Comment les “consom’acteurs” bousculent la grande distribution
Plus exigeants, plus informés, souvent contradictoires aussi, les clients-citoyens forcent les géants de la distribution à s’adapter. Tous déploient un nombre incalculable d’actions liées à la responsabilité sociale et environnementale. C’est qu’il en va de leur survie, à l’ère de la défiance généralisée.
Lorsque l’on évoque la révolution qui touche le secteur de la grande distribution, on fait souvent référence au commerce en ligne. Mais si ce dernier rebat effectivement les cartes, il est une autre transformation qui fait trembler nos supermarchés sur leurs bases : celle, profonde, des modes de consommation et des consommateurs eux-mêmes.
” C’est l’ensemble des besoins et des visions qui est en train de changer, et donc nécessairement les critères qui sous-tendent la sélection des consommateurs, devenus en quelques années des consom’acteurs, écrit Jean-Paul Mochet, président des enseignes françaises Monoprix et Franprix (Groupe Casino) dans son essai Affinité (éditions Débats publics). Force est de constater qu’il existe aujourd’hui une dissonance cognitive entre le monde de l’agroalimentaire et les consommateurs, le premier fonctionnant avec des référentiels datés, les seconds ayant repris en main la marge de créativité laissée vacante autour de leur alimentation pour s’approcher d’un idéal de plus en plus éloigné de ce que la réalité leur propose. L’objectif de la distribution doit désormais consister à réduire cette dissonance cognitive, à apaiser l’anxiété des consommateurs en leur prêtant une oreille attentive et en répondant à leurs attentes. Elle doit pour cela repenser entièrement son modèle ainsi que son rôle au sein de la société, au sens le plus profond du terme. ”
Les consommateurs déclarent vouloir consommer moins et mieux, mais leurs pratiques effectives sont souvent éloignées. ” – Vincent Chabault, sociologue (Paris Descartes)
Des militants bruyants
Quelles sont précisément les caractéristiques de ces fameux consom’acteurs qui en font voir de toutes les couleurs à leur supermarché ? Ayant découvert le pouvoir qu’ils pouvaient exercer sur les chaînes de distribution, ils n’hésitent plus à dénoncer telle ou telle pratique sur les réseaux sociaux, brandissant à chaque instant l’arme du boycott. Plus responsables, plus exigeants, ils veulent être maîtres de leurs choix. Ils arbitrent désormais davantage entre les produits, mais aussi entre les distributeurs, fréquentant sans complexe plusieurs circuits de vente afin d’optimiser leur panier. Les plus militants ont même tiré une croix sur la grande distribution.
” Représentant entre 5 et 15% des consommateurs, cette avant-garde qui fait de sa consommation un acte politique est de plus en plus bruyante, son poids médiatique dépassant très largement son poids économique, indique Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris Diderot et cofondateur de l’Observatoire société et consommation. Les autres consommateurs sont du coup très régulièrement bercés par cette petite musique, ce qui les amène à être eux aussi de plus en plus méfiants à l’égard de la grande distribution. ”
Pour notre expert, cette méfiance doit toutefois être replacée dans le cadre plus général de la crise de défiance actuelle vis-à-vis du ” système ” dans son ensemble. ” La grande distribution incarnant ce fameux ‘système’ aux yeux de beaucoup dans la vie de tous les jours, elle est prise comme bouc émissaire “, assure-t-il.
Sur le terrain, ce sentiment de méfiance se fait clairement ressentir. ” Il s’est renforcé, affirme le secrétaire général de Carrefour Belgique, Geoffroy Gersdorff. En raison des scandales sanitaires ou parce que les consommateurs ont été confrontés à de la maltraitance animale sur le Net, un cas particulier devient une généralité et les efforts de toute une filière sont remis en cause. Les consommateurs sont aujourd’hui plus informés – ou plus désinformés – qu’auparavant, ce qui les amène à des prises de position parfois très fortes. Ils entendent par exemple quelqu’un affirmer que manger de la viande est cancérigène, et cela devient directement une vérité. Aller à l’encontre de cela se révèle très compliqué. Il vaut mieux rassurer et donner du sens à ce que nous faisons afin de recréer de la valeur. ”
Bio, local, vrac, etc.
