Clarisse Ramakers et Bart Steukers (Agoria): “Il faut agir d’urgence pour sauver l’industrie”
Clarisse Ramakers et Bart Steukers, patrons francophone et flamand d’Agoria, insistent pour que des mesures soient prises rapidement afin d’aider les entreprises. Parce que les signaux sont au rouge et que les élections approchent.
C’est un message à deux voix, qui unit volontairement les deux parties de la frontière linguistique, au sein d’Agoria, la Fédération de l’industrie technologique. Alors que les indicateurs préoccupent, ses dirigeants francophone et flamand, Clarisse Ramakers et Bat Steukers, appellent à un sursaut.
TRENDS-TENDANCES. Les situations difficiles de Van Hool ou d’Audi Brussels illustrent-elles un risque majeur pour notre industrie?
BART STEUKERS. Cela montre qu’il y a urgence à parler de la situation de notre industrie belge et européenne, en effet. Les signaux d’alerte de l’an dernier sont en train de se concrétiser.
CLARISSE RAMAKERS. Cela prouve le bien-fondé de ce que nous exprimons depuis la crise énergétique et l’indexation des salaires: nous sommes face à une perte de compétitivité préjudiciable. Plus on perd en compétitivité, plus on perd des marchés, avec le risque de sacrifier des emplois.
B.S. Régulièrement, on me pose la question de savoir si on a vraiment besoin d’une industrie. Au-delà de la dimension économique, nous ne voyons pas comment nous pourrions atteindre nos objectifs climatiques sans l’industrie. Seule la technologie aura un impact suffisant.
Vous mettez cela en avant pour regretter un manque de soutien?
B.S. C’est clair. Il y a un an et demi, les Etats-Unis ont décidé leur Inflation Reduction Act (IRA), qui soutient massivement l’industrie. Ils se sont mis en mesure de devenir les champions du monde de la transformation verte. Cela a réveillé l’Europe et la Belgique, mais il est grand temps d’accélérer. Les signaux actuels ne sont pas bons, il faut agir!
De mauvais signaux, c’est-à-dire?
B.S. Les résultats de notre secteur pour 2023 sont en phase avec ce que la Banque nationale décrivait pour l’économie dans son ensemble: une croissance modeste de 3%, avec certains sous-secteurs sous pression dès la fin de l’année dernière, singulièrement l’automobile… On a créé 1.600 emplois sur toute l’année, ce qui n’est pas énorme, et nos prévisions pour 2024 sont proches de zéro, avec une croissance de 1% à peine. C’est très insuffisant. La seule chose positive, c’est que les entreprises continuent à investir dans la durabilité et la digitalisation.
C’est un signe d’espoir. Mais que manque-t-il?
B.S. Les fondamentaux.
C.R. Plusieurs leviers sont essentiels. En termes de coûts salariaux, l’indexation nous a fait perdre deux ans par rapport aux pays voisins. Le coût de l’énergie reste trop important. Enfin, l’Etat doit être un vrai partenaire: il faut parfois six à sept ans pour obtenir un permis afin d’installer une éolienne. On demande aux entreprises d’établir des plans pour gagner en compétitivité au niveau énergétique, mais les délais sont prohibitifs. En France, le plan d’Emmanuel Macron pour une industrie verte prévoit une réduction par deux de tous les délais de décision de l’administration!
Les politiques expriment leur préoccupation, mais sans agir suffisamment?
C.R. Ce n’est effectivement pas suivi d’effet. Si le secteur de la sous-traitance automobile est à ce point impacté, c’est bien parce qu’il s’agit d’un secteur hyper-compétitif. Chaque seconde gagnée pour produire une pièce a un impact financier énorme. Dès que l’on touche à l’un des trois leviers dont je parlais, on se trouve tout de suite dans les difficultés.
B.S. Le problème, c’est que l’augmentation du coût n’est plus compensée par une augmentation de la productivité. Je reste modérément optimiste parce que l’arrivée de l’intelligence artificielle annonce un saut en productivité, mais pour autant que l’on agisse vite. Ce nouveau potentiel, on doit l’exploiter rapidement. Toutes les entreprises doivent s’en imprégner au maximum.
Etes-vous préoccupés par la proximité des élections qui risquent de paralyser le pays?
B.S. Cela nous préoccupe fortement. Je n’aime pas l’idée que l’on renvoie le sujet au prochain gouvernement. On peut encore agir dès à présent. On nous impose de nombreuses régulations, au niveau européen, et davantage encore au niveau belge: rien ne nous empêche de les trier pour voir ce qui freine les entreprises. Tous les gouvernements peuvent se mettre autour d’une table pour voir ce qui peut aider au lieu de contrôler.
C.R. On peut réduire les délais pour l’octroi des permis. En Wallonie, on pourrait faciliter la façon dont on réhabilite les friches industrielles pour accueillir des entreprises. La Belgique préside actuellement l’Union européenne: on doit rapidement mettre en place un vrai fonds de soutien à l’industrie à l’échelle européenne, en évitant les concurrences.
B.S. La France et l’Allemagne disposent de davantage de possibilité d’aider leurs entreprises, un petit pays comme le nôtre n’est pas armé pour le faire. La présidence belge doit insister sur les projets européens, comme on le fait dans la défense. La démarche que l’on a suivie pour faire de la mer du Nord la plus grande centrale électrique du monde, c’est un autre bel exemple de la façon dont on peut transcender les logiques nationales.
Vos craintes font singulièrement songer à celles du monde agricole, non?
C.R. C’est vrai. La singularité dans l’industrie, c’est que cela ne se voit pas tout de suite. Nos entreprises qui ont des maisons mères à l’international ont de plus en plus de difficultés à les convaincre de maintenir leurs investissements en Belgique. C’est pour cela qu’il faut soutenir dès à présent notre industrie en lui facilitant la vie et en lui donnant accès à des financements. Sinon, on n’investira plus chez nous. Le simple fait d’avoir des services R&D performants ne suffit plus. Safran l’a fait récemment avec son usine de Marchin, c’est vrai, mais grâce à un écosystème de PME très performant autour d’elle. Nous devons également éviter d’attiser les craintes durant la campagne électorale: quand un président de parti fait un effet d’annonce avec la semaine de 32 heures, il doit savoir que cela est scruté par tous les CEO concernés dans le monde. Cela nous fait du tort.
Le moment est donc crucial pour éviter des délocalisations?
C.R. Oui, et ce ne seront pas forcément des délocalisations brutales: les maisons mères vont retirer une partie de la production, ne plus développer une autre… C’est plus insidieux. Un des freins les plus importants à notre croissance, c’est de ne pas attirer les meilleurs talents. Mais si on n’a pas des entreprises sexys, on n’y arrivera certainement pas.
Vous vous exprimez à deux pour démontrer que c’est un enjeu fédéral en Belgique?
B.S. On aimerait que nos gouvernements fassent la même chose que nous, oui. Nous devons avoir une stratégie commune, qui dépasse une législature. Nous devons nous soutenir les uns les autres. De nombreux signaux sont inquiétants mais soyons positifs, on peut agir. Tous ensemble – entreprises, politiques, syndicats, administrations, enseignement –, nous pouvons rectifier le tir.
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