Transmettre une entreprise familiale est un processus long et sensible qui nécessite anticipation, dialogue structuré et gouvernance claire. Impliquer tous les membres, objectiver les compétences et lever les tensions permet de sécuriser l’avenir.
Le succès durable d’une entreprise familiale dépasse largement les seuls résultats financiers. Bien sûr, rentabilité et croissance sont essentielles, mais elles ne suffisent pas. Ce qui fait réellement la différence sur le long terme, c’est la capacité à structurer la gouvernance, à anticiper la transmission, et à maintenir la cohésion familiale autour du projet entrepreneurial, juge Benoît Frin, directeur du département Estate planning & Lending chez BNP Paribas Fortis, qui développe un service Family Business Governance dans cette optique.
Dossier| Les entreprises familiales belges
1. Cartographier les rôles
Dans une transmission, la plupart des acteurs changent généralement de statut. Pour éviter les problèmes, il faut à tout prix absolument définir les objectifs stratégiques de l’entreprise mais aussi de la famille. Qui va faire quoi ? Quelle branche de la famille va s’impliquer dans la gestion au quotidien ? Qui va devenir président du conseil d’administration ? Etc.
“Nous rencontrons chaque membre de la famille individuellement afin d’entendre et d’identifier leurs souhaits, leurs ambitions, leurs frustrations et les tensions entre branche ou personnes, explique Benoît Frin. Nous les accompagnons jusqu’à la mise en œuvre d’une charte familiale, pour identifier les rôles des uns et des autres dans l’entreprise familiale. Il est toujours triste de constater qu’une personne a passé plusieurs années dans un rôle qu’elle détestait, comme dans le cas de cette cliente, qui nous a avoué vouloir s’occuper de ses chevaux plutôt que de s’investir dans l’entreprise familiale, mais n’avait jamais osé le dire à son père.
Ce genre de situation est un scénario à éviter. Lorsqu’on parle de ‘bien vendre’ une entreprise, ce n’est pas seulement une question de prix, mais aussi de garantir que l’entreprise continue de jouer un rôle positif dans son environnement économique et social. Cela doit être pris en compte, qu’il s’agisse d’une petite entreprise ou d’une structure plus grande.”
Pour Benoît Frin, il est essentiel de combiner la gouvernance familiale et celle de l’entreprise pour qu’elles soient efficaces. “La gouvernance familiale est aussi importante que la corporate governance. Parfois, favoriser excessivement la famille dans la gestion de l’entreprise peut nuire à sa performance, car les employés peuvent se démotiver si les postes sont réservés uniquement aux enfants des fondateurs. Inversement, ne pas impliquer suffisamment les enfants dans l’entreprise peut aussi la rendre vulnérable à une éventuelle vente future. Il est crucial de trouver un équilibre entre les deux aspects pour assurer la pérennité de l’entreprise”, souligne en ce sens Benoît Frin faisant référence à l’étude approfondie réalisée par BNP Paribas Fortis et la KULeuven dévoilée en exclusivité pour les lecteurs de Trends-Tendances dans les pages qui précèdent et selon laquelle seulement 40 % des entreprises familiales dispose d’un conseil d’administration ou d’un conseil consultatif.
2. Impliquer toute la famille
En impliquant tous les membres de la famille dès le début, chacun peut ainsi exprimer ses attentes et préoccupations. On favorise la transparence et la confiance. On réduit les risques de litiges ou de rancunes à long terme. À condition de consulter l’ensemble de la famille, y compris les actionnaires passifs, conseille Benoît Frin soulignant que le rôle des actionnaires actifs et passifs n’est pas figé.
“Un membre de la famille qui joue un rôle passif peut parfaitement devenir un actionnaire actif. Un actionnaire dit passif ne le reste que tant que tout fonctionne bien, notamment tant que les dividendes sont versés. Dès que les choses se compliquent, il peut devenir beaucoup plus présent, voire revendicatif. Il est donc crucial d’impliquer tout le monde dès le départ dans les discussions. Cela permet de proposer une approche structurée, dans laquelle chacun comprend clairement son rôle et sa place dans l’entreprise. Il est essentiel de maintenir un climat familial sain, même si tout le monde n’a pas le même rôle dans l’entreprise.”
3. Objectiver les compétences
Comme le rappelle Benoît Frin, le fait d’être “le fils ou la fille de” ne garantit en rien les compétences nécessaires pour diriger ou intégrer l’entreprise.
“Il faut savoir identifier la personne la plus compétente parmi les membres de la famille. À condition, bien sûr, qu’elle souhaite s’impliquer dans l’aventure entrepreneuriale. Et cette décision peut s’avérer extrêmement délicate, car elle touche directement aux équilibres et aux sensibilités familiales. J’ai déjà vu des cas où, malgré les attentes et les discours répétés, le fils n’avait pas les compétences requises. Et c’est finalement la fille qui a repris les rênes. Ce choix, aussi juste soit-il sur le plan professionnel, peut créer des tensions au sein de la famille. Mais à un moment donné, il faut avoir le courage de faire la part des choses. Les compétences doivent primer. Ce n’est pas parce qu’une entreprise est familiale qu’elle est vouée à durer indéfiniment. Sa pérennité dépend avant tout de la rigueur de sa gestion et de la qualité de ses dirigeants.”
Ce principe fondamental d’objectivation des compétences permet aussi de préparer une transition crédible vis-à-vis du personnel et des partenaires de l’entreprise. “Les collaborateurs, les clients et les fournisseurs doivent avoir confiance dans la relève, ajoute Benoît Frin. Une nomination basée sur des critères objectifs renforce la légitimité du successeur. Cela favorise la continuité de l’adhésion interne et la stabilité externe.”
4. Identifier les lignes de fracture
Dans chaque famille, il existe bien évidemment des non-dits. Ces aspects émotionnels, il ne faut pas les sous-estimer et prendre le temps de les identifier, préconise Benoît Frin. Et il insiste sur la nécessité de mettre en confiance tous les intervenants.
“Les sources de conflits peuvent avoir pour origine des visions différentes pour l’avenir de l’entreprise sur des thématiques comme son internationalisation, sa digitalisation, ses accents philanthropiques, etc. Mais bien souvent ils remontent à des événements qui ont eu lieu il y a des années, voire dans l’enfance des personnes concernées. Initier une démarche de transmission, c’est un peu comme déclencher une avalanche… mais une avalanche contrôlée. On sait que certaines tensions vont émerger, que des vérités enfouies depuis longtemps vont ressurgir, parfois de façon inattendue. Nous avons déjà accompagné des situations où, à 60 ans, deux frères en sont venus aux mains, non pas pour des enjeux économiques, mais pour des blessures anciennes. L’un reprochant à l’autre, par exemple, d’avoir eu les plus beaux manteaux pendant l’enfance. Cela peut sembler anecdotique. Mais ces sentiments non exprimés peuvent freiner, voire bloquer complètement les discussions et les décisions à prendre.”
C’est précisément pour cela que des médiateurs agréés composent l’équipe du Family Business Governance. “Notre rôle est de canaliser l’énergie de ces potentiels conflits successoraux pour qu’ils ne dégénèrent pas. L’objectif est que chacun puisse s’exprimer, se sentir entendu, et que le processus se déroule sans laisser de frustrations. Car si ces tensions ne sont pas apaisées, elles ressurgiront plus tard sous d’autres formes : opposition à des décisions, blocage d’initiatives, etc. Ce travail émotionnel en amont est donc essentiel à la réussite d’une transmission apaisée et durable”, soutient Benoît Frin.
5. Formaliser le tout
Une fois le contexte familial vidé de son contenu émotionnel, un plan détaillé peut être élaboré en écrivant noir sur blanc les solutions dans lesquelles chacun trouvera son compte.
“La mise en place d’une charte familiale et d’une gouvernance structurée est un signal fort, y compris pour des acteurs externes comme les banquiers. C’est un gage de sérieux et de stabilité. Cela montre que l’entreprise s’est organisée, qu’elle fonctionne selon des règles claires et qu’elle a réfléchi à sa gouvernance. Ce type de structuration rassure, non seulement les banques, mais aussi les autorités publiques.
J’ai vu des dossiers de demande de subsides où l’on demandait explicitement quelles étaient les règles de gouvernance en place, pour s’assurer que les fonds allaient être utilisés de manière responsable. À mes yeux, c’est un véritable argument de professionnalisation : cela montre que l’entreprise familiale est capable de se remettre en question, qu’elle accepte de se faire challenger, et qu’elle ne repose pas uniquement sur un noyau fermé qui décide de tout sans discussion. En ce sens, la gouvernance devient un pilier de solidité et de crédibilité pour l’entreprise”, plaide Benoît Frin.
Le recours à des experts externes et une charte familiale renforcent la stabilité et la performance.
6. Des compétences externes
La présence d’administrateurs indépendants au sein du CA peut apporter un regard neuf, stimuler la réflexion stratégique, et contribuer à l’amélioration des compétences des dirigeants familiaux.
“C’est d’ailleurs l’un des points faibles fréquents dans les entreprises familiales : elles ont tendance à fonctionner en vase clos et à se montrer réticentes à l’ouverture vers l’extérieur, constate Benoît Frin. Pourtant, faire entrer des personnes expérimentées, qui connaissent bien le secteur et les réalités du marché, peut vraiment faire la différence. Cela permet de challenger les décisions, d’élargir la vision, et surtout de franchir un cap en matière de performance. Sur des sujets clés comme la liquidité, la rentabilité ou la profitabilité, un regard externe peut être extrêmement précieux”, recommande le patrimonialiste pour qui un regard extérieur peut être aussi moins émotionnel, ce qui favorise la gouvernance.
7. Commencer à temps
Rédiger une charte familiale prend néanmoins du temps : un à trois ans, parfois plus, selon l’expérience de Benoît Frin. “D’abord parce qu’il faut réunir tout le monde, et ce n’est pas toujours évident. Certains membres de la famille sont proches, mais d’autres vivent à l’étranger. Et si les réunions à distance (via Teams) peuvent suffire pour certains échanges, elles ne remplacent pas la richesse d’une vraie discussion en présentiel. Cela demande donc du temps, rien que pour la logistique.”
Ensuite, poursuit Benoît Frin, il faut laisser le temps au membre de la famille d’intégrer les informations. “La première phase du diagnostic et de la définition des scénarios peut être un véritable choc. Certains découvrent des réalités auxquelles ils n’avaient jamais pensé. Des données qu’ils n’avaient jamais entendues, voire des vérités familiales qu’ils ignorent complètement. Ces réunions sont souvent intenses, émotionnellement et mentalement. Après coup, tout le monde est épuisé.”
C’est pourquoi, selon l’expert de BNP Paribas Fortis, il est important de structurer le processus, avec un rythme, des objectifs, des échéances et des “devoirs” entre chaque rencontre. “Sinon, on repousse, on temporise… et 15 ans plus tard, rien n’a bougé. Mais ce qui est encourageant, c’est que les plus motivés dans ce processus sont souvent les enfants. Ce sont eux qui posent les bonnes questions, et qui deviennent le véritable moteur de la discussion”, conclut Benoît Frin.