Pub ciblée: la télé s’y met

© Getty

C’est le fantasme ultime des annonceurs à la télévision : pouvoir s’adresser de manière quasi individuelle aux téléspectateurs pendant les écrans publicitaires. A l’étranger, c’est déjà une réalité et les acteurs du paysage télévisuel belge y pensent tout doucement…

Nous sommes en 2020. Ce n’est pas vraiment de la science-fiction, mais plutôt le décor probable de ce que sera le paysage télévisé, chez nous, sur le plan publicitaire. Contrairement aux annonces catastrophistes lancées quelques années plus tôt, Netflix n’a pas tué “la télévision de papa” et les chaînes francophones animent toujours les soirées familiales au sud du pays. Sur la RTBF, The Voice entame sa 10e saison — on chuchote que, cette fois, c’est vraiment la dernière — et le télé-crochet suscite toujours l’appétit des gros annonceurs. Mais cette fois, la pub n’est plus la même pour tout le monde : si, à 20 h 54, le pimpant quinqua que vous êtes découvre le nouveau coupé BMW à l’écran, au même moment et sur la même chaîne, les jeunes parents de la maison voisine ont droit, quant à eux, à un spot en l’honneur de Pampers.

Le secret ? Le targeted advertising, ou publicité ciblée qui est déjà hautement efficace en 2014 sur le Web, mais qui n’en est qu’à ses balbutiements en télévision. Certes, le concept est déjà appliqué aujourd’hui par certains acteurs médiatiques comme Sky en Grande-Bretagne et Comecast aux Etats-Unis, mais en Belgique, rien de probant n’a encore été amorcé sur le terrain télévisé des publicités ciblées.

SBS à l’affût

Les choses, toutefois, sont en train de bouger. Lors de la présentation des grilles de rentrée de ses chaînes flamandes VIER et VIJF, la société SBS a ainsi “lâché” qu’elle planchait sur ce projet par l’intermédiaire de sa directrice commerciale Sigrid Van Den Houte. Contactée par nos soins, l’intéressée ne souhaite pourtant pas en dire plus à l’heure actuelle, mais Kristof Demasure, porte-parole de SBS, confirme que des pistes sont bien à l’étude et qu'”un séminaire consacré à la publicité personnalisée en télévision sera organisé en décembre prochain en Belgique avec plusieurs spécialistes étrangers au rendez-vous”.

Effet d’annonce de la part de SBS pour positionner VIER et VIJF comme précurseurs dans le paysage audiovisuel belge et donc mieux taper dans l’oeil des annonceurs ? Peut-être. En tout cas, le sujet est “tendance” et tous les acteurs du réseau — opérateurs télécoms, chaînes de télé, agences médias, régies publicitaires, entreprises spécialisées dans le big data… — sont clairement aux aguets. A commencer par les annonceurs qui voient dans cette nouvelle opportunité technologique une arme stratégique pour mieux toucher leurs cibles. “Il y a une vraie demande de leur part et surtout de la part des multinationales qui connaissent déjà le système, confirme Chris Van Roey, CEO de l’Union belge des annonceurs (UBA). Ces multinationales représentent plus de 60 % des investissements publicitaires en Belgique et elles veulent toujours plus affiner leurs cibles. Le système de publicité personnalisée est très intéressant parce qu’il permet non seulement aux annonceurs d’être plus pertinents et donc de réduire les ‘déchets’, mais parce qu’il offre aussi aux spectateurs l’opportunité d’être davantage concernés par un message ciblé et donc, au final, d’être moins ennuyés par la publicité en général.”

La télé chouchoutée

Si les plateformes numériques séduisent de plus en plus les annonceurs dans leurs stratégies commerciales, la bonne vieille télévision reste de loin leur média de prédilection avec une part de marché de quasi 40 % des investissements publicitaires en Belgique, soit plus de 1,4 milliard d’euros sur les 3,7 milliards dépensés par les marques en 2013, selon le dernier rapport annuel de l’UBA. Pas étonnant, dès lors, que les annonceurs restent très attentifs aux innovations technologiques en la matière.

“La télévision joue à guichets fermés depuis une dizaine d’années, commente Thierry Tacheny, consultant média et ancien CEO de SBS. C’est un écosystème qui a prouvé son efficacité, qui est le moins contesté et dont le nombre d’annonceurs ne cesse de croître puisqu’on est passé de 650 annonceurs télé en Belgique francophone en 2004 à environ 800 en 2013. C’est le média par excellence pour ce qu’on appelle le short tail, à savoir donner envie tout de suite à tout le monde d’acheter des biens de consommation rapide. Internet a imposé de nouvelles règles et développé le long tail en proposant à la vente des produits qu’on ne trouve parfois plus dans son propre pays. C’est ce que fait par exemple Amazon dont 80 % des ventes sont des livres anciens. Mais avec l’évolution technologique, je pense que la télévision va jouer à l’avenir sur ces deux tableaux de façon complémentaire. Elle va continuer à s’inscrire dans la logique d’une communication globale one-to-many, mais elle va aussi devenir one-to-one dans certaines circonstances, puisque tel est le souhait des annonceurs et que c’est aujourd’hui techniquement possible. Mais encore faut-il que les moyens financiers et humains soient là pour transformer cet écosystème !”