Carrefour a dès lors pris plusieurs mesures afin de reconquérir les consommateurs sceptiques. Il a par exemple décidé de mettre le paquet sur le bio, qu’il entend rendre accessible en proposant ” la marque bio la moins chère de Belgique “. ” Vous trouverez des produits bios dans tous nos magasins, quel que soit le format, insiste le secrétaire général. Cela peut-être un shop-in-the-shop dans nos hypermarchés, un corner, etc. Nous soutenons par ailleurs une cinquantaine de fermes belges dans leur transition vers le bio. ”
Le distributeur a également décidé de mettre l’accent sur les produits locaux, les circuits courts. Toute une série de produits sont fabriqués dans un rayon de 40 km autour des magasins. ” La technologie de la blockchain nous permet de rassurer les consommateurs quant à leur provenance et leur traçabilité, explique Geoffroy Gersdorff. Un code QR apposé sur l’emballage permet de découvrir les lieux de naissance, d’élevage, d’engraissage, d’abattage et de transformation de l’animal. Nous développons en outre la filière qualité Carrefour, qui garantit que les produits proviennent de petites exploitations attentives au bien-être animal, avec un cahier des charges très strict. ”
Le retailer s’est ensuite donné pour objectif de rendre plus sains ses produits à marque propre en en éliminant les substances controversées et en réduisant leur teneur en sucre, sel, etc. Enfin, Carrefour dit vouloir faire de la lutte contre le gaspillage alimentaire une priorité. Il a ainsi développé la vente en vrac (les clients peuvent venir avec leurs propres contenants dans les magasins) et s’emploie à réduire les emballages.
Des consommateurs contradictoires
Forcés de s’adapter aux nouvelles attentes des consommateurs, les distributeurs doivent souvent jouer les équilibristes. Car en plus de nourrir de nouvelles exigences en termes d’écologie, de traçabilité, etc., ces mêmes consommateurs peuvent se révéler extrêmement versatiles. ” Ils déclarent vouloir consommer moins et mieux, mais leurs pratiques effectives sont souvent éloignées de cette réalité, explique Vincent Chabault, sociologue de la consommation à l’université Paris Descartes. Notre modèle de consommation reste tourné vers l’accumulation et les logiques sociales se maintient. Les contraintes budgétaires pèsent toujours autant sur les consommateurs. ” Pour cet observateur, la grande distribution doit donc parvenir à résoudre l’équation complexe qui consiste à répondre aux nouvelles demandes des consommateurs, tout en sachant que celles-ci se révèlent la plupart du temps contradictoires. ” Dans un mouvement de panique, les groupes de distribution tentent du coup de jouer sur tous les tableaux, dit-il. Ils proposent des produits locaux, mais aussi des articles provenant de l’autre bout de la planète ; des produits bios et artisanaux, mais aussi des articles on ne peut plus industriels. ”
Chez Carrefour, on reconnaît qu’il s’agit là d’un fameux défi. ” Les consommateurs ont des attentes multiples et totalement contradictoires, confirme Geoffroy Gersdorff. Ils peuvent acheter bio sur leur marché local, revenir chez eux et commander en ligne un produit à 3 euros venant de Chine. ” Face à cette situation, il est inutile de vouloir jouer sur tous les tableaux, assure le responsable. ” Nous constatons aujourd’hui une perte de crédibilité des grandes marques iconiques, et donc une forme de rejet de la grande distribution. C’est pour cette raison, précisément, que je ne crois