5 questions autour du rachat de Whole Foods Market par Amazon
C’est la plus grosse acquisition jamais effectuée par le géant de l’e-commerce. En rachetant pour 13,7 milliards de dollars la chaîne américaine de supermarchés bios Whole Foods Market, Amazon fait une entrée fracassante dans le commerce physique. Que retenir de cette opération qui accentue la compétition dans le secteur de la distribution alimentaire ? Décryptage.
C’est confirmé : Amazon n’est plus un pure player (un acteur n’opérant qu’en ligne). En réalité, il n’en était déjà plus tout à fait un depuis ses quelques incursions dans le commerce physique aux Etats-Unis, que ce soit via l’ouverture de librairies Amazon Books (huit à ce jour), d’un magasin sans caisses baptisé Amazon Go ou encore – plus récemment – de plusieurs points de retrait Amazon Fresh. Mais ici, la stratégie omnicanal du géant de Seattle prend une tout autre ampleur. Ce n’est plus d’une timide incursion dans le ” physique ” dont il est question, c’est d’un saut à pieds joints. Il faut dire que la tendance est lourde. De nombreux retailers natifs du Web décident en effet de se lancer dans une stratégie dite ” phygitale ” (” Pourquoi ils ajoutent la brique au clic “, Trends-Tendances du 18 mai). En rachetant l’enseigne américaine de supermarchés bios Whole Foods Market pour la somme de 13,7 milliards de dollars, la firme de Jeff Bezos devient ni plus ni moins propriétaire de 456 points de vente, dont neuf situés au Royaume-Uni. Un mouvement stratégique qui soulève plusieurs questions.
1. Pourquoi Amazon a-t-il besoin de magasins ?
Dans sa volonté de dominer le paysage de la distribution, le géant de l’e-commerce, qui a construit sa notoriété sur les produits non-alimentaires, sait qu’il doit aussi vendre de l’alimentation puisque celle-ci représente 45 à 50 % du secteur. Problème : il est très compliqué de vendre de manière profitable des produits alimentaires – et en particulier des produits frais – en ligne, et cela en raison de marges brutes assez faibles et d’une logistique pour le moins complexe. Si le taux de pénétration de l’e-commerce alimentaire est encore bas (environ 3%), c’est aussi parce que les consommateurs apprécient la possibilité que leur offrent les magasins traditionnels de visualiser et de toucher les produits. Alors certes, Amazon domine clairement le paysage du commerce en ligne outre-Atlantique, mais son service de livraison de produits frais (Amazon Fresh) peine à décoller. Pour booster son business dans la vente de produits alimentaires, la multinationale américaine a donc bien compris la nécessité de s’appuyer sur des points de vente ” physiques “.
2. A quoi ces magasins vont-ils servir ?
Depuis l’annonce du rachat, les spéculations vont bon train. Les magasins Whole Foods Market pourraient servir de points de retrait pour des commandes passées en ligne (tant en alimentaire qu’en non-alimentaire). Ils pourraient également être utilisés comme entrepôts de préparation. Autant de scénarios plausibles, mais qui ne constituent pas le coeur de la stratégie d’Amazon, d’après Gino Van Ossel, professeur de retail marketing à la Vlerick Business School. ” S’il s’agit de faire du click & collect, le nombre de points de vente limité ne permet pas de couvrir tout le pays, relève-t-il. Et puis un système de drive-in (comme Amazon Fresh Pickup) aurait suffi. La préparation des commandes, quant à elle, est plus rentable lorsqu’elle est effectuée dans un entrepôt centralisé (ou “dark store”, Ndlr). ”
Pour cet expert, c’est dans le sourcing que réside la clé de ce rachat. ” Amazon va avoir accès à des produits de qualité supérieure sur lesquels les marges sont plus élevées, dit-il. Ces produits vont pouvoir être vendus via Amazon Fresh, ce qui va permettre de rentabiliser les centres de distribution de ce service. Par ailleurs, Amazon pourrait bien livrer les commandes non-alimentaires dans les dark stores de Whole Foods et les intégrer aux commandes alimentaires pour la livraison à domicile. L’avantage, c’est que les dark stores de Whole Foods sont plus nombreux et plus proches des consommateurs. Amazon s’offre en fait un accès aux clients. En combinant les commandes, la fréquence des achats va augmenter, de plus en plus de clients vont juger intéressant de devenir ” Prime ” (le service sur abonnement de l’entreprise, Ndlr), et Amazon va pouvoir collecter encore davantage de données. ”
Enfin, ce rachat doit également permettre à Amazon d’apprendre le métier de la distribution alimentaire, et en particulier celui du frais, qui demande une expertise toute particulière. ” Amazon va avoir accès à toute une structure, à une logistique, à des gestionnaires professionnels, et l’entreprise va aussi pouvoir expérimenter ses technologies au sein des magasins Whole Foods “, ajoute notre observateur.
3. Pourquoi avoir jeté son dévolu sur Whole Foods Market ?
Le choix de cette chaîne américaine de supermarchés bios est loin s’être anodin. Pour Amazon, il s’agit d’une acquisition quelque peu opportuniste. En effet, l’enseigne d’Austin n’est pas au meilleur de sa forme. ” Le modèle Whole Foods est moins différencié qu’il ne l’a été, assure Bernard Demeure, directeur associé et consultant retail au sein du cabinet Oliver Wyman. Il a été attaqué par les retailers de masse. ” De fait, les distributeurs généralistes vendent tous des produits issus de l’agriculture biologique et Whole Foods Market, en même temps qu’il perdait son originalité, a dû rogner sur ses marges. Même si son patron, John Mackey, ne souhaitait pas vendre, il a été mis sous pression par deux gros actionnaires du groupe, Jana Partners et Neuberger Berman. Après l’opération, Whole Foods Market va bénéficier d’une force d’achat plus importante, ce qui devrait lui permettre de diminuer ses prix et de rester compétitif.
Pour Amazon, l’acquisition d’un acteur de la distribution spécialisée ouvre de nombreuses opportunités. Le bio, c’est une niche d’avenir qui développe des marges. ” Dans le commerce alimentaire, les produits frais sont très important et Whole Foods est reconnu pour la qualité de ses produits, explique Bernard Demeure. Par ailleurs, la chaîne possède une clientèle haut de gamme moins sensible au prix et qui s’inscrit dans la tendance du ‘mieux manger’. ” Amazon aura sans doute remarqué des similitudes dans les profils des clients de Whole Foods Market et de son service Amazon Fresh. A noter que d’après une analyse de Morgan Stanley, 62 % des clients Whole Foods sont aussi abonnés au service ” Prime ” d’Amazon. Un taux parmi les plus élevés de toutes les enseignes opérant sur le territoire américain.
4. Quel sera l’impact pour les fabricants de marques ?
A priori, ces derniers vont pouvoir vendre davantage. Mais la plus grande force d’achat d’Amazon va aussi accentuer la pression sur les prix. ” Les fournisseurs de Whole Foods auront-ils les reins suffisamment solides pour augmenter leur volume de production ?” , questionne par ailleurs Gino Van Ossel, qui pointe également un autre challenge pour les fabricants de marques . ” Ils devront éviter les conflits avec les distributeurs existants “, dit-il.
