Comment Damart est redevenue cool
70 ans après sa création, l’entreprise de la famille Despature évite l’hécatombe des autres enseignes de prêt-à-porter. Avec l’explosion des prix de l’énergie, l’enseigne bénéficie d’une ruée vers le Thermolactyl. Mais elle se diversifie aussi dans la santé à domicile, un secteur encore plus prometteur.
Après plusieurs mois intenses, Céline Anzalone peut enfin souffler un peu. Pendant tout l’hiver, la directrice du flasghip de Damart à Lille n’a cessé de monter l’escalier de cet ancien magasin Tati dont on peut encore admirer la magnifique coupole. “Nous avons bénéficié de l’effet 19 °C dans les bureaux”, indique cette femme dynamique, qui a vu les ventes de sous-vêtements réchauffants Thermolactyl, situés au deuxième étage, augmenter de 20%.
La crise de l’énergie, abondamment commentée dans les JT, a fait office de publicité gratuite pour la marque dans toute la France se réjouit Patrick Seghin, le Belge qui, voici 15 ans, a pris la tête de Damartex, la maison mère du groupe textile. Sans parler du ministre de l’Economie, qui a préconisé le port de col roulé ou de Thermolactyl pour faire baisser la facture de chauffage. Version “sensitive” conservant l’hydratation de la peau, déclinaisons en chaussures, en pulls, en doudounes…
Septante ans après son invention, le Thermolactyl est plus que jamais tendance. La rançon, aussi, de sa réinvention permanente, au-delà du sous-pull épais des débuts. “Quand on était gamin et qu’on enlevait notre Damart avant d’aller se coucher, les cheveux étaient comme ça, avec des étincelles dans tous les sens”, mime Jean Guillaume Despature.
Froid, moi? Jamais!
Le petit-fils de Paul, l’un trois frères de la lignée de filateurs ayant fondé Damart à Roubaix en 1953, retrace volontiers l’histoire de sa famille, qui détient toujours 72% du groupe coté en Bourse: “Comme beaucoup dans le Nord, on a d’abord tissé du fil puis vendu du tissu. Mais après la Seconde Guerre mondiale, les ménagères ont arrêté de confectionner elles-mêmes leurs vêtements. Damart s’est donc intégré vers l’aval, comme La Redoute et les 3 Suisses.”
Chez l’un de leurs fournisseurs, les Despature découvrent un tissu industriel isolant qui génère une électricité statique négative stimulant la circulation sanguine. Ils décident de l’utiliser pour fabriquer des vêtements grand public, soulignant d’abord ses bienfaits sur les rhumatismes, avant de séduire tous les frileux. Dans les années 1980, la marque entre dans la culture populaire avec une saga de spots télévisés d’une vingtaine de secondes. A chaque fois, un personnage portant un Thermolactyl y déclame dans un froid glacial son célèbre slogan: “Froid, moi? Jamais!”.
Dans la décennie qui suit, l’usage croissant d’adoucissants, qui dépose sur le vêtement un film annulant ses propriétés triboélectriques, convainc définitivement Damart d’abandonner sa recette originelle pour des mélanges de fibres à base d’acrylique et d’élasthanne, devenus de toute façon plus performants. “Damart n’est pas chimiste, comme DuPont ou Lycra. Son savoir-faire depuis 70 ans, c’est le tricotage: associer des fibres entre elles, puis travailler avec nos partenaires pour qu’ils produisent des fils qui correspondent aux bénéfices que nous recherchons”, pointe Guillaume Boussaroque, le responsable de la R&D, devant un abrasimètre frottant un petit rond de tissu pour tester sa résistance à la formation de bouloches.
La drôle de machine est installée dans le laboratoire d’innovation au siège de la société, une ancienne usine au cœur du quartier textile de Roubaix – les locaux d’Okaïdi, de Jules et de Kiabi se trouvent tous à moins d’un kilomètre. C’est ici que Damart teste et invente de nouvelles gammes de produits. Surfant sur les conséquences du changement climatique – et la volonté d’améliorer ses ventes hors période hivernale – l’entreprise a mis au point Climatyl, une marque de produits évacuant la transpiration et neutralisant son odeur. L’hiver prochain, elle va sortir Evolutyl, des vêtements “envoyant un choc de chaleur le matin, quand il fait un peu frais, puis un choc de fraîcheur l’après-midi, quand vous êtes en réunion avec le soleil qui tape à travers la vitre”, décrit cet ancien directeur de l’innovation de la marque Kipsta chez Decathlon.
Leur secret? Des matériaux à changement de phase, qui génèrent ou consomment de la chaleur quand ils passent de l’état solide à liquide et inversement. “Ce sont des techniques qui ont été mises au point dans les années 1970 pour les astronautes de la Nasa”, glisse Guillaume Boussaroque.
“Notre formule secrète, c’est de savoir quantifier des sensations.”
