On retient d’Albert Frère, décédé ce lundi, ses coups financiers. Mais l’homme, protéiforme, était aussi un véritable industriel.
Il avait dit qu’il mourrait comme Molière, en scène. Il est mort en coulisses, peu avant de fêter son 93e anniversaire en février. Albert Frère, qui s’est éteint ce lundi 3 décembre, n’était plus, depuis trois ans, en première ligne de l’actualité financière. Lui qui programmait tout avait aussi travaillé sa sortie. En avril 2015, après plus de 30 ans passé à la barre, il avait quitté officiellement son poste de capitaine de GBL, la société phare de son groupe, laissant la place aux générations montantes : sa fille Ségolène et son petit-fils Cédric étaient entrés au conseil d’administration d’un groupe désormais dirigé par son gendre Ian Gallienne et Gérard Lamarche.
L’homme était hors normes : horriblement intelligent (surtout pour ceux qui avaient eu le malheur de le sous-estimer), rapide comme l’éclair quand il s’agissait de réaliser un ” coup “. A ce titre, l’échange de ses parts dans RTL contre 25% du groupe Bertelsmann, puis la vente de ce bloc à la famille Bertelsmann peu après, générant 2,5 milliards d’euros de plus-value, est sans doute son coup de maître. C’était un acteur, jouant avec délectation sur son côté faussement bonhomme. C’était aussi un véritable épicurien et un patriarche profondément attaché à sa famille. Mais il pouvait être brutal : il ne s’embarrassait pas de finesses lorsqu’il s’agissait de réaliser son objectif. Les grilles de la Cour des comptes tremblent encore des coups de boutoir des ouvriers sidérurgistes, chauffés par le Carolo, qui voulaient intimider cette institution qui s’opposait à l’achat par l’Etat de sa société Frere Bourgeois Commerciale !
L’homme de fer
Avant de devenir un grand financier, Albert Frère a été un grand industriel. Jean Gandois, qui fut un temps conseiller du gouvernement belge, dira qu’ “il avait un contact intime avec l’acier comme un paysan avec son champ” . L’homme était né le 4 février 1926, dans un clan où le fer était effectivement la matière vitale. Frère Bourgeois, l’entreprise familiale, était spécialisée dans le commerce d’articles de ferronnerie. L’acier et le commerce : les deux moteurs de la réussite future de ” Monsieur Frère ” .
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il met un terme rapide et prématuré à des études qui le destinaient à être ingénieur commercial, à l’institut Warocqué de Mons. A l’issue de son service militaire, en 1948, il prend les commandes de la société familiale. Très rapidement, il lui donne une dimension internationale. Et voici que débute la guerre de Corée. Le prix de l’acier s’envole. La maison Frère Bourgeois concurrence, avec succès, les grandes maisons de négoce de fer anversoises. Elle devient un des principaux négociants européens et commerce avec tous, y compris, dira-t-on, les pays de l’Est de l’Europe ou la Chine, frappée pourtant d’embargo.
L’homme était hors normes : horriblement intelligent, rapide comme l’éclair quand il s’agissait de réaliser un “coup”.
Il comprend vite que pour optimiser ses gains, il lui faut aussi être producteur. C’est pour cela qu’un jour de 1954, il fait le voyage de Luxembourg et s’en va frapper à la porte d’Aloys Meyer, le patron du groupe sidérurgique Arbed. Il veut acquérir le Ruau, petit laminoir déficitaire de Charleroi dont le géant luxembourgeois détient la majorité du capital. L’Arbed acquiesce. Albert Frère a 28 ans quand il devient patron et redresse l’entreprise de main de maître : en 10 ans, le Ruau décuple sa production (qui passe de 46.000 à 450.000 tonnes) et fabrique plus de 450 profils différents d’acier spéciaux.
Séduit par ce jeune patron ambitieux, Maurice Naessens, l’influent patron de Paribas Belgique, lui propose, en 1966, d’entrer au capital de Hainaut-Sambre. Albert Frère en devient président en 1968. En 1972, le groupe Frère s’étend encore, acquérant Thy Marcinelle, avec l’aide de la Cobepa, le bras belge du groupe Paribas.
