Séisme dans la “Porn Valley”: l’industrie du porno vit sa révolution technologique

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Digitalisation, ubérisation, intelligence artificielle, sex-toys connectés, robots sexuels… L’industrie du porno vit sa révolution technologique. Enquête dans un monde sulfureux qui voit s’effondrer ses acteurs historiques et triompher de nouveaux entrepreneurs du sexe bien décidés à secouer le marché.

Bizarrement, la nouvelle est passée inaperçue dans la chaleur de l’été. Il y a un mois et demi à peine, le magazine américain Penthouse a été racheté par un groupe tchèque pour un peu plus de 11 millions de dollars. Icône de l’industrie du charme aux Etats-Unis, cette revue adulée par les mâles du 20e siècle était en fâcheuse posture depuis quelques années et avait même cessé son édition papier en 2016, ne proposant plus à ses abonnés qu’un contenu digital disponible sur son site internet.

Prévisible, le rachat de Penthouse est surtout le symbole de la fin d’une époque, marquée par la chute impressionnante de plusieurs grands acteurs historiques de la pornographie, renversés par de nouveaux venus dans l’industrie du sexe. Méconnu du grand public, l’actuel propriétaire de ce magazine mythique n’est autre que WGCZ, qui possède notamment Xvideos.com, le premier site de diffusion gratuite de vidéos hard au monde (4 milliards de visites par mois). Il a raflé Penthouse – marque qu’il veut aujourd’hui redynamiser – au nez et à la barbe de Mindgeek, l’autre géant du porno gratuit sur le Web, qui possède entre autres les incontournables Pornhub et Youporn, mais aussi des studios de production spécialisés dans le X tels que Brazzers et Digital Playground. Deux groupes qui, avec le troisième larron XHamster, ont complètement rebattu les cartes du porno en ce début de 21e siècle.

Comme souvent dans nos économies, un progrès technologique est à l’origine de la révolution d’un métier.

Grandeur et disruption

Dans son livre Planète Porn, enquête sur la banalisation du X paru récemment aux éditions Stock, la journaliste française Marie Maurisse raconte comment la digitalisation et la soudaine gratuité du porno ont bouleversé cette industrie singulière. “Comme souvent dans nos économies, un progrès technologique est à l’origine de la révolution d’un métier, explique-t-elle. L’informatique et Internet, efficacement combinés, ont modifié radicalement certains usages et pratiques.”

Comme dans de nombreux secteurs, tels que l’industrie du cinéma ou celle de la musique, cette “disruption” – le mot est à la mode – a ébranlé le marché du X, dont les entreprises qui le dominaient depuis plusieurs dizaines d’années ont été déboulonnées par la magie de l’innovation numérique. Un phénomène qui, pour le secteur du porno, s’est développé grâce à la plateforme d’hébergement de vidéos YouTube. Créée en 2005, c’est elle qui a construit le modèle économique dans lequel des sites beaucoup plus osés comme Youporn, Pornhub et Xvideos se sont engouffrés. Ceux qu’on a appelés rapidement les “tubes” ont alors offert gratuitement un contenu quasi illimité de vidéos pornos et explosé le modèle payant qui prévalait jusqu’alors dans ce type d’industrie. Soudainement, on a assisté à “une diffusion massive, gratuite, décomplexée, banalisée” du X dans les maisons, résume l’auteure Marie Maurisse.

La faille de San Fernando

Porn Valley est le titre d’un autre ouvrage dédié à cette révolution et paru récemment aux éditions Premier Parallèle. La “vallée du porno”, c’est celle de San Fernando, berceau de l’industrie du X, située au nord-ouest de Hollywood. Dans cette enquête, Laureen Ortiz, ancienne correspondante du journal Libération à Los Angeles, part à la rencontre de celles et ceux que ces bouleversements ont frappés de plein fouet. Car le contenu gratuit diffusé par ces nouveaux entrepreneurs numériques a en effet le plus souvent été alimenté par des films piratés en toute illégalité. Peu méfiants au début, les gros studios de production ont très vite vu leurs ventes de DVD chuter et leurs revenus dégringoler, avant de se résigner – pour la plupart – à collaborer avec “l’ennemi”. En moins de 10 ans, 70% de la production “made in Porn Valley” a ainsi disparu. Une cannibalisation qui a fatalement impacté le régime des actrices et acteurs porno: cachets diminués de moitié, dégradations des conditions de travail, etc.

