Art: pourquoi les grandes entreprises constituent leurs propres collections

Hans-Bart Van Impe: © Koen Bauters

Les entreprises possèdent une collection de plus de 12.000 œuvres d’artistes belges et internationaux de renom. Une partie de celles-ci n’est accessible qu’aux collaborateurs ou aux visiteurs, mais un nombre croissant d’initiatives visent à les faire découvrir à un public plus large.

Hans-Bart Van Impe est le coordinateur de la collection d’art de l’entreprise de télécommunications Proximus. Une collection riche de quelques pièces majeures. Elle posède ainsi, par exemple, quatre des plus de cinquante impressions de Marilyn Monroe réalisées par l’artiste pop Andy Warhol. Des photographies de Rineke Dijkstra et de la photographe Magnum Bieke Depoorter. Une carte du monde en tapis par Alighiero Boetti. Van Impe a commencé sa carrière au milieu des années 90 comme ingénieur radio chez Belgacom, mais son intérêt pour l’art l’a conduit à l’ASBL que l’entreprise a fondée et financée en 1996 pour accrocher de l’art contemporain aux murs. Entre-temps, la collection compte 500 œuvres.

Elles ont été exposées ces trente dernières années dans les couloirs et les bureaux des Proximus Towers près de la gare du Nord. Depuis 2023, elles ont été – à l’exception de quelques pièces trop grandes – transférées vers le dépôt situé en plein cœur de Bruxelles, où Van Impe a son bureau. Pour des raisons de sécurité, l’emplacement exact ne peut pas être divulgué. Une fois le déménagement de Proximus vers son nouveau bâtiment sur le site Tour & Taxis achevé, une partie de la collection sera à nouveau visible pour les employés et les visiteurs. “Je suppose qu’on en verra environ une centaine. Le reste restera ici dans le dépôt. Quand on déménage dans plus petit, il y a naturellement moins de murs.”

Patrimoine belge

Proximus est l’une des dizaines d’entreprises en Belgique qui possèdent leur propre collection d’art. En plus des 500 œuvres de Proximus, il y a par exemple les 800 peintures et sculptures du groupe RH anversois SD Worx, avec des pièces majeures comme Banlieue sous la neige d’Eugène Laermans et Vue sur la digue de Léon Spilliaert. Belfius possède, avec 4.000 œuvres, non seulement la plus grande collection d’entreprise, mais aussi la plus grande collection privée d’art belge du pays. Elle couvre une période de cinq siècles, incluant des maîtres flamands du XVIe et XVIIe siècle, de l’art moderne de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 60, ainsi que des œuvres d’artistes contemporains. La collection possède les deux derniers croquis de Pieter Paul Rubens, mais aussi des toiles de Paul Delvaux et de nouvelles œuvres de talents émergents comme Louise Delanghe, Kristof Santy et Rinus Van de Velde.

Eviter que tous les Magrittes et Delvaux ne partent aux États-Unis

“Notre collection d’art a suivi l’histoire de la banque”, explique Bénédicte Bouton, responsable de la culture chez Belfius. “Le Crédit Communal, la Banque Paribas Belgique et la Bacob (trois anciennes banques belges ayant fusionné pour devenir ce qu’est aujourd’hui Belfius) avaient chacune leur collection d’art. Lors de la fusion, elles ont été rassemblées. Ces collections avaient toutes un lien avec les fondateurs des banques. Après la Seconde Guerre mondiale, on a vu émerger de grandes collections familiales, pour éviter que tous les Magrittes et Delvaux ne partent aux États-Unis. Cela relevait de la protection du patrimoine belge, et dans cet esprit, nous avons poursuivi la collection. Nous ne collectons que des œuvres d’artistes belges.”

La Banque nationale de Belgique possède également quelque 1.850 œuvres d’art, notamment de Luc Tuymans, Michaël Borremans et Cindy Wright. La branche belge de la grande banque néerlandaise ING en détient plus de 2.500, reposant sur la collection de l’ancienne Banque Bruxelles Lambert, rachetée en 1998 par les Néerlandais. On y trouve des noms prestigieux comme Marcel Broodthaers et Pierre Alechinsky, ainsi qu’un croquis de Piet Mondriaan. Le groupe minéralier Lhoist à Liège possède plus de 2.000 œuvres, majoritairement des sculptures. Ensemble, les entreprises belges détiennent plus de 12.000 œuvres d’art.

Fondateurs

Souvent, la collection de l’entreprise coïncide avec celle de ses fondateurs. Chez Katoen Natie à Anvers, par exemple, on trouve des œuvres de la collection de Fernand Huts et de son épouse Karine Van den Heuvel. Chez l’entreprise familiale liégeoise Uhoda, qui gère un réseau de stations-service, parkings et autres emplacements commerciaux routiers, les frères fondateurs Stephan et Georges Uhoda ont réuni 1.000 œuvres d’art. Le PDG de Duvel Moortgat, Michel Moortgat, expose une partie de sa collection d’art contemporain à la Dada Chapel, au cœur de Gand, où le brasseur de Breendonk exploite une distillerie de spiritueux.

Parfois, les collections d’entreprise – ou du moins une partie – sont en lien avec l’activité commerciale. La Loterie nationale dispose de 100.000 anciennes affiches et billets de loterie, en plus d’une collection de peintures et de pièces culturelles historiques, comme une amphore grecque de 500 avant J.-C. représentant les héros grecs Achille et Ajax.

