Clara Mattei: “L’austérité n’est pas un concept neutre, c’est un concept politique”
Le récent essai sur l’austérité de l’économiste italienne Clara Mattei a attiré l’attention à gauche comme à droite de l’échiquier politique. Car il montre, en s’appuyant sur l’histoire des années 20, que l’austérité n’est pas un concept technocratique neutre, mais relève de la politique.
Un livre sur l’austérité qui recueille à la fois les applaudissements de Thomas Piketty, de l’historien Adam Tooze (professeur à la Columbia University) et de Martin Wolf (le chief economist du Financial Times qui l’a placé dans les dix meilleurs ouvrages d’économie publiés l’an dernier), c’est le tour de force réussi par l’économiste d’origine italienne Clara Mattei qui enseigne aujourd’hui comme professeur assistant à la New School for Social Research, à New York.
Sur cet ouvrage (The Capital Order : How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism, The University of Chicago Press, 30 dollars), Martin Wolf écrit dans le FT que “ceux qui croient au mariage de l’économie de marché avec la démocratie ont besoin de lire de puissantes critiques. Dans ce livre qui suscite la réflexion, Clara Mattei situe les origines de l'”austérité” dans la tentative de restaurer l’ordre capitaliste après la première guerre mondiale. De manière plus générale, elle fait remarquer, à juste titre, que la politique économique prétendument technocratique est fondamentalement politique : elle est une expression du pouvoir, avec des conséquences en termes de distribution. L’économie est politique.”
Clara Mattei, qui ne cache pas ses thèses marxistes, permet de saisir l’émergence des politiques d’austérité, essentiellement au Royaume-Uni et en Italie, au travers d’un prisme rarement pris : celui de l’histoire. Et une histoire qui résonne particulièrement aujourd’hui.
Mais commençons par le commencement. Et demandons d’abord à Clara Mattei ce qu’elle entend par “austérité”.
TRENDS TENDANCES. Pour vous, l’austérité ne se définit pas seulement par la volonté de couper dans les dépenses publiques ?
CLARA MATTEI. Il ne s’agit pas de couper dans les budgets ou d’augmenter les impôts en général. Il faut aller en dessous des données macro-économiques. L’austérité n’est pas un concept neutre. Elle doit être “repolitisée” et se définit plutôt comme une politique visant à faire glisser les ressources de certaines classes vers d’autres. Ce que je tente d’expliquer dans le livre est que les trois formes de politiques d’austérité – l’austérité fiscale, monétaire et industrielle – ont travaillé pour exercer ensemble une pression à la baisse sur les salaires. Marc Blyth, dans un célèbre ouvrage intitulé “Austerité : l’histoire d’une idée dangereuse,”, montre à travers l’histoire que, bien que l’austérité n’ait pas “fonctionné” dans le sens où elle n’a pas atteint ses objectifs déclarés – réduire la dette ou stimuler la croissance -, les gouvernements y ont eu recours à maintes reprises. A mon sens, leur objectif était de déplacer la richesse et les ressources nationales vers les classes supérieures, qui, selon les experts économiques, étaient les plus aptes à épargner et à investir.
Dans votre livre vous faites le lien entre austérité et fascisme. Pourquoi ?
En Italie, le fascisme a utilisé, dans ses premiers moments, l’austérité comme un outil de pouvoir. Austérité et fascisme vont idéalement de pair, spécialement dans les pays où il y a une forte demande en faveur d’un changement démocratique. L’austérité en Italie a permis à l’état d’être coercitif, de passer des lois bannissant les syndicats, de réduire les salaires, … Mais on a vu que dans des pays plus démocratiques, comme le Royaume Uni, le même outil a été employé au même moment. Il n’y a rien d’exceptionnel à voir que le caractère autoritaire de l’austérité ait été employé par l’Italie de Mussolini. Mais ces mécanismes ont été aussi adoptés dans d’autres pays. Cela me pousse à m’interroger, lorsque vous voyez que les mêmes mécanismes qui piègent les gens dans des conditions économiques terribles sont mis en oeuvre dans les régimes dictatoriaux mais aussi démocratiques. C’est le point central du livre.
Ces mécanismes sont encore à l’oeuvre aujourd’hui ?
