Wall Street menace nos démocraties: les explications de Georges Ugeux
Dans son dernier essai, l’ancien vice-président de la Bourse de New York, Georges Ugeux, critique l’endettement inconsidéré des Etats, le laxisme des banques centrales et l’idéologie du “culte de l’actionnaire”. Il a quelques idées pour remettre l’église au milieu du village.
Wall Street à l’assaut de la démocratie. Le titre du dernier ouvrage de l’Américano-Belge Georges Ugeux peut paraître brutal, surtout quand on sait que l’homme a été vice-président de la Bourse de New York (NYSE) de 1996 à 2003. Mais celui qui est désormais à la tête de la banque d’affaires Galileo n’a cessé de critiquer les dérapages du système financier depuis 2008. Et dans son essai, il s’inquiète des inégalités que provoquent les dérapages de l’Etat, des banques centrales, des entreprises et des opérateurs de marché.
La crise sanitaire a en effet mis en lumière nos déséquilibres majeurs. “Nous avons vécu l’expérience la plus claire de la déconnexion entre les marchés financiers et l’économie réelle. Nous avons vu s’abattre les difficultés, le chômage, la récession… Et pourtant, la Bourse, après avoir effectué une correction, a rebondi et progressé de 130% environ depuis mars de l’an dernier. Désormais, les indices sont plus élevés qu’en 2019.”
Des épargnants expropriés
Qui est responsable de ce système qui alimente les inégalités? Premiers convoqués à la barre: les Etats et les banques centrales. “Nous essayons de résoudre nos problèmes économiques en mobilisant les banques centrales et en recourant à l’emprunt”, souligne Georges Ugeux.
“L’endettement mondial dépasse le niveau atteint au sortir de la Seconde Guerre mondiale, rappelle-t-il. Le secteur public est profondément surendetté, et pas parce qu’il fait des investissements productifs.” Les dépenses militaires américaines ont atteint les 732 milliards de dollars sur la seule année 2019, soit autant que celles pour la défense des 10 pays qui suivent les Etats-Unis (Chine, Inde, Russie, Arabie saoudite, France, Allemagne, Royaume-Uni, Japon, Corée du Sud et Brésil), un groupe qui totalise 726 milliards.
Mais le budget des Etats est également déséquilibré par la faiblesse continue des recettes de l’impôt des sociétés. Dans les pays européens avancés, le taux moyen de l’Isoc est passé en 30 ans de 42 à 23%. Aujourd’hui, dans les pays de l’OCDE, la contribution des entreprises aux recettes de l’Etat est de moins de 10% alors que les cotisations sociales représentent 25,7% des recettes publiques et la TVA 32,3%. “C’est donc vous et moi qui payons la différence, dit Georges Ugeux, et nous la payons de deux manières: sur le travail et sur la consommation.”
Cette contribution minimale des entreprises au financement du bien commun est en outre exacerbée par l’évasion fiscale. Le manque à gagner pour les recettes publiques est considérable. L’Institut mondial de recherche sur l’économie du développement (une émanation de l’Onu) l’estime à plus de 300 milliards par an uniquement pour les Etats-Unis, la Chine et le Japon.
Les banques centrales se retrouvent aussi sur le banc des accusés. “Tout cela n’aurait pas été possible si elles n’avaient pas trouvé normal d’acquérir de manière substantielle les actifs émis par les gouvernements”, estime Georges Ugeux, qui rappelle que l’ensemble des mesures gouvernementales lors des 18 mois de pandémie se chiffre à 16.000 milliards de dollars. Dans cet ensemble, 9 milliards proviennent des assouplissements monétaires des banques centrales. Leur politique qui provoque une baisse sur l’ensemble de la courbe des taux est tellement favorable pour les emprunteurs que le retraité, l’épargnant, la compagnie d’assurance-vie, les fonds de pension… n’ont plus de rendement. “Cette expropriation de l’épargnant, que les banques centrales refusent de reconnaître, constitue une autre source d’inégalité.”
Le culte des actionnaires
Troisième accusé: les entreprises. Elles ont cédé au culte de l’actionnaire et à l’idéologie prêchée par Milton Friedman et l’école de Chicago. Georges Ugeux rejoint ici la critique faite notamment par l’économiste français Patrick Artus, qui accuse lui aussi les actionnaires d’exiger des rendements trop élevés, exigence qui incite à prendre des décisions asociales et incompatibles avec une économie inclusive ou avec la mobilisation qu’exige le défi climatique.
“Vous le savez, dit Georges Ugeux, on ne touche pas aux dividendes .” En 2020, ceux-ci n’ont baissé que de 5%. Le culte de l’actionnaire s’exprime par l’importance grandissante des rachats d’actions, mode spécialement suivie par les entreprises américaines. Ces rachats poursuivent essentiellement un objectif: faire monter les cours de Bourse. D’ailleurs, le S&P 500, l’indice boursier des principales valeurs américaines, est corrélé aux montants de liquidités injectées par les banques centrales et aux montants dévolus aux rachats d’actions. “Et pour boucler la boucle, on a décidé qu’une bonne partie de l’enrichissement des chefs d’entreprise se ferait, via le système des options, sur le cours de Bourse”.
Nous sommes dans un système où l’injection des liquidités, la taxation, les rachats d’actions et distribution de dividendes empêchent l’entreprise de se doter d’une colonne vertébrale morale. Un exemple: Delta Airlines a réalisé un programme de rachat d’actions qui s’est terminé en 2018 par une déclaration réjouissante de son CEO. Deux ans plus tard, frappée par le covid, la compagnie devait être sauvée par le contribuable américain.
Des marchés dévoyés
Enfin, quatrième accusé convoqué par Georges Ugeux, les marchés. Ils restent indispensables. Sans eux, on ne pourra pas financer les retraites, la transition énergétique et les soins de santé. Mais les marchés, ou plutôt les opérateurs de marché (sociétés qui gèrent les Bourses, courtiers, banques d’affaires, etc.), se retrouvent désormais en plein conflit d’intérêts.
Les sociétés qui gèrent la Bourse, par exemple, sont devenues au fil des ans des sociétés à but lucratif. Elles conservent l’objectif d’offrir un système de marché fluide et efficace, mais favorisent aussi dans les faits des acteurs tels que les traders à haute fréquence parce qu’ils génèrent d’importants volumes de transaction.
Le marché des produits dérivés était au départ censé couvrir les entreprises des fluctuations de prix. Il est devenu un gigantesque marché d’actifs très spéculatifs.
Et il y a les ventes à découvert, ces opérations par lesquelles un spéculateur emprunte un titre qu’il n’a pas, le vend et le rachète trois mois plus tard pour le rendre à celui à qui il l’a emprunté. Si entre-temps l’action baisse, il est gagnant puisqu’il a vendu plus cher les titres que le prix auquel il les rachète. “Mais dans une vente à découvert, celui qui prête le titre prend un risque de crédit qu’il ne comptabilise pas”, souligne Georges Ugeux. Or, celui qui prête est généralement un investisseur de long terme (un fonds, un assureur, etc.). Il est en plein conflit: son intérêt est que son investissement progresse, mais pour toucher une petite commission, il aide ceux qui jouent à la baisse.
Une réforme démocratique
Face à tout ce qui vient d’être énoncé, l’ancien vice-président du NYSE ébauche “une réforme démocratique des marchés financiers”. Chacun des acteurs aura sa part de travail. L’Etat devra réinstaurer un pouvoir réglementaire fort, les Parlements devant se défaire de la trop grande influence des lobbies. Les pouvoirs publics devront récupérer davantage de recettes du côté de l’impôt des sociétés pour financer de réelles politiques d’investissements publics. Sur le plan fiscal, Georges Ugeux est, par exemple, en faveur de la taxation des plus-values.
Les autres acteurs – banques centrales, investisseurs, entreprises – devront aussi se recentrer sur leur objet premier. Pour les banques centrales, il s’agit de se focaliser sur la politique monétaire et arrêter de faire marcher la planche à billets et de financer les Etats. Elles doivent aussi cesser leur politique de répression financière et d’expropriation de l’épargnant.
Les entreprises doivent améliorer leur gouvernance, responsabiliser leurs administrateurs et se recentrer sur leur objectif de long terme et sur leur rôle sociétal. Cela suppose la fin d’une stratégie de court terme et la fin du diktat de l’actionnaire. Il faut notamment arrêter la politique de rémunération des dirigeants axée sur les bonus et les stock-options.
Les marchés, de leur côté, devront mettre un terme à “une évolution qui a fait de leur intérêt propre une fin en soi”. Plutôt que d’être au service des actionnaires, ils doivent servir l’entreprise et la société. Leur taille doit être réduite et une série de mesures techniques devraient y aider, comme obliger les entreprises à justifier leurs rachats d’actions. “L’entreprise devrait expliquer au public qu’elle a failli à sa tâche, qu’elle n’a pas investi, qu’elle n’a pas trouvé d’opportunité et qu’elle n’aura plus jamais besoin d’autant de fonds propres.” Cela devrait calmer quelques ardeurs. Il faudrait aussi obliger les prêteurs de titres à inscrire dans leurs comptes un risque de crédit…
Les investisseurs, eux aussi, devront être responsabilisés. Et bonne nouvelle, ils commencent à l’être, comme en témoigne l’essor extraordinaire de l’investissement socialement responsable ces dernières années.
Enfin il y a les citoyens. Il est de leur devoir de s’informer, d’être actif, de prendre part aux décisions en connaissance de cause, de ne pas céder à la facilité des discours populistes, afin de remettre un peu d’éthique et de confiance au milieu du village économico-financier. “Formez-vous, informez-vous, ayez une opinion et quand vous avez réalisé ce travail, battez-vous jusqu’au bout, encourage Georges Ugeux. Sans une pression de l’opinion publique, le système de collusion d’intérêts qui domine le monde de la finance n’évoluera pas”.
Georges Ugeux, Wall Street à l’assaut de la démocratie, éditions Odile Jacob, 272 pages.
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