Albert Frère, désormais à la tête du gros de la sidérurgie carolo, modernise l’outil. Il va investir beaucoup, doter Charleroi de deux coulées continues et d’une entreprise moderne de laminage, Carlam. Ces entreprises signent des contrats de commercialisation exclusive avec Frère Bourgeois Commerciale. De sa main gauche, Frère produit. De sa main droite, il commercialise. Et même lorsque l’outil de production accusera de lourdes pertes, son bras commercial, lui, continuera d’engranger de jolis profits.
Mais la crise, brutale, s’abat sur la sidérurgie belge en 1975. Rien, ni les interventions de l’Etat en 1979 ni la fusion des bassins de Liège et de Charleroi, qui donnera naissance à Cockerill-Sambre, ne permettront de redonner à la sidérurgie wallonne son lustre d’antan.
Au début des années 1980, Albert Frère décide de quitter le secteur. Toutefois, il ne le fera pas les mains vides : il touchera, grâce à la revente de Frère Bourgeois Commerciale aux pouvoirs publics et malgré l’opposition de la Cour des comptes, un chèque de près de 2 milliards de francs belges.

L’homme d’argent
Que va-t-il faire de cette ” galette ” ? Le baron Lambert a besoin d’aide. Albert Frère saisit sa chance ( lire l’encadré ” Nous n’entrons pas chez GBL comme des butors ! “). Il sait que GBL est une porte d’entrée rêvée pour prendre le contrôle de PetroFina. Car la perle pétrolière de l’économie belge fait rêver le financier carolo, surtout depuis qu’un des présidents du groupe a un jour déclaré : ” Ce monsieur-là n’entrera jamais au conseil d’administration “. Il ne faut jamais mettre Albert Frère au défi.
Sachant que la proie est trop grosse pour lui, il s’associe à Paul Desmarais, un self-made-man québécois avec lequel il partage bien des points communs. Un consortium est formé, associant les Etablissements Frère Bourgeois, le groupe photographique Gevaert, la Cobepa ainsi que Pargesa, le holding suisse dans lequel on retrouve Albert Frère, Volvo et la société Power Corp de Paul Desmarais. Au fil de plusieurs augmentations de capital, la part de Léon Lambert dans GBL est diluée. Le tandem Frère- Desmarais prend le contrôle le groupe.
Albert Frère fera alors de GBL sa tête de pont financière. Au terme d’un troc avec la Société Générale de Belgique, GBL accroît son bloc de PetroFina et cède ses actions dans les groupes électriques. GBL est aussi un actionnaire important de la CLT, du groupe d’assurance Royale Belge, de la banque BBL. Albert Frère met alors en place, pour ces participations, une stratégie d’adossement à d’autres groupes européens. Il joue un rôle de pionnier dans les fusions transfrontalières qui se multiplieront dans les années 1990 – rôle qu’on lui reprochera parfois au nom du patriotisme économique. BBL intégrera ING. Tractebel sera absorbé par Suez, qui deviendra Suez Lyonnaise des eaux, puis GDF Suez. La Royale Belge sera mangée par Axa. PetroFina entrera dans le giron de Total. Et la participation dans la CLT sera, dans un premier temps, apportée à un ensemble plus grand CLT-UFA, avant d’être échangée contre une participation de 25 % dans Bertelsmann.
Rien au hasard
Finalement, en 2006, GBL cède ses 25% à la famille Mohn qui contrôle le groupe de média allemand, contre la bagatelle de 4,5 milliards d’euros. Ce sera une des tran-sactions les plus spectaculaires réalisées par le patron de GBL. Avec cette somme, GBL va se constituer de solides positions dans le cimentier Lafarge ou dans le groupe Pernod Ricard, dans Imerys, GDF Suez (dont il se désinvestira) , Umicore, SGCS, etc. Au fil du temps, GBL deviendra le deuxième plus important holding de participations européen.
Tout réussit à Albert Frère… Mais le destin frappe à sa porte un terrible jour de mai 1999. Son fils Charles-Albert se tue au volant de sa voiture. On le dira ” transpercé “. Il s’en relèvera mais la plaie ne se refermera jamais totalement.