C’est aussi de l’agence spatiale américaine que l’entreprise s’est inspirée pour développer un modèle prédictif du ressenti de confort en couplant un algorithme avec des mesures sur des humains bardés de capteurs. “Notre formule secrète, c’est de savoir quantifier des sensations, de poser des modèles scientifiques sur des choses où auparavant il fallait organiser des panels de consommation, qui ne permettaient pas d’itération rapide”, détaille Olivier Ven, le responsable qualité.
Damartex, qui se veut “une boîte de la tech”, utilise aussi la conception de vêtements techniques pour les sportifs et les professionnels comme “un laboratoire pour les habits du quotidien”. Elle équipe notamment les 2.000 moniteurs de ski de l’ESF, les pilotes de la Patrouille de France, la police belge et les agents de la SNCB.
Public plus jeune
Ses nouvelles gammes peinent cependant à égaler la notoriété du Thermolactyl. Patrick Seghin sait qu’il reste du travail pour “faire passer le message que Damart, ce n’est pas que les sous-vêtements, qui ne représentent plus que 20% de nos ventes”. Une de ses techniques est de mettre en évidence à l’entrée de ses 170 magasins européens les pantalons Perfect Fit, une gamme gainante avec un effet ventre plat mais qui reste confortable grâce à un tissu stretch. Devenus le deuxième produit le plus vendu de l’enseigne, ces pantalons lancés il y a une décennie représentent une petite révolution: pour les femmes âgées, qui constituent 90% de sa clientèle, il a longtemps été impensable de porter des jeans.
Désormais, la porosité avec les garde-robes des jeunes générations est bien plus grande. C’est pourquoi Damart vend aussi des baskets depuis 2015. La société a mis au point des modèles avec un amortisseur de chocs et une fermeture éclair pour pouvoir les enfiler facilement. Elle sait combien le confort compte pour les pieds des personnes âgées: “70% des femmes de plus de 70 ans ont des pieds déformés parce qu’elles ont porté des talons pendant 40 ans, contre seulement 15% des hommes”, affirme Patrick Seguin.
La marque commence aussi à attirer un public plus jeune grâce à la priorité désormais donnée au confort sur le style, renforcée par le télétravail et la nouvelle vague féministe. “Aujourd’hui, l’idée qu’il faut souffrir pour être belle est passée de mode”, juge Katy Willaume. La directrice de la communication, qui a fait ses classes chez Kiabi, a développé des collections capsules avec de jeunes marques présentes sur les réseaux sociaux pour “dépoussiérer l’image de Damart, qui était quand même un peu vieillotte”.
“Au début des années 1990, nous avions souhaité rajeunir Damart de façon trop franche.”
Parmi les plus récentes, Le Slip français, Ronron (marque créée par Agathe Lecaron, présentatrice de l’émission La Maison des Maternelles sur France 2), et Rouje de Jeanne Damas. Cette célèbre influenceuse parisienne a bien compris l’attrait des trentenaires pour les marques vintages, voire ringardes, comme le montre le retour en force de Birkenstock et K-Way. Elle a pioché des robes et des sous-pulls dans de vieux catalogues Damart commandés sur Pinterest et dans les archives du groupe à Roubaix et les a remis au goût du jour en “croppant” notamment les hauts.
Damart fait cependant attention à ne pas suivre les tendances à la lettre: “Transformer une marque grand public senior est un exercice extrêmement périlleux. Il faut en permanence recruter des clientes plus jeunes de manière à ne pas vieillir avec notre cohorte d’âge et en même temps ne pas perdre la cliente actuelle. Au début des années 1990, nous avions souhaité rajeunir Damart de façon trop franche, avec une campagne de pub dans le style Jacqueline Kennedy, cabriolet au soleil, et on a mis cinq ans à remonter la pente”, relate Jean Guillaume Despature.
Deux à quatre ouvertures par an
La modernisation passe aussi par la transformation des canaux de vente. Les catalogues restent essentiels pour toucher les clientes les plus âgées mais le nombre d’exemplaires envoyés a baissé de 29% en quatre ans: face à l’augmentation du coût du papier, Damart cible désormais davantage ses envois. Fort de ce savoir-faire dans la vente par correspondance, Damart s’est aussi converti rapidement à l’e-commerce, vers lequel se tournent de plus en plus les 55-65 ans.
Ce développement ne signifie pas pour autant une désertion des magasins: “Nous prévoyons deux à quatre ouvertures par an sur les cinq prochaines années”, indique Patrick Seghin. L’ancien dirigeant Europe du géant américain des fournitures de bureau Staples les voit comme un élément différenciant, grâce à ses vendeuses prenant leurs temps, loin de “l’abattage chez Primark, H&M ou Zara”.
Grâce à l’ensemble de ces efforts (et à des coûts de fabrication réduits grâce à une délocalisation de 90% de la production), Damart évite l’hécatombe qui frappe le secteur du prêt-à-porter français, de Camaïeu à Kookaï en passant par Kaporal. “Ces enseignes sont dans le ventre mou des marques non différenciées. L’avenir sera aux marques différenciées par le prix, comme Sandro ou Maje, ou par la valeur ajoutée, comme nous”, prédit le PDG.
