Construits en dépit des sanctions occidentales, les mégaprojets de gazoducs russes vers l’Europe et la Chine vont constituer un défi géopolitique pour l’Occident.
Depuis la fin de la guerre froide, les exportations de gaz naturel de la Russie servent tout autant à promouvoir les intérêts stratégiques du Kremlin que les intérêts économiques du pays. Autrement dit, l’achèvement possible par Gazprom, le géant d’Etat, de trois mégaprojets de gazoducs en 2019 – l’un vers la Chine, un autre vers l’Allemagne et un troisième vers la Turquie – aura des retombées géopolitiques dans le monde entier.
L’acheminement de gaz par le gazoduc Force de la Sibérie doit commencer dès 2019 pour atteindre à terme une production de 38 milliards de m3 par an. Il parcourra 3.000 kilomètres depuis le gisement de Tchaïanda et plus tard celui de Kovykta (est de la Sibérie) vers la Chine. Le pipeline traversera le fleuve Amour. Construit en dépit des sanctions occidentales contre une partie du secteur pétrolier et gazier russe, ce gazoduc contribuera à satisfaire la demande de gaz grandissante de la Chine, qui a récemment imposé des droits de douane de 10 % aux importations de gaz naturel liquéfié (GNL), sur fond de guerre commerciale avec les Etats-Unis. Dans le domaine de l’énergie, comme dans d’autres aspects touchant à la géopolitique, la Russie et la Chine se rapprochent.
55 milliards de dollars
Le contrat à 55 milliards de dollars (plus de 48 milliards d’euros) portant sur la construction du gazoduc vers la Chine, destiné à assurer au président Vladimir Poutine son ” pivot vers l’Asie “, a été signé en 2014, quand les clients européens de Gazprom s’indignaient du rôle joué par le Kremlin dans l’annexion de la Crimée et menaçaient de trouver d’autres sources de gaz. Pourtant, depuis lors, les exportations de gaz naturel russe vers l’Europe ont atteint des niveaux record. Ce qui met d’autant plus Gazprom en position de force pour promouvoir ses deux autres grands projets : le gazoduc Nord Stream 2 vers l’Allemagne, et celui vers la Turquie, connu sous le nom de TurkStream.
Ramifications stratégiques
Ces projets ont l’un comme l’autre des ramifications stratégiques importantes : ils permettraient à Gazprom de contourner l’Ukraine, son ennemie jurée. En effet, la plus grande partie du gaz russe à destination de l’Europe transite actuellement par le pays voisin. Malgré l’opposition de Bruxelles et de nombreux pays européens, sensibles au sort de l’Ukraine, le chantier de Nord Stream 2 a démarré. Cette infrastructure va doubler la capacité de transport de gaz naturel, directement de la Russie vers l’Allemagne, de 55 milliards de m3. Elle est construite par un consortium qui comprend Gazprom et cinq gros bailleurs de fonds européens. Des responsables américains ont envisagé la possibilité d’imposer des sanctions anti-Kremlin aux acteurs financiers du projet, notamment Uniper et Wintershall (Allemagne), OMV (Autriche), Engie (France) et Royal Dutch Shell (major anglo-néerlandais). Nord Stream 2 pourrait s’en trouver interrompu. Le président Donald Trump a publiquement critiqué l’Allemagne, lui reprochant d’avoir pris le risque de ” dépendre totalement ” de l’énergie russe – même si certains cyniques soupçonnent, qu’en cherchant à arrêter Nord Stream 2, le président américain a pour principal objectif de vendre plus de GNL américain à l’Europe.
Paris hasardeux ?
Le gazoduc TurkStream, d’une capacité annuelle de 15,75 milliards de m3, quant à lui, comprend deux tronçons : l’un relie la Russie à la Turquie en passant par la mer Noire, l’autre desservira l’Europe depuis la Turquie. Le premier tronçon est en grande partie terminé, le deuxième doit s’achever d’ici à la fin de 2019. Malgré ces avancées, tout ne va pas aller dans le sens des intérêts de la Russie. Du fait des lois antimonopole de l’UE, Gazprom a interdiction d’exploiter les gazoducs de TurkStream vers l’Europe, ce qui l’oblige à trouver des partenaires continentaux. Les trois mégaprojets représentent un gros investissement financier pour Gazprom dans les années qui viennent. Et ses clients vont de plus en plus avoir des solutions de rechange, comme le GNL importé par bateaux, ou encore les énergies renouvelables, qui leur permettront de conclure avec Gazprom des contrats plus avantageux. A long terme, les gazoducs de Poutine sont peut-être des paris hasardeux.
Par Henry Tricks.