“Ces entrepreneurs ont bâti leur réussite sur le piratage, sur le vol de nos oeuvres, puis ils sont devenus si gros qu’on a dû apprendre à travailler avec eux”, témoigne une actrice dans l’ouvrage de Laureen Ortiz. “Avant, les filles étaient traitées comme des reines, renchérit cet autre témoin. Maintenant, elles sont traitées comme des esclaves. Il faut qu’elles travaillent beaucoup plus pour gagner la même chose.” Et cet agent d’actrices de conclure cyniquement: “Dans tout commerce, on exploite les gens. Le business n’a pas de coeur. Et le porno, c’est du business”.

“Un système mafieux”

Directeur du label X français Marc Dorcel fondé par son père en 1979, Grégory Dorcel constate cette dérive avec gravité, même s’il se dit épargné par la tourmente étant donné son positionnement haut de gamme (lire notre encadré “Se réinventer pour durer”): “La digitalisation a eu des conséquences négatives, comme le piratage et la non-protection des mineurs. Mais il ne faut pas négliger ses aspects positifs. Par exemple en termes de communication, de distribution des contenus, d’accessibilité. Elle a aussi fait naître des nouveaux types de services et permet d’éprouver de nouvelles sensations, témoigne ce patron diplômé de l’Institut supérieur de gestion de Paris. Le problème, c’est que l’on se retrouve aujourd’hui avec des sociétés historiques comme la nôtre qui suivent les réglementations en vigueur et de nouveaux acteurs surpuissants qui agissent dans la plus grande illégalité et qui, par leur taille, deviennent incontournables et sont finalement acceptés. On est en présence d’un système mafieux qui met en danger l’ensemble de l’industrie! Nous-mêmes avons été l’objet de menaces et de chantages pour rentrer dans ce système, mais nous avons résisté”.

Pourquoi l’industrie du X est-elle le seul business connu à ne pas être régulé?

Dans Porn Valley, Laureen Ortiz souligne le décalage entre le réel poids économique de ce secteur spécifique et l’étonnante indifférence que la société civile manifeste à l’égard de ce business singulier: “Pourquoi l’industrie du X est-elle le seul business que je connaisse à ne pas être régulé? s’exclame-t-elle. Visiblement, il est beaucoup moins tabou de s’intéresser à Uber et à Airbnb qu’au porno. On vit dans une société où l’argent est la finalité. La morale n’en est plus une”. Et sa collègue Marie Maurisse d’ajouter dans son livre Planète Porn: “Intrinsèquement marginalisée du fait de son activité propre, l’industrie du X a subi les mêmes coups que les autres, avec la même violence. A ceci près qu’aucun homme politique ne s’engagera jamais publiquement pour défendre les droits des professionnels du porno, ni même n’édictera une loi – jusqu’à maintenant en tout cas – qui les protégera du vol de contenus”.

Marie Maurisse
Marie Maurisse “Des vidéastes amateurs se sont lancés dans une forme d’auto-entrepreneuriat.”© PG

De nouveaux acteurs

Véritables autoroutes du X, les “tubes” ont donc petit à petit imposé leur modèle économique, piratant d’abord les films des gros studios de production et rachetant ensuite – grâce à la publicité monétisée sur leurs sites – des fabricants de porno pour satisfaire des clients prêts à payer pour des vidéos de niche. Autre source de revenus ingénieuse déployée par ces nouveaux entrepreneurs du sexe: prélever une commission sur le business généré, au départ de leur propre plateforme, par les liens vers d’autres adresses spécialisées dans le porno. “Les sites gratuits ne tuent pas le business, raconte Joe, un petit producteur indépendant dans le livre Planète Porn. Au contraire, il faut les voir comme un outil de communication. Moi, je mets des petits clips sur YouPorn. Et si ça plaît aux gens, ils vont ensuite sur mon site et sortent leur carte bleue.”

“Aujourd’hui, YouPorn est devenu une plateforme publicitaire, enchaîne la journaliste Marie Maurisse. Ce n’est que du marketing pur et dur!” Avant de préciser en guise de résumé: “Comme une avalanche, YouPorn a certes détruit des emplois, brisé des carrières et appauvri en partie la qualité de la pornographie. Mais il a libéré du même coup de l’oxygène pour de nouveaux acteurs qui bousculent les codes et proposent des vidéos plus modernes, plus à l’image de ce que nous sommes”. Par exemple, un porno plus féministe qui a émergé ces dernières années, bien loin des clichés sexistes imposés par une industrie machiste durant des décennies…

L’ubérisation du X

Il faut donc regarder les deux côtés de la médaille. “Le tableau ressemble à celui vécu par les taxis face à Uber, par Air France face à EasyJet, par les hôteliers face à Airbnb et même par les journalistes face à Google, poursuit Marie Maurisse. Sa géométrie est conforme à la ‘destruction créatrice’, l’oxymore cher à l’économiste Schumpeter.”