L’homme ne laissait rien au hasard. Il avait depuis des années préparé ” l’après “, avec l’aide notamment de son vieil ami le professeur de droit Pierre Van Ommeslaghe. Il avait simplifié la structure du groupe, confié les droits de votes de la société faîtière à un admnistratie kantoor néerlandais, prolongé le pacte familial qui le liait à la famille Desmarais jusqu’en 2029. Parallèlement, les divers partenaires qui avaient épaulé Albert Frère dans la constitution de son groupe se sont retirés ou sont sur le point de le faire. BNP Paribas devrait quitter l’actionnariat d’Erbe, la société familiale à la tête de la pyramide Frère, en 2028.
Albert Frère s’en est allé. Mais ce qu’il a bâti lui survivra encore longtemps.
En 1985, la prise de contrôle de GBL par Albert Frère et sa toute récente entrée dans l’audiovisuel lui valent de rallier les suffrages des lecteurs de Trends- Tendances, qui l’élisent Manager de l’Année, premier d’une longue liste. Alors que l’interview se termine au dernier étage de l’immeuble de l’avenue Marnix, à Bruxelles, sa secrétaire lui signale l’arrivée de Gaston Thorn, ancien Premier ministre luxembourgeois et administrateur de GBL. Aux journalistes du magazine qui s’apprêtent à prendre congé, Albert Frère répond qu’on dispose encore de quelques minutes. C’est là qu’il évoque sa présence dans le vignoble bordelais : le Sauternes Rieussec, associé aux Rothschild, et le Pauillac Haut-Bages Libéral. C’est sur ce dernier échange que l’entrevue se termine : ” Dites-moi, voulez-vous que j’apporte quelques caisses de mon vin à la soirée du Manager ? “, demande le lauréat, qui conclut : ” Il n’y a pas de petit profit, hein, les amis ! ” De fait, les quelque 150 invités de cette première soirée du Manager boiront notamment du Haut-Bages Libéral…
Quand, début 1982, Albert Frère entre au capital d’un Groupe Bruxelles Lambert empêtré dans une calamiteuse dette en franc suisse, certains cercles financiers font mine de ne pas le connaître, ou guère. Avec un brin de condescendance, que le choc de l’opération et le poids des moyens financiers affichés muteront rapidement en respect obligé. Albert qui ? Non, n’exagérons pas : le Carolo s’était fait connaître durant les années 1970 en constituant un petit empire sidérurgique, avec le soutien de son indéfectible allié Cobepa, holding belge du groupe français Paribas. L’ombre d’Albert Frère avait aussi plané en 1981, dans l’opération orchestrée en réaction à la nationalisation de la Banque de Paris et des Pays-Bas. En ce début d’année 1982 pourtant, il est cette fois en pleine lumière. Parce qu’il entre dans la finance par la grande porte en prenant de facto le contrôle de GBL, l’autre grand holding belge, éternel challenger de la Générale de Belgique. Outre de belles positions dans la sidérurgie et l’énergie, GBL est l’actionnaire de référence de la Banque Bruxelles Lambert, cette BBL cédée au groupe néerlandais ING en 1998.
Interviewé en couverture de Trends-Tendances le 22 février 1982, Albert Frère se veut conciliant : ” La présidence de Bruxelles Lambert ne pose pas de problème. Je crois qu’elle revient au baron Lambert ( il restera président jusqu’au printemps 1987, peu avant son décès, Ndlr). Il faut bien se dire que nous sommes des associés et que nous n’entrons pas chez GBL comme des butors. J’ai personnellement de bons rapports avec le baron Lambert, depuis le petit affrontement de 1972. ” Cette année-là, les familles Lambert et de Launoit, figures historiques de la finance belge, avaient fusionné leurs actifs pour former le futur GBL. Le tandem Cobepa-Frère avait défendu âprement ses positions sidérurgiques au travers d’une véritable bataille boursière. Un accord fut rapidement signé, à l’instigation du gouvernement. Mais on comprit alors qu’il faudrait à l’avenir compter avec le groupe Frère. Démonstration spectaculaire en sera faite 10 ans plus tard !