Yvan Mayeur, seul contre tous. Ou presque…

Yvan Mayeur © Belga

Même les inconditionnels du tram et du vélo peinent à défendre le piétonnier du centre de Bruxelles tel qu’il existe depuis bientôt un an. Des adaptations et une dynamisation de la communication sont prévues. Elles devront, cette fois, se concevoir dans une large concertation.

C’est l’hécatombe. Telle enseigne a perdu 60 % de chiffre d’affaires, telle autre songe à déménager en périphérie ou à Anvers, tel hôtel encore aurait vu son chiffre d’affaires s’effondrer de plus d’un million d’euros… “Je ne vais pas confirmer ces chiffres qui ne proviennent pas d’études scientifiques ou d’échantillons représentatifs mais, oui, la situation est dramatique, commente Arnaud Texier, le directeur général d’Atrium, l’agence régionale du commerce. Je fais confiance aux témoignages de ces commerçants que je connais bien et qui lancent un cri d’alerte.”

Un cri entendu par le monde politique. Le gouvernement fédéral a dès lors accordé des reports de cotisations sociales spécifiques et le gouvernement régional accordera des aides à l’accompagnement et au redémarrage des entreprises. Le pouvoir communal suivra-t-il le mouvement ? La pression est particulièrement forte en ce sens car, pour de nombreux commerçants, l’origine de tous les maux provient d’une décision communale : la mise en piétonnier, le 29 juin 2015, du boulevard Anspach depuis la place De Brouckère. Depuis lors, la fermeture des tunnels, le lockdown et les attentats n’ont fait qu’accentuer la spirale descendante. “Un dossier déjà difficile devient pratiquement ingérable car les prévisions initiales qui le conditionnent sont largement déjouées”, estime Jacques Oberwoits, chef du groupe MR et partenaire du PS à la Ville de Bruxelles.

Il en faut plus pour déstabiliser le bourgmestre Yvan Mayeur (PS). Pas question de revenir en arrière, tonne-t-il, convaincu que le piétonnier, “c’est le choix de l’avenir” et que les jeunes Bruxellois l’ont déjà et définitivement adopté. “Pour les jeunes, de tous les milieux, le piétonnier est devenu the place to be”, a-t-il déclaré à la RTBF. Une phrase qui a dû rester en travers de la gorge des élus MR – ses partenaires, rappelons-le – qui dénoncent au contraire “la clochardisation” du lieu…

Réduire le périmètre piétonnier

Cela étant, Yvan Mayeur n’est pas totalement sourd aux critiques et consent à quelques “adaptations”. Concerneront-elles le périmètre, comme le suggèrent le MR et le ministre régional de l’Economie Didier Gosuin (DéFI), qui préconisent de limiter la zone piétonne à l’axe De Brouckère-Bourse ? Une telle concession serait sans doute de nature à faire retomber le soufflé et à renouer les fils d’un dialogue de plus en plus compliqué entre le bourgmestre et les représentants des commerçants. Mais avec le risque d’étouffer les effets positifs d’une piétonnisation et de se priver de l’audace du geste fort capable d’entraîner une transformation de la ville.

“Je préfère mettre en avant les qualités de ce projet que de tout recommencer à zéro, confie dans l’opposition Marie Nagy, cheffe du groupe Ecolo au conseil communal de Bruxelles. Je suis convaincue que ce sera mieux après, les gens tendent à idéaliser les boulevards d’hier, avec les voitures, le bruit, la pollution.” Elle regrette toutefois amèrement l’improvisation du lancement du piétonnier, le chaos dans la signalisation et la communication hasardeuse qui a laissé croire que le centre-ville était devenu totalement inaccessible. “Ce n’est pas professionnel, on joue avec la santé économique dans la précipitation de vouloir marquer le changement”, dit-elle.

Près d’un an plus tard, on distribue enfin des plans montrant l’accessibilité de la zone et on annonce un système de télé-jalonnement sur la petite ceinture (des panneaux indiquent les parkings et le nombre de places disponibles). Mais les travaux d’aménagement de la zone ne débuteront qu’à la fin de l’été et ils s’étaleront sur de longs mois. N’aurait-on pas fait les choses à l’envers ? “Je pense au contraire qu’après 20 ans d’atermoiement, nous avons posé un acte et que, grâce à cela les choses se débloquent”, réplique Yvan Mayeur.