Oui, songez à l’insistance sur l’indépendance des banques centrales, l’introduction dans la constitution d’élément concernant l’équilibre budgétaire… c’est évidemment moins clair que des mesures dictatoriales, mais ce sont des mesures autoritaires. En Italie par exemple, le nouveau budget accroit les dépenses de l’Etat dans le secteur de la défense, mais effectue des coupes dans des secteurs dits “improductifs” comme les soins de santé, l’enseignement… De même, au niveau fiscal, vous pouvez diminuer les taux marginaux d’imposition au sommet, mais augmenter les taxes sur la consommation qui vont relativement affecter davantage les bas revenus. L’austérité monétaire, nous la vivons aujourd’hui notamment avec la politique de relèvement des taux la Banque centrale européenne. En relevant les taux d’intérêt et en réduisant la masse monétaire, vous protégez les créditeurs et vous accroissez la valeur de l’épargne. Et enfin il y a l’austérité “industrielle”, qui consiste fondamentalement à déréguler le marché du travail, à privatiser, bref à augmenter la dépendance au marché.
Or, ce qu’il faut souligner, c’est que ces mesures n’aboutissent pas à augmenter les recettes de l’Etat. La fiscalité régressive, cette allergie à l’encontre de l’impôt des sociétés ou de la fiscalité sur les hauts revenus que l’on voit se développer aux Etats-Unis et en Europe, est “contre intuitive”. Une fiscalité progressive rapporterait bien davantage à l’Etat. De même, la politique de l’argent cher qui accroit la difficulté à trouver du financement et augmente son coût, limite les projets de l’Etat et handicape la mise en oeuvre des stabilisateurs automatiques en cas de récession.
Quelle est selon vous la logique derrière ces politiques ?
Le discours d’austérité qui consiste donc à dire qu’il existe une absolue nécessité, apolitique, à prendre ces mesures pour courber l’inflation et rembourser les dettes est à mon sens un prétexte pour préserver ce que j’appelle “l’ordre du capital”, à savoir les relations entre ceux qui travaillent et ceux qui détiennent le capital. Et l’austérité réapparait spécialement aujourd’hui à un moment où ces relations sont remises en question. Je ne sais pas ce qu’il en est en Belgique, mais au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et en Italie, vous avez un important phénomène de “big resignation”. Le marché du travail est actuellement sous pression. Les banquiers centraux utilisent un terme spécifique, ils disent qu’il est devenu “trop robuste”, et pour combattre l’inflation, on essaie donc, très explicitement, de retourner le marché du travail contre ceux qui travaillent. L’objectif est de faire en sorte que les gens cessent de se plaindre et acceptent le système actuel comme le seul possible.
Vous faites remonter le concept d’austérité à la période qui a suivi la première guerre mondiale. Pourquoi ?
Vous pouvez en effet voir les origines de l’austérité à cette époque où les gens ont le plus questionné le système. Lorsqu’on lit la presse de cette époque, on ne donne pas cher de l’avenir du capitalisme ! Jusqu’alors, il n’avait pas été remis en question parce qu’il n’y a avait pas encore eu une réelle démocratisation de la sphère économique : c’était une époque où régnait l’étalon-or, où il n’y avait pas vraiment de syndicats. Les gens ne participaient pas aux décisions économiques. Mais au moment où pour la première fois ils ont eu le droit de vote, ont pu élire des représentants des travailleurs et ont voulu participer au processus de décision économique, l’austérité a émergé pour les exclure de ce processus décisionnel en disant : seuls les économistes, les technocrates, peuvent comprendre la vérité économique.
Et pour vous, l’austérité n’est pas la conséquence de la crise de 1929, mais plutôt une de ses causes.
D’autres auteurs ont davantage fouillé la question, mais on voit en effet clairement que les politiques d’austérité des années 20, alors qu’elles étaient censées stabiliser l’économie, ont réduit la demande agrégée et favorisé la spéculation qui a causé le krach d’octobre 1929. Au Royaume-Uni, on observe qu’il était intentionnel de réduire la consommation des citoyens car elle était vue à l’origine de la spirale inflatoire. Donc il a été décidé de réduire la consommation “improductive” des ménages, et cette austérité a exacerbé la crise. Mais l’austérité a été aussi utilisée, ensuite, comme un outil pour guérir la crise économique des années 30. Au milieu des années 30, tant dans l’Italie de Mussolini qu’au Royaume Uni, l’austérité était la norme. Ce qui a évidemment prolongé la crise puisque vous n’intervenez pas avec des mesures contra cycliques pour soutenir l’économie. Cela peut sembler irrationnel, mais cela devient rationnel si vous prenez l’austérité comme un moyen pour stabiliser les relations de classes. La récession est le coût à payer à court terme, mais à long terme cela maintient la possibilité de faire des profits. C’est ce que l’on voit aujourd’hui aussi, la Fed sait qu’il faudra faire un sacrifice à court terme, mais cela résout le problème de l’inflation qui ébranle les bases de l’économie.
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