ne pourront pas apprendre les compétences nécessaires.” Une phrase lourde de sens qui consacre l’entrée du conseil dans une logique darwinienne. Ceux qui s’adaptent survivent, les autres sortent.
Le conseil est entré dans une logique darwinienne. Ceux qui s’adaptent survivent, les autres disparaissent.
Dans le même temps, Accenture investit massivement : plus de 500.000 collaborateurs ont déjà été formés aux fondamentaux de l’IA générative, et le cabinet veut en former 700.000 à l’IA dite agentique, avec l’aide de l’université de Stanford. Objectif : transformer presque toute l’entreprise en organisation “IA-native”. Accenture incarne à elle seule la tension du moment : couper massivement d’un côté, investir frénétiquement de l’autre.
Les dirigeants d’entreprise ne sont pas dupes et savent qu’un rapport peut être produit par une IA. Mais ce qu’ils cherchent avant tout, au-delà des chiffres ou des graphiques, c’est une interprétation, un regard, une confiance.
Le CEO ne veut pas 200 slides de données, mais savoir quoi dire lundi matin à son comité exécutif. Il veut un récit clair, une mise en perspective, une manière de faire passer un cap à son organisation. Ce qu’une IA ne peut faire seule. C’est ici que le consultant peut se réinventer en devenant un traducteur du monde, capable de transformer une masse de données en une histoire compréhensible et actionnable. Les clients veulent moins de PowerPoint et plus de jugement humain.
Le vrai risque pour les cabinets
Aujourd’hui, le danger n’est pas seulement l’IA, mais la perte de confiance. Car si les clients découvrent qu’on leur a facturé 500.000 euros pour produire ce qu’une machine peut faire pour 500, la réputation peut s’effondrer. Et dans ce métier, la réputation, c’est tout. Le business model du conseil classique reposait sur une asymétrie d’information : le client ne savait pas combien de sueur humaine coûtait chaque slide. Aujourd’hui, cette asymétrie disparaît. Et avec elle, les marges extravagantes.
Demain, à quoi ressemblera le conseil?
Plusieurs scénarios se dessinent :1. La chute brutale : des cabinets ne s’adapteront pas et disparaîtront. Comme Kodak jadis, prisonnier d’un modèle qui avait trop bien marché.
2. Le modèle hybride : les cabinets les plus malins intégreront l’IA au cœur de leur offre, produiront plus vite, moins cher, en vendant la valeur ajoutée humaine : la synthèse, le sens, le political judgement.
3. La spécialisation extrême : d’autres se concentreront sur des niches où l’IA ne suffit pas : la régulation, l’éthique, les stratégies sensibles, où les rapports de force humains importent autant que les chiffres.
4. L’intégration tech-conseil : les géants de la tech absorberont une partie du conseil en proposant directement “IA + conseil package”, transformant ce marché comme Spotify a transformé la musique.
Dans tous les cas, le métier ne disparaîtra pas, mais il sera méconnaissable.
Quelles leçons tirer et comment se réinventer ?
La leçon est simple : vendre des heures n’a plus de sens. Message d’ailleurs aussi valable pour les comptables ou les avocats. Il faut vendre de la confiance, du jugement, de l’interprétation. Le client veut surtout payer pour la pertinence du conseil au moment où il en a besoin.
La reliure métal, comme le rappelait joliment ce consultant sur LinkedIn, les graphiques colorés, les rapports de 80 pages appartiennent au passé. Le futur sera la capacité à dire en une heure ce qui compte vraiment, avec la légitimité qui fait qu’un conseil d’administration écoute.
Le conseil vit aujourd’hui la même transformation que la musique avec l’arrivée du streaming, ou la presse avec Internet. Les marges faciles disparaissent, les positions de rente s’effondrent, les géants doivent se réinventer.
C’est la fin de la récré. Et comme souvent dans l’histoire du business, ce ne sont pas les plus gros qui survivront. Mais ceux qui comprendront rapidement que l’IA ne tue pas les métiers, seulement les illusions.
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