Paul Vacca
Bataille du streaming: “La botte secrète de Netflix”
La bataille que mènent les géants du streaming est une série palpitante. C’est Game of Thrones dans le monde de la Peak TV à l’ère de la surproduction audiovisuelle. Avec, à venir, un twist scénaristique de taille : alors que dans les épisodes précédents, Netflix, maître incontesté de la SVoD (abonnement mensuel donnant droit à l’accès illimité à un catalogue, Ndlr), semait le trouble dans les bases ennemies de la TV et du cinéma, voici venue l’heure de la revanche. C’est désormais sur le propre terrain de Netflix que la bataille se joue avec, pour adversaires, Amazon Prime, Apple TV+, Disney+, HBO Max ou Hulu. Sans compter les acteurs locaux qui veulent leur part du gâteau.
Un des enjeux dramatiques de cette nouvelle saison est de savoir si Netflix pourra résister à cette attaque groupée ? Pour ce faire, la plateforme pratique déjà depuis longtemps la course à l’armement : elle prévoit ainsi cette année de dépenser la somme pharaonique de 17 milliards en contenus frais. Mais, aux dernières nouvelles, Amazon Prime a décidé de surenchérir pour la première fois. Sans compter Apple TV+ qui s’achète toutes les stars A list d’Hollywood et Disney+ qui, outre de nouveaux investissements, dispose du catalogue pléthorique de toutes ses écuries dont Marvel, Pixar ou Star Wars. De surcroît, Netflix doit faire face à l’hémorragie de ses contenus produits par ses concurrents (comme Friends qui quitte le catalogue Netflix pour rejoindre celui de HBO Max ou toutes les licences Marvel sur Disney+).
Bref, d’un point de vue arithmétique, c’est mal engagé. Mais comme on le sait, au moins depuis la bataille des Thermopyles, la guerre est un art capricieux qui ne se soucie pas toujours des chiffres. Tout comme on a appris depuis David et Goliath que la taille n’était pas toujours un atout maître. Assez ironiquement, ce que l’on appelle la ” guerre des contenus ” risque en fait de ne pas se jouer sur les contenus. Car Netflix possède une arme que ses concurrents n’ont pas encore. Son avance technologique ? Rien de décisif. Google, Facebook et Apple n’ont pas été les premiers sur leur secteur. Son art du storytelling vanté au point que l’on parle de ” série Netflix ” comme d’une fin en soi ? Disney exerce cet art avec brio depuis plus de 100 ans et HBO depuis près de 30 ans, et même Amazon peut le revendiquer avec de nombreux prix. Produire des contenus géniaux n’est plus un avantage concurrentiel, c’est devenu un prérequis. Ses data, alors ? Le rôle des data a beaucoup été surestimé – et par Netflix en premier lieu – dans la construction des succès de la plateforme.
La botte secrète de Netflix, c’est tout simplement d’avoir su devenir Netflix. Un nom qui, au-delà de ses contenus, cristallise à la fois un nouvel état d’esprit (” tout tout de suite “), une nouvelle expérience (le binge-watching), un nouveau style de vie (avec l’expression passée dans le langage courant ” Netflix & chill “) et une nouvelle identité (dont son fameux ” Tou Doum ” de lancement). Une marque et un marqueur identitaire. Avec un choeur d’abonnés presque aussi exalté que la fan base d’un boys band de K-pop. Plus qu’une plateforme, c’est un tremplin générationnel. Plus qu’un nouveau mode de consommation, c’est un nouveau monde.
Dans une certaine mesure, Netflix est parvenu à recréer ce que Pierre Lescure et Alain de Greef avaient eu le génie de faire pour Canal+ : insuffler à la chaîne cryptée ce fameux ” esprit Canal ” qui a fait que celle-ci n’était plus perçue comme un simple agrégateur de programmes – cinéma + foot – mais comme un signe de reconnaissance, partie intégrante de notre propre identité. Comme Canal+ en son temps, Netflix est aujourd’hui supérieur à la somme de ses contenus. D’autant que face à lui, les autres acteurs font figure, avec leurs appellations corporate, d’agrégateurs de produits ou des tuyaux à contenus. Des plateformes qui se réduisent à la somme arithmétique de leurs contenus.
Or, dans la guerre sans merci du streaming qui s’annonce, caractérisée par une overdose de programmes et le spectre de la volatilité et des désabonnements, la ligne éditoriale, le fil relationnel et le lien identitaire tissés avec le spectateur -c’est-à-dire le ” contenant “- risquent d’être plus décisifs que le contenu lui-même. En d’autres termes, pour conquérir et garder les spectateurs à l’heure de la Peak TV, la bataille des contenus a toutes les chances de virer à la guerre des contenants.
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