L’industrie du sexe serait-elle donc “ubérisée”? Fondateur et rédacteur en chef du magazine en ligne français Le Tag parfait dédié à la culture porno, Stephen des Aulnois le croit volontiers. “Comme la musique avec l’émergence du streaming, le monde du X a vécu une disruption totale, insiste ce jeune trentenaire qui dirige une dizaine de collaborateurs réguliers. On assiste à une ubérisation du secteur dans la mesure où des plateformes intermédiaires donnent la possibilité aux gens de gagner de l’argent avec leurs propres vidéos. Comme YouTube qui a généré des Youtubeurs célèbres, Pornhub a vu aussi des amateurs devenir populaires. Je pense notamment au duo français Léo et Lulu qui a enregistré 150 millions de vues en un an. Quand on sait que 50 cents sont reversés en moyenne pour 1.000 vues, cela fait quand même 75.000 euros empochés par ce jeune couple.”

Stephen Des Aulnois
Stephen Des Aulnois “Comme la musique avec l’émergence du streaming, le monde du X a vécu une disruption totale.”© MAXIME PAUVERT

“La démocratisation de la pornographie a en effet fait émerger des acteurs évoluant dans une zone grise, loin des normes qui étaient en vigueur dans les années prospères du marché, confirme Marie Maurisse. Aujourd’hui, des vidéastes ‘amateurs’ tournent discrètement, avec de petites caméras ou même leur téléphone, et se sont lancés dans une forme d’auto-entrepreneuriat.”

Le triomphe des “cam-girls”

Autre symbole de l’ubérisation grandissante du secteur, le phénomène des “cam-girls” a lui aussi bouleversé, ces dernières années, l’industrie du porno. Concrètement, une femme se livre en direct, sur un site web spécialisé, à un strip-tease ou à un spectacle pornographique privé pour un client qui la paie à la prestation (en moyenne 3 euros la minute, somme qui est partagée entre l’effeuilleuse et le site hébergeur). Ce peep-show personnalisé par écran interposé est le plus souvent l’apanage de femmes indépendantes qui peuvent travailler où et quand elles le souhaitent, à l’instar des modèles que l’on trouve sur Livejasmin, un des plus grands spécialistes en la matière (400 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel pour cette société installée au Luxembourg). Incontournable, le site revendique plus de 35 millions de visiteurs par jour, qui s’offrent les charmes de 50.000 cam-girls connectées dans le monde entier à différents moments de la journée.

Le tableau ressemble à celui vécu par les taxis face à Uber, par Air France face à EasyJet, par les hôteliers face à Airbnb et même par les journalistes face à Google.

Reprendre le contrôle

“La comparaison avec Uber, l’application qui permet à tout un chacun de transporter contre rémunération des passagers dans sa voiture, saute aux yeux, explique Marie Maurisse. Les ‘cams-girls’ sont une ubérisation du marché du X: les nouvelles technologies permettent aux acteurs de devenir entrepreneurs. Mais dans le X comme chez Uber, tout n’est pas aussi simple. La plupart des ‘cam-girls’ sont très dépendantes des studios qui les hébergent et des sites qui les diffusent et les aident à attirer leur public.” C’est notamment le cas en Roumanie et en Colombie où de grandes entreprises du X ont fini par industrialiser le concept dans des bâtiments où les chambres des jeunes femmes sont alignées en rangs d’oignons. Là-bas, de nombreux studios proposent en effet toute la logistique à leurs “employées” – grand écran, caméra HD, maquilleuse professionnelle, sex-toys, etc. – moyennant une juteuse commission sur les prestations que ces dames vendent à leurs clients dans un marché mondialisé.

Séisme dans la
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Nouvel eldorado de l’industrie du X, le marché des “cam-girls” génèrerait aujourd’hui un chiffre d’affaires de 2 à 3 milliards de dollars par an, d’après les spécialistes. La raison de ce succès est relativement simple: l’internaute ne se contente plus de cliquer sur des vidéos que tout le monde peut voir, il préfère construire sa propre expérience exclusive et personnalisée avec une femme qu’il a choisie et avec laquelle il peut aussi discuter avant d’exprimer ses fantasmes. Le facteur humain, si l’on ose dire, expliquerait la montée en puissance de ce nouveau genre de contenu.