Une valeur discrète

Personne n’aime parler d’argent. “Ce n’est pas rendu public”, entend-on souvent. Pourtant, la valeur financière des collections est plus ou moins connue en interne. “Mais le marché suit évidemment ses propres voies. La valeur d’une œuvre ne devient claire que lorsqu’un travail similaire est mis aux enchères quelque part”, dit Hans-Bart Van Impe. Par exemple avec Rhein I du photographe Andreas Gursky, une impression du Rhin quelque part dans la campagne allemande.

“Une version plus grande de son Rhein II a été vendue aux enchères chez Christie’s en 2011 pour 4 millions d’euros. Nous avons acheté celle-ci quand elle était encore abordable. Pourtant, lorsqu’on revend une  de nos œuvres, ce n’est jamais dans une logique d’investissement. L’année dernière, nous en avons vendu une centaine, dont un Warhol et un Roy Lichtenstein, mais les recettes sont restées au sein de l’ASBL et ont été utilisées pour acheter de nouvelles œuvres. Par ailleurs, nous avons une dotation annuelle de 248.000 euros du groupe, mais cette enveloppe ne sert pas uniquement à l’achat de nouvelles œuvres. Environ la moitié est investie dans la conservation, la restauration et les autres activités liées à la gestion de la collection.”

Sanctuaire intérieur

Protéger toutes ces œuvres contre les facteurs environnementaux fait bien sûr partie du travail quotidien. Elles ne supportent pas bien la lumière ou l’humidité. “Dans les Proximus Towers, nous préférions accrocher les tableaux là où le risque de dommages lumineux était le plus faible”, dit Hans-Bart Van Impe. “Près des gaines d’ascenseur, par exemple. Nous avions aussi des capteurs d’humidité. Les niveaux d’humidité grimpaient souvent les jours de pluie, car les gens apportaient de l’humidité avec leurs vêtements mouillés.”

Heureusement la fumée de cigarette, particulièrement mauvaise pour les œuvres, a été définitivement bannie des environnements de bureaux belges par une loi de 2009, dit l’historienne de l’art Siska Beele, conservatrice de la collection SD Worx . “Mais des années de vapeurs de nicotine n’ont pas fait de bien à de nombreuses œuvres. Beaucoup de restaurations en découlent directement.”

Pourquoi les entreprises ont-elles une collection d’art ?

Une partie de la réponse devient évidente lorsqu’on entre au 32e étage de la tour Belfius. Tout l’étage est aménagé comme un espace d’exposition. Deux samedis par mois, l’exposition actuelle Art Pops est ouverte au public. Une septantaine d’œuvres importantes y sont exposées. En dehors des visites publiques, elles servent souvent à entamer des conversations professionnelles. Le révèle une table à manger en bois de pin dressée avec quatre chaises, au milieu de l’installation sculpturale Flight to the Future de Peter de Cupere. De chaque côté de la table se trouve une construction semblable à un nuage dans lequel le visiteur peut insérer sa tête. Il y vit alors deux expériences visuelle et olfactive différentes, car l’artiste travaille avec des odeurs.

“Notre art est, dans une certaine mesure, lié à nos activités bancaires”, dit Bénédicte Bouton. “Les conversations sur l’art aident à établir ou entretenir des relations. Il y a aussi un lien avec notre clientèle private banking. Beaucoup de nos clients sont eux-mêmes collectionneurs, et nous les mettons régulièrement en contact avec les jeunes artistes dont nous possédons des œuvres.”

Chez SD Worx, un espace d’exposition est également aménagé au rez-de-chaussée d’un de ses bâtiments le long de la Brouwersvliet à Anvers, où quelques dizaines d’œuvres sont suspendues. Il y a des salles de réunion et de déjeuner, un petit bar à café en libre-service, et les visiteurs de passage – qui savent que des œuvres y sont exposées – sont aussi les bienvenus. C’est un espace en dehors du sanctuaire intérieur, apprécié du personnel. “L’art inspire et motive”, dit Siska Beele. “Les gens le ressentent intuitivement.”

Agences bancaires

Les collections d’entreprise sont vivantes. Certaines œuvres tournent, d’autres sont temporairement prêtées à des musées ou pour des expositions. Ainsi, Belfius a prêté quelques œuvres du maître ostendais lors de l’année Ensor 2024. “Nous aurions pu organiser notre propre exposition Ensor, car nous avons une large collection de l’artiste”, dit Anouck Clissen, la conservatrice de la Belfius Art Collection. “Mais comme tant de choses étaient déjà prévues, nous avons préféré soutenir d’autres musées.”

Prêter des œuvres n’est pas la seule façon pour elles de quitter les murs du siège. Chez Belfius, une opération est en cours pour répartir une partie du patrimoine artistique dans une soixantaine d’agences bancaires à travers le pays. “Nous voulons rapprocher notre art du client”, dit Bouton. “Dans une trentaine d’agences, quatre ou cinq œuvres sont déjà accrochées. Ce ne sont pas seulement des maîtres anciens, mais aussi de jeunes artistes. Nous essayons de faire venir autant que possible des artistes locaux dans les agences locales.”

À l’intérieur des murs, les œuvres d’art continuent entre-temps d’exercer leur fonction principale. Elles ne doivent pas seulement embellir l’environnement de bureau, mais aussi – c’est en tout cas l’intention – impressionner visiteurs et collaborateurs. “L’art sur les murs d’une entreprise est plus qu’une décoration”, dit Delphine Munro. Depuis le Luxembourg, où elle est responsable Arts & Culture de la Banque européenne d’investissement (BEI), elle dirige aussi l’Association internationale des collections d’entreprise d’art contemporain (IACCA), une association professionnelle pour les gestionnaires de collections d’art d’entreprise. “Cela doit s’intégrer au mode opératoire de l’entreprise, cela a une valeur ajoutée. Vous créez un environnement inspirant, qui stimule l’innovation.”

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