Agriculteurs: les raisons de la colère
A travers l’Europe, la colère gronde parmi les agriculteurs. Ils manifestent, entre autres, contre des normes environnementales jugées trop lourdes sur fond d’inflation et de concurrence internationale déloyale. Dès dimanche soir, les agriculteurs wallons ont rejoint la mobilisation, bloquant de nombreux axes routiers.
La coupe est pleine ! Les agriculteurs européens sont en colère. La liste de leurs griefs est longue: législation environnementale trop complexe, utilisation trop restrictive des produits phytosanitaires, calendrier des semis difficile à respecter, surcharge administrative, revenus sous pression, importation concurrentielle de produits agricoles,…
Ce ras-le-bol qui éclate au grand jour couve en réalité depuis des mois, voire des décennies. “Quiconque a suivi le secteur agricole au cours des dernières années sait que la colère a des racines profondes, elle ne surgit pas de nulle part”, affirme Kjartan Poulsen le président de l’EMB (European Milk Board). “Ce mouvement de grogne résulte de l’usure du temps. Nous avons l’impression d’être écrasés par un rouleau compresseur”, surenchérit Marianne Streel, la présidente de la Fédération Wallonne de l’Agriculture (FWA).
Des ambitions “intenables”
Les représentants des agriculteurs mettent en cause les politiques de l’Union européenne. Parmi les plus visées : le Pacte vert (Green Deal) qui s’inscrit dans la continuité de la nouvelle politique agricole commune (PAC). Le texte prévoit une cinquantaine de mesures pour atteindre la neutralité carbone pour 2050. Le secteur lui reproche, ainsi qu’à sa déclinaison agricole (la stratégie “de la ferme à la table”) des ambitions intenables. “Le Green Deal, c’est 50 % de réduction des pesticides et 20 % de réduction des zones azotées à l’horizon 2030, une réduction importante de l’usage d’antibiotiques dans l’élevage, ou encore, 25% de la surface agricole qui devra être consacrée au bio. Evidemment ça fait peur”, commente pour Trends-Tendances Olivier De Schutter, professeur en droit international à l’UCLouvain.
Acteurs et pas victimes
Pour le juriste belge, le Green Deal n’est qu’une partie de la problématique, les agriculteurs manifestent avant tout leur crainte pour l’avenir. “La mise en œuvre de la stratégie alimentaire est encore à un stade précoce. De nombreuses normes ne seront pas adoptées sous cette législature vu les blocages actuels.” Pour l’ancien rapporteur des Nations unies sur le droit à l’alimentation, le statu quo n’est toutefois pas une option. “Je suis convaincu que les agriculteurs peuvent être acteurs des changements plutôt que victimes, à condition de bien les accompagner dans la transition vers une agriculture beaucoup moins chronophage et moins soumise à la volatilité des prix. »
“Le secteur agricole ne nie absolument pas l’utilité des normes sanitaires, ni celle de répondre aux défis environnementaux, explique la présidente de la FWA. Mais, nous sommes tributaires des conditions climatiques.” Le principe de “l’agriculture de date” est “complètement incohérent” avec la réalité marquée par la sécheresse et les inondations, illustre-t-elle. Ce calendrier des travaux agricoles facilite les contrôles pour la distribution des aides liées à la PAC. S’il n’est pas respecté, des sanctions peuvent tomber. “De cette agriculture, on n’en veut plus. C’est une véritable catastrophe au niveau durabilité. On exige plus de souplesse”, réclame la présidente. “La législation européenne actuelle ne tient pas compte des bases de l’agronomie. On en oublie carrément le bon sens agricole !”, fustige-t-elle encore.
Lourdeur législative
Et d’évoquer la lourdeur et la complexité législative imposée aux exploitants agricoles. “Au lieu d’atteindre plus de durabilité basée sur les trois piliers – économique, environnemental et social -, on a l’impression que c’est juste l’inverse qui se produit. Les normes de plus en plus rigides nous obligent à travailler dans des créneaux très stricts, au moment où ni le sol, ni le ciel ne nous permettent de le faire durablement, commente Marianne Streel. En travaillant le sol dans de mauvaises conditions, cela a des répercussions économiques. La production est de moindre qualité et quantité. Socialement, le bien-être du travailleur n’est pas non plus respecté, car il est mis sous pression. On rate complètement les objectifs à atteindre.” La FWA demande des études d’impact sur les décisions prises à l’échelle européenne, afin d’élaborer des législations vraiment efficaces. “Il y a une trop grande déconnexion entre le terrain et les faiseurs de loi”, estime Marianne Streel.
“Il y a une trop grande déconnexion entre le terrain et les faiseurs de loi”
Marianne Streel, présidente de la FWA
“L’Union européenne manque de courage”
Christine Frison, juriste en droit international de l’environnement à l’ULiège et l’UCLouvain, est très critique envers le Green Deal: “Même s’il y a une volonté de prendre en compte les enjeux sociaux en environnementaux, la mise en pratique du Pacte promeut l’économie avant tout. Pour protéger l’environnement et produire une alimentation saine et équilibrée en reconnaissant le travail des agriculteurs et agricultrices à leur juste valeur, il faudrait une refonte beaucoup plus profonde de la PAC.”
Car, de l’aveu même de la Commission européenne, “la PAC 2023-2027 est une politique modernisée qui met particulièrement l’accent sur les résultats et les performances”, pas sur le volet social et environnemental. Or, selon Christine Frison, “on ne peut pas faire les deux en même temps puisque, à court terme, les intérêts sont diamétralement opposés. L’Union européenne manque de courage et de vision à moyen et long terme pour répondre aux impératifs sociaux et environnementaux.”
“Retrouver la liberté d’exploiter”
De cette situation de plus en plus compliquée au quotidien découle une chute des revenus pour les agriculteurs, noyés sous les tâches administratives qui leur font perdre des heures précieuses qu’il pourraient passer au champ ou à l’étable. Cette situation précaire et stressante est exacerbée par l’inflation qui a fait exploser les prix des matières premières. “Cette précarité rend le secteur vraiment peu attractif, alors que l’un des plus grands défis pour l’Europe est le renouvellement des générations”, déplore Marianne Streel. Elle revendique que le budget de la PAC, grignoté par l’inflation, soit indexé.
La confiance envers les compétences des autorités publiques, qui ne vivent pas notre métier et dictent les règles du jeu, est fortement remise en question.
Cédric Delveaux, agriculteur dans le Brabant wallon
Une réalité de terrain que nous confirme Cédric Delveaux, agriculteur-éleveur dans le Brabant wallon, pris en tenaille entre le respect de l’écologie et les contraintes économiques: “Cela devient pénible. Nous sommes les plus contrôlés, audités, brevetés au monde avec une efficacité culturale et une qualité de productions normées sans pareil. On privilégie les importations et on nous prend encore 4% de notre superficie agricole en dehors des prairies pour laisser place à la biodiversité. Cela, sans aucune compensation alors qu’on a déjà perdu de nombreux subsides au cours des années.” L’agriculteur nous explique vouloir retrouver “sa liberté d’’exploiter”. “On a besoin d’une certaine stabilité en agriculture, une vision à plus long terme. La confiance envers les compétences des autorités publiques, qui ne vivent pas notre métier et dictent les règles du jeu, est fortement remise en question.”
Pour désamorcer la grogne, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a lancé un “dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture de l’UE”. L’initiative qui réunit tous les acteurs de la filière alimentaire est nécessaire, mais vu l’ampleur de la contestation actuelle du secteur, elle arrive sans doute trop tard.
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