Comme Aigle et K-Way, Damart fait partie des marques “un peu techniques” qui tirent leur épingle du jeu, confirme Gildas Minvielle, directeur de l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode. Un autre élément permet à Damart s’en sortir mieux que les autres: son actionnaire. “Le soutien des Despature est très important en cas de difficulté, comme on a pu le voir en 2020 avec une levée de capital de 30 millions d’euros. Ils ont une vraie vision humaine, typique du nord de la France, avec un pilotage de l’activité qui n’est pas celui d’un financier pour maximiser le profit mais qui vise à pérenniser la société pour les 30 prochaines années”, décrypte Gaétan Calabro, analyste chez BNP Paribas.
Jean Guillaume Despature précise cependant que “la question de la vente de Damartex n’est pas un sujet tabou”. Avant de redonner des couleurs au communicant soudain devenu pâle: “Mais elle n’est pas sur la table et la responsabilité d’un actionnaire, ce n’est pas d’abandonner le navire quand c’est difficile”.
Car la situation n’est pas vraiment rose: “La décroissance textile est là, avec un marché en baisse de 2% par an depuis 15 ans, et ça va continuer. Il faut l’accepter”, assène Patrick Seghin. “Dès que l’environnement économique se complexifie, Damartex souffre car c’est un groupe exposé aux seniors, une population qui arrête de consommer quand il y a crise”, poursuit Gaétan Calabro.
Matériel de santé
La solution de Patrick Seghin? La diversification tous azimuts. Damartex possède déjà deux autres marques de vêtements, Afibel et Xandres, et est présent dans l’équipement de la maison, notamment via Coopers of Stortford, racheté en 2013. Cette plateforme britannique propose des “produits malins” basés sur une observation fine des évolutions sociétales, comme le fait que les retraités, de plus en plus souvent divorcés, sont plus nombreux qu’avant à vivre dans de petites surfaces: parmi leurs best-sellers, on compte le demi-parasol de balcon, la microfriteuse et le mini-sapin de Noël.
Mais ce segment est aussi très sensible aux variations économiques, alors Damartex est allé regarder du côté de… la santé à domicile. Un secteur avec des marges quatre à cinq fois plus élevées que le textile, beaucoup plus stable, et amené à croître avec le vieillissement de la population. “Neuf personnes sur dix souhaitent rester chez elles. Or aujourd’hui, le secteur du maintien à domicile est extrêmement fragmenté. L’idée, c’est d’être le guichet unique qui sait me mettre en relation avec des partenaires sélectionnés pour m’installer un monte-escalier, refaire ma salle de bains, m’apporter le matériel d’incontinence…”, explique Christian Marie, ex-dirigeant d’une filiale de la division européenne de l’américain Walgreens Boots Alliance, recruté par Damartex il y a un an.
Damartex s’est aussi étendu aux prestations de santé à domicile, encore plus rentables.
Dès 1992, Damart a profité de son fichier de clientes âgées pour lancer Sedagyl, une offre de vente à distance de produits de confort. Son catalogue est un véritable inventaire à la Prévert d’objets racontant l’envers de la hausse de la durée de vie: des couches pour l’incontinence, des barres de maintien, des coussins de positionnement en microbilles, des écrase-comprimés, des ouvre-boîtes électroniques, des enfile-bas munis de poignées télescopiques… Cette offre est désormais combinée à celle de Medical Santé, une entreprise centrée sur les produits remboursés par la Sécurité sociale (déambulateurs, lits médicalisés…), rachetée par Damart en mai dernier.
Un ovni dans le paysage
Avec sept autres rachats en deux ans, Damartex s’est aussi étendu aux prestations de santé à domicile, encore plus rentables que le matériel. Elle se concentre principalement sur le traitement de l’apnée du sommeil, qui concerne 1,4 million de personnes en France. Un marché dominé par Air Liquide, dont la santé est devenue la plus grosse activité en France, avec un gros avantage. “Ces problèmes respiratoires durent jusqu’à la fin de la vie, donc ils fournissent des revenus récurrents et prévisibles”, souligne Louis-Marie de Sade, analyste chez EuroLand Corporate.
De quoi faire de Damartex un ovni dans le paysage textile, qui suscite des coups de fil curieux d’autres patrons du secteur à Patrick Seghin. Le seul à avoir adopté une stratégie proche de la sienne est visible depuis les fenêtres de son bureau: ÏdKids, qui possède Okaïdi, Obaïbi et Jacadi. Ce spécialiste des vêtements pour enfants, issu de Camaïeu, a lancé un réseau de crèches et de centres de loisirs. Comme le miroir inversé de Damartex.
Anaïs Moutot (“Les Echos” du 28 Avril 2023)
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