Trouver l’argent

C’est le nerf de la guerre. Pour arriver à ce monde “idéal” où les annonceurs pourraient enrichir leur communication globale avec des écrans personnalisés ici et là, il faut en effet que les acteurs du monde médiatique unissent leurs forces afin de réduire les coûts inhérents à une telle aventure technologique. Car, comme le confirment les patrons des régies publicitaires de la RTBF et de RTL-TVI, les initiatives isolées n’ont pas beaucoup de sens dans un petit marché comme la Belgique.

“Il faut faire la différence entre le techniquement possible et le suffisamment rentable, commente Denis Masquelier, directeur général de la régie IP. Une solution isolée n’a pas de sens dans notre paysage audiovisuel. L’initiative de la publicité ciblée sur notre territoire n’a de sens que si elle est collective. Nous n’avons pas été contactés par SBS, mais nous sommes disposés à participer à leur séminaire pour explorer leurs pistes. Avec les câblo-opérateurs VOO et Belgacom, nous avons d’ailleurs régulièrement des discussions sur la publicité ciblée.”

Du côté de la RMB, on se montre toutefois un peu plus prudent dans ce dossier. “Autant l’ordinateur est fait pour personnaliser les relations, autant l’écran télé s’adresse à un large public, surtout lors des grands événements comme le sport ou les émissions de divertissement, complète Yves Gérard, patron de la RMB. Il faut donc faire attention à ne pas aller trop loin dans la communication de masse personnalisée car on peut y perdre en efficacité. Bien sûr, on peut segmenter la publicité par cluster, mais je pense qu’il est utopiste de vouloir délivrer un message par personne à la télévision, alors qu’on est plutôt dans la mesure par famille. Personnellement, je crois davantage dans la vertu du mass media. Quand on est dans le marketing du ‘faire savoir’, rien de tel qu’un bon mass media.”

Le coeur et la raison

Il n’empêche. D’un point de vue publicitaire, il y a visiblement une pression des annonceurs pour étendre, à l’avenir, la publicité ciblée à toutes les chaînes de télévision belges et cet enthousiasme est d’ailleurs palpable au sein des agences médias. “Cet enjeu est clairement à l’ordre du jour chez Initiative/Mediabrands, confirme sa managing director Sylvie Irzi, et je pense qu’il l’est tout autant au sein des autres agences médias. Le projet sur lequel SBS avance est franchement excitant et je suis excessivement curieuse et impatiente de voir la suite de l’histoire, même si la publicité ciblée amène à une transformation qui n’est pas simple, vu les investissements nécessaires et les changements d’organisation qui en découlent.”

Même son de cloche à l’agence Space où l’engouement est toutefois tempéré : “La pub ciblée nous intéresse et figure en bonne place parmi les développements que nous allons faire, enchaîne son directeur général adjoint Bernard Cools. Certains de nos annonceurs qui connaissent la problématique sont prêts à y aller, mais les équipes ne sont pas encore prêtes et les outils non plus d’ailleurs”.

Et cet autre patron d’agence média d’ajouter en toute discrétion : “Les câblo-opérateurs belges ne sont pas prêts non plus, loin de là ! Les infrastructures censées être les plus modernes ne fournissent encore que des services basiques et très insuffisants pour rencontrer les besoins du marché en la matière…”

Objectif 2020

Alors quand pourra-t-on espérer voir, chez nous, l’esquisse d’une publicité ciblée en télévision ? “Cela dépend de beaucoup de facteurs, répond Chris Van Roey, CEO de l’UBA. Si SBS et Telenet (actionnaire principal de De Vijver Media, la société qui possède SBS, Ndlr) proposent quelque chose, les autres vont suivre théoriquement. Mais il faut pour cela une technologie similaire et une coopération nécessaire.” L’idéal selon lui ? Un décodeur commun à tous les opérateurs télécoms, histoire de garantir une homogénéisation rentable pour le marché. “Cela relève de l’utopie !”, rétorque Daniel Weekers, directeur de la stratégie de Nethys (ex-Tecteo), propriétaire de l’opérateur VOO, qui est très perplexe quant à la concrétisation financière de ce projet ambitieux, mais reste toutefois ouvert au projet commun s’il est financièrement rentable.

L’enthousiasme demeure malgré tout et, pour les spécialistes, la Belgique n’échappera pas à la tendance. “La pub ciblée est dans l’air du temps et je travaille entre autres sur ce dossier pour des opérateurs télécoms, commente Sébastien Deletaille, CEO de Real Impact Analytics, une société belge active dans le traitement des données. Techniquement, c’est déjà possible, mais pour le moment, c’est encore perçu comme quelque chose de trop intrusif dans la vie des gens et donc le délai se calcule plus aujourd’hui par rapport à l’appréhension de l’utilisateur final. Ce délai n’est donc pas technologique. Il se fond dans le respect de la vie privée et donc dans l’attente de la réaction des utilisateurs finaux. Si ceux-ci sont d’accord, la publicité ciblée à la télévision sera bien là dans les cinq prochaines années”. Juste à temps pour la saison 10 de The Voice.

FRÉDÉRIC BRÉBANT

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