pas en la stratégie qui consiste à répondre à tout, tout le temps. Le risque serait de nous noyer dans quelque chose de moyen, qui n’est plus accepté aujourd’hui. Il faut au contraire faire des choix qui répondent aux attentes des clients et qui sont également profitables pour nous. Je n’ai pas peur de dire que nous posons des actes militants. Développer les circuits courts, c’est un acte militant. Interdire les OGM, y compris dans la nourriture animale, c’est un acte militant. Privilégier l’origine belge des produits, c’est un acte militant. Maintenant, nous pouvons être militants dans les choix que nous posons sans pour autant être dénigrants, et sans nous fermer à un certain nombre d’autres choses. ”
La grande distribution, produit des Trente Glorieuses, a mis du temps à comprendre que les attentes à son égard avaient évolué.” – Philippe Moati, professeur d’économie (Paris Diderot)
Le défi de la crédibilité
Le tout est évidemment de savoir si les initiatives prises par la grande distribution sont jugées crédibles par les consom’acteurs. Et là, c’est loin d’être gagné ! ” Le scepticisme reste tenace sur les engagements réels des distributeurs, dont la communication peut être assimilée à du greenwashing, écrit Laure Lavorata, professeur de marketing à l’université Reims Champagne-Ardenne, dans un article sur les enjeux sociétaux et environnementaux de la grande distribution d’un récent numéro de la revue L’économie politique. Bien souvent, les consommateurs considèrent que ces efforts sont avant tout motivés par des intérêts purement financiers, le respect de la réglementation, la volonté d’imiter les concurrents ou parce que c’est ‘dans l’air du temps’. ”
Philippe Moati, lui, se veut plus optimiste. ” La grande distribution, produit des Trente Glorieuses, a mis du temps à comprendre que les attentes à son égard avaient évolué, reconnaît-il. Mais je pense qu’aujourd’hui, les groupes prennent très au sérieux les changements d’habitudes de consommation. Deux questions, toutefois, se posent : sont-ils capables d’opérer les changements nécessaires quand on sait qu’il s’agit souvent de grands groupes un peu verrouillés ? La plasticité de leur business model n’est pas énorme et ils risquent d’être très vite confrontés à certaines rigidités. Deuxième question : les clients sont-ils prêts à leur accorder la moindre crédibilité ? Les distributeurs vont en tout cas devoir marteler leur discours, user de pédagogie et, surtout, apporter des preuves concrètes en évitant de se montrer contradictoires. ”
De la puissance à l’affinité
Dans son livre-manifeste Affinité, Jean-Paul Mochet estime que la grande distribution, pour continuer d’exister, doit changer complètement de paradigme. De la stratégie de puissance qu’elle a adoptée jusqu’à présent, à savoir un mode de production consistant à créer une offre pléthorique et omniprésente, elle doit passer à une stratégie dite de ” proximité affinitaire “, pense le responsable. Celle-ci repose sur trois piliers : la liberté, par opposition aux contraintes de fonctionnement de la stratégie de puissante ; l’affinité, qui consiste à répondre très précisément aux exigences des consommateurs autant qu’elle se met en position de correspondre aux possibilités des producteurs et aux besoins des salariés ; et enfin la proximité, dans le sens où la grande distribution doit entretenir le lien physique et social avec le consommateur, à une époque où l’on privilégie volontiers le ” tout numérique “.
