“Chaque entreprise a besoin d’un rebelle”

Rik Vera et Geert Van Mol l’affirment : "C’est grâce aux rebelles que nous avons des droits." © Thomas Sweertvaegher
Stijn Fockedey Stijn Fockedey est rédacteur de Trends

Geert Van Mol (ancien de Belfius, désormais chez Steenoven) et Rik Vera (ancien de Domo, aujourd’hui chez nexxworks) ont tous deux publié un livre sur le management. Si les angles sont différents, leur mission est la même : réveiller les entreprises et les alerter sur leur culture inexistante en termes d’innovation. “Je suis sûr que l’intelligence artificielle aurait amélioré 99 % des décisions que j’ai prises en tant que chef d’entreprise”, affirme Geert Van Mol.

Lorsque Geert Van Mol a commencé à travailler pour le Crédit communal en 1997, il n’aurait jamais pu prédire qu’une vingtaine d’années plus tard, il lancerait une application bancaire mobile qui serait couronnée la meilleure au monde. En tant que chief digital officer, il a permis à Belfius de trouver sa vitesse de croisière en termes de numérisation. Geert Van Mol est aujourd’hui CEO de Steenoven, un promoteur immobilier. L’homme est doté d’une aura que l’on retrouve également chez Rik Vera. Au début du millénaire, ce dernier était le CEO d’une filiale du géant du textile Domo. Plus tard, il a cofondé la société de conseil nexxworks. Aujourd’hui, il donne des conférences à travers le monde et enseigne à la London Business School.

Tous deux s’accordent à dire que les entreprises pèchent dans le domaine de l’innovation. C’est pourquoi, ils ont écrit un ouvrage dans lequel ils proposent leurs solutions pour remédier à cette situation.

Au moins 10 livres sur le management et la transformation numérique sont publiés chaque jour. Pourquoi en écrire deux nouveaux ?

RIK VERA. La technologie est en train de changer le monde de façon spectaculaire. Ce livre est une boîte à outils pour faire face à ce changement.

GEERT VAN MOL. Mon livre ne traite pas seulement de technologie, mais aussi du “rock-’n’-roll” nécessaire pour réaliser ce que nous avons accompli chez Belfius. Je suis assez critique à l’égard du manque d’innovation dans nos entreprises et au sein du gouvernement.

Et je fais le lien avec la musique. Les musiciens sont des rebelles créatifs. Des artistes comme David Bowie étaient des visionnaires. Ils ont vu comment l’internet allait changer notre monde. Chaque entreprise a besoin d’un rebelle comme David Bowie. Je pense que la connotation négative du terme “rebelle” est une mauvaise perception. C’est grâce aux rebelles que nous avons des droits. Les rebelles sont les premiers à voir venir le changement.

Rik Vera fait glisser en souriant son smartphone sur la table pour afficher une citation de l’artiste Banksy : “Les plus grands crimes du monde ne sont pas commis par des gens qui enfreignent les règles, mais par des gens qui suivent les règles”.

Les lecteurs de “Rebel Rebel” et de “Net Curiosity Score” constateront rapidement que vous partagez la même aversion pour le statu quo.

R.V. Les entreprises sont trop confiantes. La philosophie de Jean-Luc Dehaene, qui siégeait au conseil d’administration de Domo, était de s’attaquer aux problèmes lorsqu’ils se présentaient. Cela ne fonctionne plus dans un monde en mutation. Dans les années 1990, il fallait construire une entreprise solide. Aujourd’hui, il faut oser démonter son atelier, regarder les éléments qui le composent et trouver comment les reconstituer.

G.V.M. Cette rébellion m’habite aussi depuis des décennies. Après la crise financière, nous avons dû réinventer Belfius. La numérisation était un moyen d’y parvenir. Je pense que la crise a été une opportunité parfaite.

Vous avez développé une nouvelle application bancaire avec une petite équipe, dans un manoir isolé et non au siège.

G.V.M. Lorsque Hello bank! a été fondée, j’étais chargé chez Dexia (qui deviendra Belfius plus tard, ndlr) de développer une banque numérique, distincte de la banque traditionnelle. Nous sommes arrivés à la conclusion que nous devions simplement combiner les deux. Nonante-neuf pour cent de l’entreprise n’était pas prête pour cela. Une petite équipe a développé l’application, puis nous avons dû la vendre en interne. Il était important d’obtenir l’adhésion des membres du réseau d’agences.

Ce n’était pas un message facile à faire passer : l’application semblait menacer leur emploi. Comment convaincre 4.000 personnes du contraire ? En montrant que la satisfaction des clients a atteint un niveau record après la mise en service de l’application. Et en musique. Nous avons organisé des tournées pour nos employés travaillant en bureau avec le batteur Michael Schack (du groupe Milk Inc. entre autres, ndlr) et Lost Frequencies. La musique devait servir d’introduction à un discours classique, mais ce n’était plus nécessaire. Le personnel était déjà très enthousiaste. Cela s’est traduit par une distribution particulièrement rapide de notre application, car le personnel au guichet a été particulièrement actif pour permettre sa diffusion.

R.V. Une équipe d’innovation distincte présente des avantages et des inconvénients. Il est pratique de mettre en place une expérience, mais si vous voulez la développer, vous introduisez un organisme étranger dans votre entreprise. Votre organisation y résistera comme votre corps résiste à un virus. C’est pourquoi je préconise de maintenir l’innovation au sein de l’organisation.

Les salles branchées, dotées de tables de ping-pong et d’un mur rempli de post-it, ne sont donc pas la meilleure des solutions ?

R.V. Pour rester dans le jargon musical de Geert, chaque entreprise a besoin d’une salle de répétition, d’un environnement sûr où l’on stimule la curiosité et où on ne parle pas de rendement à court terme. Bien sûr, il faut aller au-delà des aspects esthétiques. Je me souviens encore d’un directeur qui m’a fait visiter son bureau avec fierté. Nous sommes descendus par l’ascenseur de l’étage de la direction au sous-sol, où se trouvait le département innovation. “C’est ici que se construit l’avenir de notre organisation”, a-t-il déclaré. Mais en observant son langage corporel, j’ai vite compris qu’il ne connaissait pas ce département. Il m’a ensuite présenté aux cadres et je lui ai alors demandé s’il connaissait le nom des personnes que nous avions rencontrées au département innovation. Il ne savait pas. C’était la preuve qu’il n’y avait aucune relation entre la direction et ce département.

Chaque entreprise a besoin d’une salle de répétition.

Rik Vera

nexxworks

Monsieur Vera, vous faites régulièrement référence à “Alice au pays des merveilles” de Lewis Carroll. Pourquoi ?

R.V. Le monde dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui est aussi imprévisible que celui de ce livre. Par exemple, le Chat du Cheshire nous dit que n’importe quelle route est la bonne, si vous ne savez pas où aller. Je donne aussi ce conseil aux entreprises : commencez à marcher et vous découvrirez en chemin où se trouve votre objectif. Vous ne pouvez pas vous fixer un objectif si demain est différent d’aujourd’hui.

G.V.M. Je voudrais rajouter quelque chose à ce sujet. Il faut développer une vision qui puisse être largement soutenue au sein d’une organisation. Elle doit être étoffée sur la base d’une question centrale : quelles sont les batailles que vous ne voulez pas perdre ? Dans le cas de Belfius, par exemple, nous ne voulions pas être remplacés par une fintech ou être complètement piégés dans les plateformes d’Apple ou de Google. Nous ne pouvions éviter cela qu’en conservant la relation client et en travaillant plus efficacement.

“Commencez à marcher et vous découvrirez en chemin où se trouve votre objectif.” pensent Rik Vera et Geert Van Mol. © Thomas Sweertvaegher

Votre ouvrage “Net Curiosity Score” contient également une anecdote concernant James Dimon, le CEO de JP Morgan Chase, qui a écrit une lettre marquante aux actionnaires de la banque en 2015.

R.V. Il y écrit qu’ils ont “vu venir le tsunami numérique trop tard”. Un banquier qui ose dire une telle chose en 2015 a en effet vu venir le tsunami, mais il l’a aussi ignoré pendant tout ce temps. C’est en partie de l’arrogance, en partie du cynisme, en partie une volonté de seulement voir les problèmes le moment venu.

Au début, les nouvelles technologies sont pourtant des trains qu’il est encore facile de prendre en marche. En revanche, si vous essayez de sauter à bord d’un TGV lancé à toute vitesse, cela risque de vous faire mal.

Constatez-vous une amélioration des mentalités dans les salles de réunion ?

R.V. Il y a 10 ans, je devais encore me montrer très convaincant pour que les gens comprennent que quelque chose était en train de se passer. Aujourd’hui, ils montent immédiatement à bord. Je constate également que les chefs d’entreprise réalisent qu’ils ne sont plus les seuls à disposer des connaissances et des compétences. Le point à l’horizon demeure, mais la route qui y mène change constamment. Ce n’est pas confortable pour un patron, et cela exige un leadership différent d’avant.

G.V.M. On a pas mal de temps devant soi si l’on s’y prend suffisamment à temps. Par exemple, il a fallu attendre 20 ans pour que le commerce électronique percole vraiment. Mais souvent, ce temps n’est pas mis à profit pour s’adapter. Très souvent, parce que les personnes au sommet de l’entreprise se concentrent trop sur le court terme et sont dans une mentalité de commandement et de contrôle.

Parfois, l’innovation n’est pas seulement une question de technologie mais c’est aussi un modèle d’entreprise à adapter. Comment convaincre une PME classique d’opérer ce changement ?

G.V.M. Il faut que le CEO en soit convaincu.

R.V. Chez Domo, au début des années 2000, j’avais un plan pour conquérir l’Amérique par les canaux en ligne. Mais avec la faillite de Lernout & Hauspie, la méfiance vis-à-vis de la technologie s’est installée. Le conseil d’administration avait balayé le plan d’un revers de la main avant même que je puisse l’expliquer. En quittant une réunion, j’ai vu en rue la vitre de la limousine de Jean-Luc Dehaene s’abaisser : “Rik, vas-tu enfin apprendre à ne pas toujours demander la permission ? Parfois, il vaut mieux demander pardon”, m’a-t-il dit.

J’ai ensuite lancé une collaboration fructueuse avec une jeune pousse de l’époque, Amazon. Lorsque cette collaboration a vu le jour, Paul De Keersmaeker m’a dit qu’il devait me renvoyer parce que je n’avais pas respecté le procès-verbal du conseil d’administration. C’est alors que Jean-Luc Dehaene m’a défendu.

G.V.M. Nous avons heureusement dépassé ce stade. La numérisation n’est plus quelque chose que l’on fait dans l’ombre au quatrième sous-sol. Il faut encourager la créativité, et non la freiner. Chez Belfius, nous avons établi un plan pour les trois prochaines années, que nous avons adapté chaque année. L’essor du ChatGPT, par exemple, est trop rapide pour qu’on puisse le prévoir dans un plan pluriannuel.

Un GPT (Generative Pretrained Transformer) émergera-t-il un jour pour prendre votre place de manager ou consultant en innovation ?

R.V. Sans aucun doute. Je suis sûr que l’intelligence artificielle aurait amélioré 99 % des décisions que j’ai prises en tant que chef d’entreprise. Par exemple, à l’époque, la planification tenait dans une feuille de calcul. Nous les humains, nous ne pouvons pas gérer des calculs impliquant de nombreux paramètres. À l’époque, je rendais les gens de Delaware complètement fous parce que je rêvais de ce que nous considérerions aujourd’hui comme une IA.

Mais je ne crains pas d’être complètement remplacé par un logiciel, parce qu’avec le temps, la composante humaine nous manquera et nous la ramènerons. La peinture a été libérée de l’imitation de la réalité au moment où la photographie est apparue. Dans la prochaine phase, nous ne laisserons plus l’IA imiter les humains, mais nous l’emploierons pour ce qu’elle peut réellement faire. De cette manière, nous pourrons nous concentrer sur la valeur ajoutée de l’être humain.

Malgré toutes les applis ou les chatbots, le besoin de contact humain reste extrêmement important pour le client.

Geert Van Mol

Steenoven

R.V. L’interaction entre les entreprises et les clients change. Par exemple, mes enfants trouvent que c’est une perte de temps de se rendre dans un magasin. Ils s’attendent à avoir tout ce qu’ils veulent sans attendre.

G.V.M. C’est le grand défi. La numérisation a habitué les gens à une qualité de service plus élevée. Il suffit de voir les plaintes contre les agences bancaires qui ne fonctionnent que sur rendez-vous. Malgré toutes les applis ou les chatbots, le besoin de contact humain reste extrêmement important pour le client. Il est dommage que la plupart des entreprises ne s’en rendent pas compte. Désolé de le dire, mais dans la plupart des entreprises, les call centers ne ressemblent strictement à rien.

Entretien réalisé par Thomas Smolders et Stijn Fockedey


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