La clientèle glisse vers d’autres quartiers

Pourquoi le bourgmestre a-t-il posé cet acte ? On a beaucoup disserté sur l’objectif politique, la volonté du bourgmestre de marquer un changement et d’imprimer sa marque, mais très peu par contre sur la vision à long terme de ce projet. “Cette vision est fondamentale, précise Arnaud Texier. Le vide fait peur, l’humain le remplit et cela crée tous les fantasmes imaginables.” Et le piétonnier cristallise alors toutes les angoisses des commerçants et d’habitants qui ne “s’aventurent” plus dans le centre. Mais peut-être vont-ils ailleurs ? Des établissements plus périphériques, à Uccle et Ixelles notamment, selon des témoignages recueillis par La Libre Belgique, ont constaté, eux, une agréable hausse de leur chiffre d’affaires depuis une année. Ils ont peut-être récupéré une partie de la clientèle du centre. Au niveau régional, cela s’équilibre donc. Sauf que, quand on change ses habitudes de consommation, on ne s’embarrasse pas des frontières régionales. Les chalands qui ont (re)trouvé la route de Waterloo et en sont satisfaits ne vont pas revenir en ville sur une simple campagne de communication… “L’impact peut alors être vraiment structurel”, analyse Arnaud Texier. Même les glissements d’habitudes de consommation à l’intérieur des 19 communes bruxelloises ne se résument pas à un jeu à somme nulle. ” Si le poumon ne va pas bien, tout le reste n’ira pas bien”, affirme le directeur d’Atrium.

Il demeure donc plus qu’impératif d’aider le centre de la ville à se redresser. Et, pour cela, à définir cette fameuse vision du plus vaste piétonnier urbain d’Europe. Cela implique, poursuit Arnaud Texier, de répondre à “la question existentielle : le piétonnier est-il un nouveau quartier commerçant ou un espace de ventilation, d’articulation entre les autres quartiers ?”. Verra-t-on fleurir sur ce lieu des boutiques et des grandes enseignes ou sera-t-il avant tout un espace de convivialité et de promenade ? La réponse n’est pas encore claire. La Ville de Bruxelles vient de mandater des bureaux spécialisés pour réfléchir à la commercialisation des espaces commerciaux, dont une part significative appartient aux pouvoirs publics. Le politique dispose ainsi d’un levier essentiel pour guider le devenir de ce piétonnier. Encore une fois, ces leviers auraient sans doute pu être actionnés plus tôt, afin de tracer clairement la voie et permettre à chacun de savoir dans quelle pièce il joue.

“Il serait temps de définir une véritable politique commerciale et de mettre en avant les atouts du centre-ville, explique Marie Nagy. Sa spécificité, c’est justement ce côté “centre”, le patrimoine, le mélange habitants/touristes, les commerces de qualité…” “Il y a dans le centre 10 quartiers commerçants différents avec des identités différentes, renchérit Arnaud Texier. Mettons en avant ces qualités pour favoriser la promenade et offrir aux chalands des expériences variées.” Le défi : articuler tout cela en dialogue avec les commerçants et les habitants, les impliquer dès la genèse au lieu de vouloir tout imposer d’en haut sur la base des plans de quelques experts. C’est l’objectif, par exemple, de l’action Make Brussels, par laquelle des citoyens sont invités à formuler des projets pour booster les quartiers du centre. ” C’est vraiment une nouvelle manière de penser le travail de l’espace public, confie le directeur d’Atrium. On donne le contrôle aux gens : ils proposent les projets et votent ensuite pour ceux qui seront financés. C’est ensemble que nous parviendrons à inverser le courant.” Le gouvernement bruxellois a prévu un budget de 700.000 euros pour financer les projets retenus dans le cadre de Make Brussels.

Et malgré tout, un formidable enthousiasme

Après de premiers coups de colère contre ce piétonnier, les associations de commerçants semblent prêtes à s’impliquer positivement pour redresser la situation. “Nous tournons le dos au piétonnier et nous regardons devant nous, résume Sonja Noël, l’âme du quartier Dansaert avec sa boutique Stijl. On se serre les coudes pour s’en sortir, on parle avec les clients, on leur explique comment se déplacer, on leur conseille des adresses dans le quartier.” Elle s’apprête à lancer une campagne de publicité spécifique, afin d’inciter les clients à revenir dans le centre et plus particulièrement dans le quartier Dansaert. Une campagne menée par les commerçants eux-mêmes, car ils ne font plus vraiment confiance aux autorités publiques…

Sonja Noël rêve même d’une extension du piétonnier dans les petites rues du quartier Dansaert. Ne vous méprenez pas : elle ne comprend toujours pas la décision de piétonniser le boulevard mais préfère avancer que de mener des combats sans beaucoup d’espoir. Si ça ne tenait qu’à elle, la voiture reviendrait sur un boulevard Anspach qui a été conçu pour cela – pourquoi pas en limitant à deux bandes de circulation, complétées par de belles pistes cyclables. Mais la voiture disparaîtrait des petites rues très commerçantes et de la place Saint-Géry. “Ce que la ville a décidé, c’est le monde à l’envers, à pied sur les boulevards et en voiture dans les petites rues”, soupire-t-elle avant de reprendre son ” message positif” : “J’espère que la Ville, qui est propriétaire de nombreuses surfaces, privilégiera les boutiques indépendantes et spécialisées. Avec les grandes chaînes, toutes les villes finissent par se ressembler. Il faut oser miser sur une offre unique dans ce cadre quand même exceptionnel.”

