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Les concentrations sont-elles à l’origine des inégalités?

Dans son ouvrage Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty suggère de taxer le capital pour corriger les inégalités croissantes. Le débat est important et l’économiste français le documente d’une façon nouvelle, mais le remède qu’il propose n’est pas le seul, ni le plus évident : une telle taxation se heurterait à différents obstacles techniques et politiques et n’est pas facile à mettre en place sous une forme juste et équitable.

Il n’en demeure pas moins que son analyse interpelle puisqu’elle montre de longues périodes de rentabilité du capital élevé, à des niveaux exagérés d’après lui. Prétendre ainsi que les bénéfices peuvent être exagérés traduit-il une forme de marxisme larvé ? Pas du tout : Adam Smith, père de l’économie moderne, démontrait de façon convaincante que dans une économie qui fonctionne bien, avec suffisamment de concurrence et de transparence, les bénéfices restent raisonnables.

Si Thomas Piketty a raison et que certains bénéfices sont exagérés, ne faudrait-il pas commencer par s’interroger sur la raison de ces excès et essayer de les corriger?

Parmi ces raisons, on peut penser à la concentration de pouvoir excessive des grandes entreprises dans de nombreux secteurs. Les fusions et acquisitions de beaucoup de ces entreprises sont présentées par leurs dirigeants (et les banquiers d’affaires qui en sont les principaux bénéficiaires via leurs plantureuses commissions sur ces opérations) comme des opportunités de réaliser des synergies et des économies d’échelle, mais de nombreuses études démontrent que plus des deux tiers de ces opérations sont des échecs à cet égard, et ne permettent pas de gains d’efficience.

La motivation réelle des dirigeants est souvent à trouver ailleurs, notamment dans l’augmentation de leur pouvoir et de leur rémunération. Les conseils d’administration se laissent en effet souvent convaincre que la rémunération des dirigeants doit augmenter avec la taille de l’entreprise, ce qui crée un biais incitant à des acquisitions ; ces rémunérations élevées et croissantes au sommet sont par ailleurs un des facteurs de la croissance des inégalités. La réduction de concurrence dans le but d’accroître les marges est, dans de nombreux cas, l’objectif principal et la conséquence la plus évidente de ces opérations.

En outre, les abus dans le secteur financier sont probablement encore plus néfastes au bon fonctionnement de l’économie de marché. Non seulement les abus en matière de rémunération dans ce secteur ont été à l’origine des excès qui se sont généralisés à d’autres secteurs, mais les bonus continuent à inciter de nombreux banquiers d’affaires et traders à des comportements frauduleux et à des cartélisations abusives de marché (qui sont progressivement révélés par les scandales du Libor, du marché des changes et des matières premières), ainsi qu’à conseiller à leurs clients des fusions et acquisitions souvent antiéconomiques.

L’analyse économique et financière de Thomas Piketty montre que notre économie fonctionne de manière biaisée. Cela justifierait de viser à éliminer les rémunérations et les bénéfices qui ont un caractère antiéconomique. Il serait bon pour cela d’explorer les manières de réduire les cartels et monopoles et les pouvoirs excessifs et subsides considérables dont jouissent aujourd’hui beaucoup de grandes entreprises dans plusieurs secteurs. Un renforcement des lois sur la concurrence et des moyens de la préserver ; la lutte accrue contre l’opacité et les conflits d’intérêts dans le secteur financier ; une responsabilisation plus importante de tous ceux dont la rémunération dépasse un certain niveau devraient faire partie de l’arsenal. Par responsabilisation, il faudrait entendre au minimum que si des entreprises doivent payer des amendes pour comportement abusif, les rémunérations élevées de leurs dirigeants et administrateurs soient récupérables. Pour obtenir un changement de comportement des dirigeants de grandes banques internationales qui fraudent et manipulent les marchés, il faudrait probablement aller plus loin et mettre en cause leur responsabilité pénale.

ERIC DE KEULENEER

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