Autre défi posé aux marques par cette offensive d’Amazon dans l’alimentaire : la montée en puissance des marques propres. C’est évidemment déjà le cas dans les supermarchés traditionnels où grandes marques et marques de distributeurs sont en concurrence directe, côte à côte dans les linéaires. Mais cette concurrence pourrait encore s’accentuer. ” Les nouveaux acteurs de la distribution et les enseignes deviennent de plus en plus des marques, explique Bernard Demeure. Les plus grandes marques resteront sans doute incontournables, mais les autres perdront de l’importance. ”
” Les magasins Whole Foods vont permettre à Amazon de faire la promotion de sa jeune marque propre dans différente catégories, écrivent les analystes de Morgan Stanley dans une note. Ils constitueront aussi des points de distribution pour tous les services d’Amazon comme Amazon Echo par exemple (son assistant vocal intelligent, Ndlr). ” Et à partir du moment où les clients passent leur commande vocalement en s’adressant à Alexa, Amazon peut directement suggérer sa marque propre. Pour apparaître dans les réponses, les fabricants de grandes marques devront mettre la main au portefeuille (ce qui, soit dit en passant, se fait déjà sur les sites d’e-commerce des distributeurs traditionnels ou simplement pour figurer en bonne place dans les rayons des supermarchés). ” Une fois qu’un client a établi sa liste de courses, il reprend la plupart du temps les mêmes produits, explique Gino Van Ossel. Maintenant, quand un client achète des produits individuels qu’il commande par leur appellation générique, il est clair qu’Amazon a tout le pouvoir. ”
5. Les autres ” retailers ” doivent-ils commencer à trembler ?
Dès l’annonce du rachat, les actions de la plupart des grands groupes de distribution ont chuté. Ahold Delhaize, qui réalise la majeure partie de son chiffre d’affaires outre-Atlantique, a dégringolé de 9,53 %. Carrefour, lui, a chuté de 3,32 %. Au Royaume-Uni, où Whole Foods Market possède neuf magasins, Tesco et Sainsbury chutaient respectivement de 4,92 et 2,24 %. Aux Etats-Unis, enfin, Kroger dégringolait de 12,66 %, Costco chutait de 5,8 % et Walmart perdait 4,92 %.
En Europe, le service Amazon Fresh est disponible à Berlin et Londres ; et la livraison en une heure de produits du quotidien (y compris frais) Amazon Prime Now est active à Paris, Londres, Berlin et Madrid, parfois en collaboration avec des distributeurs locaux (Morrisons au Royaume-Uni, Dia en Espagne, etc.). Pour Gino Van Ossel, l’impact du deal Amazon/Whole Foods mettra toutefois du temps à se faire sentir sur le Vieux Continent, mis à part peut-être au Royaume-Uni, qui accueille quelques magasins Whole Foods Market. ” Amazon va être obligé d’acheter d’autres distributeurs “, estime-t-il. ” Le groupe vient d’envoyer un signal, juge pour sa part Bernard Demeure. Les distributeurs traditionnels doivent en tenir compte car tout peut aller très vite. On peut apprendre demain qu’un accord est signé avec un autre distributeur. Notre conviction, c’est que les tendances sont là, et que le secteur est vraiment à un point de bascule. ”
Que peuvent faire nos distributeurs ? Pour Pierre-Alexandre Billiet, CEO de Gondola, la réponse à offensive d’Amazon tient en un mot : écosystème. ” Il s’agit de créer un écosystème pour les achats récurrents, dit-il. Cela peut passer par des collaborations entre retailers, entre retailers et marques, etc. ” ” Tous les distributeurs doivent investir dans l’e-commerce, même si ce n’est pas rentable pour le moment, embraie Gino Van Ossel. Il s’agit de fidéliser au maximum leurs clients car la rentabilité viendra. Tout est en train d’être automatisé : les entrepôts, la livraison, etc. ”
C’est que l’enjeu est de taille. Il s’agit de faire face à un business redoutable : celui de la modification du comportement. Le rachat de Whole Foods va en effet permettre à Amazon de renforcer son service Prime Now (livraison dans l’heure). Et quand le géant de Seattle sera parvenu à imposer cette norme et à façonner les attentes des consommateurs, tout distributeur qui ne sera pas parvenu à s’aligner risque bien ne plus jamais se réveiller…
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