Cet enthousiasme, après le coup de semonce de la chute des chiffres d’affaires, impressionne Arnaud Texier. Il a vécu des débats houleux dans plusieurs quartiers et, aujourd’hui, les mêmes interlocuteurs viennent avec des contre-propositions, des suggestions d’amélioration. “Ils voient le fruit de tout leur travail s’évaporer et ils tentent de rebondir avec passion, dit-il. C’est grâce à de tels comportements que je reste optimiste.”

Des privés prêts à cofinancer les tunnels

“Pour accélérer les travaux de réfection des tunnels, nous avons proposé de financer, sur fonds privés, l’engagement de personnel supplémentaire afin qu’il y ait en permanence non pas quatre mais 20 personnes qui travaillent sur ce chantier. Nous n’avons reçu aucune réponse.” Alexandre Hauben, BMW brand store manager Brussels, et le tailleur Pierre Degand, deux des chevilles ouvrières de l’association Brussels Formidable, ne comprennent pas l’obstination des pouvoirs publics dans la très mauvaise passe économique que traverse la capitale. Pour eux, il est minuit moins une. Les commerçants et les établissements horeca accusent une perte de chiffre d’affaires de 30 à 60 % sur les premiers mois de l’année, affirment-ils, en se basant sur une enquête réalisée auprès de 330 de leurs membres. “Je pense à tous les efforts à fournir pour récupérer ces pertes, poursuit Alexandre Hauben, mais aussi à tous ces efforts du passé pour construire une belle enseigne et qui sont détruits en quelques mois.” Conséquence : la plupart des commerçants interrogés envisagent de réduire leur personnel…

Malgré cela, ils essaient de contenir leur énervement pour demeurer constructifs. Ils apportent des suggestions sur le financement des travaux, sur l’organisation du chantier (le double-flux permettrait, disent-ils, l’entrée dans la ville le matin et la sortie le soir), sur la signalisation en amont. “Sur le ring, de grands panneaux annoncent la fermeture des tunnels alors qu’ils pourraient renseigner les itinéraires bis”, dénonce Pierre Degand. Il insiste sur la réouverture rapide du tunnel Stéphanie, considéré comme un axe essentiel pour l’accès au bas de la ville. “Reporter l’échéance au mois d’août serait dramatique”, dit-il.

Les griefs de ces commerçants visent aussi, bien entendu, le piétonnier du centre-ville dont l’ampleur effraie une partie importante, de la clientèle aisée. “En soi, je ne suis pas opposé à un piétonnier à Bruxelles comme dans la plupart des villes européennes, concède Pierre Degand. Ailleurs, on procède par étapes, on évalue. Ici, on a carrément coupé un axe de circulation essentiel.” Il suggère de repartir à zéro, de revenir à la situation antérieure et de reprendre le projet “de façon réfléchie”. “Reconnaître ses erreurs et faire marche arrière, cela semble très compliqué pour le monde politique, regrette Alexandre Hauben. Je suis pourtant convaincu qu’électoralement, cela serait bénéfique pour eux.”

Pour l’heure, l’accumulation piétonnier/tunnels/attentats joue les repoussoirs : les chalands ne tentent plus de rejoindre le centre de Bruxelles, même s’il n’est pas aussi inaccessible que cela (le taux d’occupation des parkings est en chute libre). D’où l’idée de campagnes de communication ou d’actions comme Make Brussels. “Procédons par ordre, objecte Alexandre Hauben. Rétablissons d’abord les choses et, après nous pourrons communiquer. Brussels Formidable a d’ailleurs de très beaux projets en ce sens. Faire du marketing avant le retour à une mobilité normale, c’est absurde. C’est comme tous ces projets pour inciter à lancer son entreprise ou à créer ses premiers emplois : la priorité, c’est de sauver ce qui existe !”

La situation peut aussi aider Bruxelles à accomplir le passage à une mobilité plus durable, moins axée sur la voiture individuelle. “Le métro et le vélo sont évidemment une partie de la réponse, convient Alexandre Hauben. Mais la voiture aussi, qu’elle soit individuelle ou via des systèmes de car-sharing. Mettre tous les budgets dans l’extension du métro, ce n’est pas une bonne idée. Un habitant de Boitsfort a le droit de bosser dans le centre-ville, sans qu’on l’oblige à y aller à vélo.”

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content