” Le consommateur a réussi l’exploit de renverser la vapeur, le rapport de puissance des marques et distributeurs, de trouver un moyen de se faire entendre, écrit Jean-Paul Mochet. Il a aussi remis au coeur des préoccupations un mode de régulation qui en nuance un autre : là où la finance régissait l’ensemble des décisions, l’éthique reprend peu à peu ses droits, autre régulateur d’action et de conduite. A nous, acteurs, d’embrasser cette volonté, à la fois pour répondre aux besoins exprimés et aussi assurer notre avenir dans la nouvelle économie. Sans un changement de nos pratiques, le secteur de la distribution tel qu’il existe aujourd’hui est voué à disparaître, rejeté par des consommateurs dont les nouvelles exigences seront satisfaites par d’autres : ceux qui auront su saisir plus rapidement, avec une meilleure acuité, l’essence de cette modernité. ”
Quand Yuka force Intermarché à modifier ses recettes
Les applications permettant de scanner ses articles pour en découvrir l’apport nutritionnel se multiplient. Parmi les plus connues dans nos contrées, on peut notamment citer la française Yuka, qui attribue à chaque produit un score sur 100 en fonction de sa composition. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’appli citoyenne bouscule la grande distribution. La chaîne Intermarché a par exemple annoncé son intention de modifier 900 recettes de ses produits de marque propre afin de retirer de leur composition 142 additifs potentiellement nocifs. Objectif ? Rendre ces articles ” Yuka-compatibles “. ” Deux tiers des Français qui utilisent Yuka ont depuis 15 mois décidé d’abandonner une marque ou un produit “, expliquait récemment Thierry Cotillard, président d’Intermarché, sur les ondes de France Inter. En tant que distributeur, il est essentiel d’être proactif afon de proposer les produits les mieux notés.”
Déconsommation, fragmentation, déstandardisation
C’est la hantise de la grande distribution. Et si les Belges étaient entrés en phase de déconsommation ? D’après des chiffres de la fédération du commerce et des services, Comeos, les produits de grande consommation ont connu l’an dernier une évolution négative de 1,2% en volume. En valeur, toutefois, l’évolution est cette fois positive (+1,1%), ce qui sous-entend que les consommateurs s’orientent vers des produits plus chers, de meilleure qualité. ” Ils consomment moins, mais mieux “, résume Geoffroy Gersdorff, secrétaire général de Carrefour Belgique. Reste que la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation n’a cessé de diminuer ces dernières années. ” Avant, les dépenses alimentaires tournaient autour de 25%, affirme le responsable. Nous sommes aujourd’hui à 14%. Les arbitrages dans les dépenses ont fortement évolué, les consommateurs préférant s’abonner à Netflix et manger un peu moins. ”
Peut-on dès lors parler de déconsommation ? Il faut rester prudent. ” Les outils classiques mesurant la consommation sont devenus obsolètes, affirme le patron de Carrefour. Il y a une telle émergence de comportements qui ne sont pas pris en compte (repas pris à l’extérieur, e-commerce, achats à l’étranger, petites chaînes de produits bios, locaux, etc.), qu’il est compliqué de se prononcer. ” D’après les spécialistes, il serait plus exact de parler de fragmentation de la consommation. ” Il y a probablement un peu des deux “, tranche Geoffroy Gersdorff. Ce qui est certain, c’est que les box repas que le consommateur commande chez HelloFresh, les plats de restaurants qu’il se fait livrer par un coursier Deliveroo ou encore les paniers bios qu’il va directement retirer à la ferme sont autant de recettes qui échappent désormais à la grande distribution.
Le responsable de Carrefour relève enfin un autre défi de taille pour son secteur : la déstandardisation de la consommation. ” Le comportement de consommation est devenu extrêmement variable, dit-il. Auparavant, la liste de courses pouvait être assez stéréotypée. Nous avions des ménages avec jeunes enfants, des ménages sans enfant, etc., et nous pouvions prédire à peu de choses près ce que ces différentes catégories allaient consommer. C’est devenu impossible aujourd’hui, la manière de faire ses courses variant non seulement entre le début et la fin du mois, mais aussi entre le lundi et le dimanche, et même entre le matin et le soir. Un même consommateur peut très bien vouloir manger sainement aujourd’hui et faire demi-tour le lendemain. Au sein d’une même famille, par ailleurs, le repas traditionnel où tout le monde s’assied autour de la table et mange la même chose a complètement éclaté. ” Fameux défi pour la grande distribution, créée hier pour répondre à une demande de masse homogène aujourd’hui disparue.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici