Koen Maris

Cambridge Analytica: scélérats ou pionniers?

Koen Maris Chief Technology Officer - Cyber Security chez Atos  

Cambridge Analytica est-elle une organisation criminelle? Ou a-t-elle été simplement futée dans la manière d’utiliser les données disponibles? Il m’arrive de me demander où se situe la ligne rouge et pourquoi. Je me demande aussi, in petto, si Cambridge Analytica soulèverait encore autant d’indignation dans cinq ans. Les faits restent certes éthiquement indéfendables mais l’éthique est quelque chose qui évolue dans le temps, le plus grand commun dénominateur des opinions personnelles dominantes du moment.

Permettez-moi de m’expliquer. Ce que Cambridge Analytica a fait, au final, c’est utiliser des données que chaque individu affiche volontairement sur Facebook. La société a reçu les données comme terreau dans un but de recherche et a obtenu les résultats par le biais d’un chercheur universitaire. Les résultats furent ensuite fournis à des acteurs publics ou à d’autres organismes en vue de procéder à des campagnes très ciblées qui tirent parti des préférences et intérêts personnels. Désolé de le dire mais c’est exactement ce que d’innombrables sociétés, à travers le monde, font elles aussi. Bien entendu, elles n’ont pas contribué à porter Donald Trump au pouvoir.

Vie privée et propos de comptoir

Comprenez-moi bien: je ne désire pas me prononcer sur le personnage qu’est Trump. Je désire par contre jeter le pavé dans la mare en posant ouvertement la question suivante: quand la collecte de données personnelles est-elle un délit, si l’on sait que les personnes concernées ont pris plaisir à les partager avec des amis, et en fait avec le monde entier (si, comme c’est le cas de la plupart des utilisateurs Facebook, elles n’ont pas adapté leurs paramètres de confidentialité).

Alors que les élections communales sont à notre porte, on s’aperçoit rapidement que la ligne est extrêmement ténue. Vous êtes accoudé au comptoir de votre bistrot favori, en train d’exprimer haut et fort votre avis sur le conseil communal actuel, et avant que vous n’ayez le temps de reprendre votre souffle, vous voilà accosté par un membre de l’opposition: vous ne souhaiteriez pas placer un panneau électoral dans votre jardin? ou mieux encore, ne seriez-vous pas intéressé à figurer sur leur liste? Dans l’enceinte de ce café, votre popularité auprès de vos amis a clairement été mise en évidence. Un scénario parfaitement normal après tout. Quelle est alors la différence avec une société qui déploie ce genre de pratiques à grande échelle?

Dans l’attente d’une réponse concluante à cette question, j’aimerais à nouveau remercier Cambridge Analytica. Elle nous a en effet confrontés, tous autant que nous sommes, à la réalité: ce que nous devons le plus redouter lors des élections n’est pas la manipulation des résultats a posteriori. Il est nettement plus facile d’influencer les gens en amont que d’essayer de pirater le système après coup. La chose est en outre parfaitement légale. Pourquoi dès lors encore engager des hackers hors de prix et devoir craindre les lourdes pénalités qui en découleraient? En effet, vous ne devez pas vous faire d’illusions: des dizaines et des dizaines de petits Cambridge Analytica feront encore leur apparition et continueront de flirter avec ce qui est légalement et éthiquement permis.

Le temps des sondages

Il est sans doute bon de transposer cette leçon dans le cadre d’un autre débat: cela se justifie-t-il encore de laisser, pendant quatre ou cinq ans, toutes les décisions qui concernent notre pays et notre population entre les mains de personnes que nous ne connaissions pas avant de déposer notre bulletin dans l’urne? Ne vaudrait-il pas mieux soumettre plus souvent les décisions importantes à l’ensemble de la population et ne confier aux élus que la responsabilité de leur mise en oeuvre? Mais ce n’est pas non plus la solution idéale comme le référendum du Brexit nous l’a appris: de nombreuses personnes se prononcent sur un sujet dont elles ne connaissent pas toute la portée. Au moins, on ne place pas ainsi son sort entièrement entre les mains de quelques individus qui semblaient, par hasard, être le meilleur choix lorsque nous étions dans l’isoloir.

Dans le cadre d’un tel système étendu de référendum, nous courons certes le risque de nous laisser encore davantage guider par nos sentiments que par notre bon sens. Et les réseaux sociaux ne font qu’empirer les choses. Si notre vision du monde est de type extrême droite, nous nous sentirons le plus à l’aise auprès de gens ayant les mêmes vues qui, souvent, nous font valoir une image encore plus extrême. Mais n’est-ce pas également le cas dans notre bon vieux monde analogique? La grande différence est que tout cela peut désormais être orchestré à une bien plus grande échelle (et par ailleurs de manière beaucoup plus professionnelle).

Je continue pourtant de croire dans le système de “votation”. Il permet en effet de créer une boucle de rétroaction très courte. Si les choses dérapent, le citoyen peut intervenir plus rapidement dans les sujets qui lui tiennent réellement à coeur.

Bouquet final

Les politiciens et les réseaux sociaux: le mariage est loin d’avoir toujours été idyllique. Rappelez-vous les inoubliables tweets d’Yves Leterme qui pensait envoyer un message personnel. Par contre, quelqu’un qui sait comment utiliser et jouer efficacement des réseaux sociaux peut faire la différence en tant que politicien. Barack Obama l’a prouvé en 2008 et son antithèse politique Donald Trump a fait de même en 2016. Que cela vous plaise ou non, il est aujourd’hui nettement plus facile pour un challenger, en politique, de saper le trône sur lequel sont assis les dirigeants en place. Jamais la course au trône n’aura été aussi passionnante!

Koen Maris, CTO Cyber Security chez Atos

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