Pour les entreprises qui hébergent ces services dénudés, le business model des “cam-girls” est d’autant plus alléchant qu’on peut difficilement en pirater le contenu et que les sites spécialisés peuvent être facilement alimentés, en permanence, avec des coûts de production très bas. “Ce qui a changé ces dernières années avec l’ubérisation du secteur et l’indépendance d’un grand nombre de filles, qu’elles soient ‘cam-girls’ ou actrices, c’est le rapport d’intimité qu’elles installent désormais entre leurs fans, conclut Stephen des Aulnois, rédacteur en chef du magazine Le Tag parfait. Elles ont repris le contrôle et disposent aujourd’hui d’outils supplémentaires qui leur permettent d’être créatives et de livrer à ceux qui veulent les suivre du contenu exclusif contre paiement. En cela, c’est une évolution positive.”

Sur des sites tels que ManyVids et OnlyFans lancés respectivement en 2014 et 2016, les nouvelles stars et autres anonymes du X peuvent en effet monétiser directement leurs états d’âme, leurs photos et leurs vidéos auprès de leurs abonnés sans passer par le moindre studio de production. Libre à elles de fixer un tarif plus ou moins élevé et de viser une clientèle plus ou moins haut de gamme selon leurs objectifs financiers. Invisibles, les gestionnaires de ManyVids et OnlyFans n’ont aucun contact physique avec les jeunes femmes et prennent simplement une commission sur chaque transaction générée grâce à leur plateforme. Uber, vous avez dit Uber?

Se réinventer pour durer

Grégory Dorcel
Grégory Dorcel

Face à l’hégémonie des nouveaux entrepreneurs du porno, les grands studios de production historiques – quand ils n’ont pas disparu – ont dû se réinventer pour subsister. Investissements dans l’immobilier pour les uns, diversification dans les sex-toys et le commerce en ligne pour les autres: la reconversion est parfois étonnante, comme le note Laureen Ortiz dans son livre Porn Valley où elle rappelle que Larry Flynt, propriétaire entre autres du célèbre magazine Hustler, a dû investir dans les casinos et les jeux d’argent pour assurer son avenir.

Certains essaient aussi de reprendre une courbe ascendante en investissant désormais dans le filon des “cam-girls”, tandis que d’autres restent fidèles à leur core business et explorent de nouvelles pistes de revenus. A Paris, c’est le cas de Marc Dorcel qui reste fidèle à son positionnement haut de gamme de “porno chic” et aux évolutions technologiques du marché. Première société française à avoir été présente sur le marché du CD-Rom adulte en 1995, du DVD en 1998 et de la vidéo à la demande en 2001, Marc Dorcel a encore innové en osant la 3D en 2009 et en lançant, déjà en 2015, une expérience de réalité virtuelle sulfureuse.

Véritable “Astérix du X” dans un marché globalisé, la société emploie aujourd’hui 70 personnes qui seront bientôt réunies dans un nouveau bâtiment du 16e arrondissement parisien (les bureaux sont actuellement répartis entre les 15e et 17e arrondissements). Inoxydable, Marc Dorcel génère un chiffre d’affaires qui n’a jamais cessé d’augmenter: de 7 millions d’euros en 2004, il est passé à 20 millions d’euros en 2009 pour se fixer aujourd’hui à quelque 30 millions d’euros.

Incubateur de X

Si le CEO Grégory Dorcel avoue aujourd’hui être incapable de définir un business plan précis sur cinq ans, il reste en revanche déterminé à garder le cap d’une production porno de qualité et d’une recherche constante d’innovation. “L’un des enjeux essentiels pour nous consiste à délivrer une expérience client de plus en plus exceptionnelle, tant par le contenu que par les plateformes où il est diffusé”, explique le patron de Marc Dorcel qui se dit de plus en plus attentif aux réseaux sociaux et aux contenus auto-générés sur des sites tels que ManyVids et OnlyFans où l’entreprise pourrait jouer un rôle plus important. Dans cette logique d’innovation permanente, l’entreprise française a également installé un incubateur de start-up dédié au secteur du X dans ses bureaux, histoire d’être à la source de projets innovants et d’empocher de futurs revenus émergeant de ces business inédits.

30 milliards

Le poids en dollars de l’industrie du porno selon le journal “The Guardian”

1/3

Selon les estimations, environ un tiers du trafic mondial sur le Web serait lié à la pornographie

90 millions

Le nombre de visiteurs qui se connectent chaque jour au site gratuit Pornhub

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