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Transparence : une nouvelle servitude volontaire ?

Selon le CEO de Google, Eric Schmidt, “si vous n’êtes pas prêt à ce que ce que vous faites soit connu de tous, peut-être ne devriez-vous tout simplement pas faire ce que vous faites”.

Selon le CEO de Google, Eric Schmidt, “si vous n’êtes pas prêt à ce que ce que vous faites soit connu de tous, peut-être ne devriez-vous tout simplement pas faire ce que vous faites”. Schmidt se fait ici l’écho de philosophes du 16e siècle tel Jean Bodin. Aux opposants des premiers recensements de populations, qui “éventaient le secret des maisons”, Bodin argumenta que l’homme vertueux ne peut vouloir se cacher. Avec d’autres, il inaugura ainsi discrètement “l’âge de la transparence”, qui connaît peut-être aujourd’hui son apogée. En effet, grâce aux nouvelles technologies de l’information et à notre manie du reporting, nous laissons, volontairement (ou inconsciemment), toujours plus de traces sur nos activités les plus diverses. Ce qui nous permet ainsi de collecter toujours plus de statistiques, censées nous révéler la réalité de nos existences.

Or ces statistiques ne sont pas seulement informatives. Elles nous servent aussi à élaborer des “normes”, c’est-à-dire des règles de conduite qui agissent sur nos comportements. Pour le comprendre, il suffit de penser aux messages d’Amazon.com à ses clients. De manière souvent très utile, ceux-ci nous invitent à considérer l’achat de nouvelles publications dont les sujets s’apparentent aux livres que nous avons achetés dans le passé. Malgré leur caractère non contraignant, ces messages agissent pourtant bel et bien sur nos comportements, ne fût-ce que parce qu’ils augmentent les informations dont nous disposons pour un domaine particulier, grâce aux informations que nous avons générées précédemment au travers de nos “clics”. On peut dire dès lors que nous acceptons volontairement un “asservissement”à ces normes.

Le danger des normes

Tout ceci ne mériterait pas qu’on s’y attarde si ces normes se limitaient à celles qui dictent nos achats en ligne. Pourtant, comme l’explique le philosophe Thomas Berns, qui a animé notre dernier séminaire, nos comportements sont de plus en plus influencés, “gouvernés”, par des normes plutôt que par des lois.

Établies par les organismes “reconnus” les plus divers ou par nous-mêmes, sur la base de statistiques et de benchmarks, les normes se différencient fortement des lois, édictées par des parlements le plus souvent après de difficiles débats politiques. Ainsi, la principale force des normes réside directement dans le rapport qu’elles prétendent entretenir avec le réel, avec un réel qu’elles se contenteraient de décrire de manière technique et non politique. Elles semblent en outre d’autant plus efficaces qu’elles sont discrètes, qu’elles ne sont pas accompagnées de contraintes ou de sanctions, et qu’elles semblent stimuler notre constante amélioration. La Commission européenne écrit en ce sens : “Telles des forces invisibles, les normes veillent au bon ordre des choses.”

Or c’est précisément à cause de ce caractère à la fois inoffensif et efficace des normes pour “gouverner sans gouverner” (le titre du dernier livre de Berns) qu’il est opportun de les questionner. En effet, elles induisent insidieusement une responsabilité individuelle potentiellement sans limites et sans répit pour ceux qu’elles gouvernent, contrairement aux lois dont les bornes sont à la fois plus génériques, plus claires et assorties de prescriptions. Plus fondamentalement encore, les normes ne sont pas génératrices de sens puisqu’elles gouvernent à partir du réel (statistiques, benchmarks…). Au contraire, les lois, qui tentent de gouverner le réel, sont édictées à partir de débats idéologiques où s’affrontent de grands récits, d’où un sens commun peut émerger.

Dans un tel cadre, Big Brother est partout

Sans bien sûr rejeter en bloc les normes, il est donc important de les questionner, d’y résister le cas échéant et de stimuler les débats nécessaires à l’édiction de lois, de règles communes.

Mais en quoi ceci serait-il pertinent pour les managers d’entreprises ? Pour le comprendre, il faut voir comment les rapports d’activités qu’individus et entreprises sont toujours plus amenés à rédiger participent à une dynamique similaire à celle qui fait des normes une nouvelle servitude volontaire.

L’exemple le plus emblématique est celui du Global Compact, ce “contrat” signé entre les Nations unies et des multinationales sur une base volontaire pour promouvoir la responsabilité sociétale des entreprises : typiquement, il n’oblige les entreprises signataires à rien, si ce n’est à progresser dans le respect de certaines normes et à faire rapport, de la manière la plus transparente possible, sur ces progrès. Il institue ainsi les entreprises comme des sujets politiques, ce qui est déjà une révolution. Mais il crée aussi une dynamique où la responsabilité sociétale des entreprises se définit au travers de ce qu’elles communiquent : leur responsabilité peut devenir illimitée et l’instrument de régulation par excellence devient la réputation, molle mais très volatile, plutôt que la loi, rigide mais prédictible. Dans ce cadre, Big Brother n’existe pas ou plus : il est partout.

Avons-nous bien réfléchi, en tant que managers, à ce que signifie la gestion d’une entreprise dans ce contexte ? Si ce n’est pas le cas, n’est-il pas temps de nous y préparer ?

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