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Une révolution copernicienne pour abandonner le dogme de la croissance

Sir Nicholas Stern, Professeur d’économie à la prestigieuse London School of Economics, est l’auteur du fameux “Rapport Stern” sur le climat, publié en 2006, qui a démontré qu’il était moins coûteux d’agir le plus tôt possible pour réduire les émissions de gaz à effet de serre que d’attendre et agir plus tard.

On aimerait que le monde politique et économique ait lu ce rapport. Ce 17 septembre 2019, notre brillant économiste expliquait publiquement que sa propre discipline académique, de manière préoccupante, avait très peu contribué au débat sur le dérèglement climatique. A titre d’exemple, le Quaterly Journal of Economics, qui est le journal scientifique le plus cité dans le domaine de l’économie, n’a jamais (!) publié un article de recherche sur le dérèglement climatique. Stern ne peut conclure qu’à une défaillance majeure de sa propre profession.[1]

Ce 28 septembre, Jacques Crahay créait l’émoi au sein de l’Union Wallonne des Entreprises, dont il vient de prendre la présidence. Quand on l’interrogeait sur l’attitude des patrons face au problème écologique, voici ce qu’il avançait : “[…] ils savent qu’on ne peut plus continuer sur le modèle d’une croissance sans limite alors que les ressources sont limitées. […] Les patrons savent mais ils n’en parlent pas publiquement parce qu’ils sont dans un modèle économique où tout repose sur la croissance. Ce modèle est dans l’impasse mais le reconnaître est très compliqué pour un dirigeant car son entreprise dépend de ce modèle. Je prends un exemple: si j’ai contracté des emprunts bancaires pour financer des investissements, vais-je spontanément diminuer mon activité et donc mon chiffre d’affaires pour réduire ma consommation d’énergie ? Non, je sais que je dois le faire mais je suis lié à la croissance de mes activités et, donc, je continue à faire comme si de rien n’était.”[2] Pour ce langage de vérité, on aurait, selon lui, cherché à le “dégommer”.

Ce 9 octobre, Olivier de Wasseige, administrateur délégué de l’UWE, poursuit le débat : “Concernant la croissance, Jacques Crahay a affirmé qu’il est “très difficile de concevoir un autre modèle aujourd’hui.”” Pour Olivier de Wasseige, la question de la décroissance mérite d’être débattue. Mais “Il ne faut pas toujours nécessairement vouloir la coupler [avec la croissance] : on peut avoir aujourd’hui de la croissance tout en essayant d’atteindre des objectifs environnementaux, il faut arrêter de faire cette dichotomie”, affirme l’administrateur. D’après lui, la croissance est nécessaire au niveau macroéconomique : “sans croissance aujourd’hui, on ne créera pas d’emplois”, et donc a fortiori, de la valeur ajoutée pour financer les services publics.”[3]

Comment expliquer que des entrepreneurs se disent aussi incapables de penser un nouveau modèle économique, alors que l’innovation et la créativité sont ce qui caractérisent l’entrepreneuriat ? Comment notre économie se retrouve-t-elle dans une pareille impasse intellectuelle ? La réponse est peut-être à trouver dans le dogme qui domine la pensée économique depuis trop longtemps.

En France en 2015, l’économiste Jean Tirole, récipiendaire du prix de la Banque de Suède d’économie en l’honneur d’Alfred Nobel (appelé abusivement “prix Nobel d’économie”), intervenait personnellement auprès de la ministre française de l’Enseignement supérieur et de la Recherche afin d’empêcher in extremis la création d’une deuxième section universitaire d’économie, intitulée “Institutions, économie, territoire et société”. Ce projet était porté par l’Association française d’économie politique, qui milite pour davantage de pluralisme en économie, et qui voulait déverrouiller le monopole de l’économie néoclassique sur l’université. La presse parle alors de “Police de la pensée économique à l’Université”.[4] En Belgique, ce projet académique de déverrouiller l’étau de la pensée économique n’a même pas été jusque-là. Les étudiants et doctorants en économie réclament en vain depuis des années un changement dans l’enseignement et la recherche universitaire en économie, comme par exemple l’association Rethinking Economics Belgium.

A ceux qui, comme Jacques Crahay, se demandent pourquoi “il est très difficile de concevoir un autre modèle aujourd’hui”, la réponse tient en peu de mots : parce que les économistes, les banquiers, les politiques et les entrepreneurs dominants ont tout fait jusqu’à aujourd’hui pour empêcher ce modèle alternatif d’être pensé et d’émerger, en usant de cooptation, d’entre-soi et de la police du dogme envers des générations d’étudiants, de doctorants, de candidats professeurs d’université, de mandataires politiques et d’apprentis entrepreneurs. Tout a été fait pour maintenir intact ce dogme de la croissance économique illimitée, du profit comme seule boussole de l’entreprise, de la propriété privée comme seule mécanisme de répartition des ressources, et de la compétition de tous entre tous comme seul dispositif d’amélioration des conditions matérielles d’existence. La décroissance est encore considérée aujourd’hui comme une absurdité, alors que l’inverse est vrai.

Pour sauver le dogme central du modèle cosmologique antique face à aux observations scientifiques de Copernic et Galilée, on inventa des illusions conceptuelles, et on convoqua au besoin l’Inquisition pour punir les récalcitrants. Aujourd’hui, alors que nous dépassons allègrement les limites écologiques de la Terre depuis les années 1970, la seule manière de réduire notre empreinte écologique en maintenant intacte la foi dans la croissance économique est d’inventer l’illusion conceptuelle du “découplage absolu”. S’il existait, ce “découplage absolu” signifierait qu’on parviendrait à obtenir une croissance économique positive tout en diminuant l’empreinte écologique (soit la suppression du couplage des deux variables). Ceci grâce à la science et des technologies… à ce jour inexistantes. On comprend que ce soit le Graal de ceux qui refusent le changement. En réalité à ce jour, toutes les mesures scientifiques indiquent qu’on n’observe aucun “découplage absolu” au niveau de l’économie mondialisée : la consommation de pratiquement toutes les ressources naturelles augmente, les émissions de CO2 augmentent, la destruction des écosystèmes et de la biodiversité augmente, la pollution de l’air, de l’eau et des sols augmente, pratiquement partout dans le monde. Partout où la croissance économique demeure, l’empreinte écologique augmente. Jacques Crahay subira-t-il alors, comme Galilée, les foudres de l’Inquisition des Croissantistes, pour avoir osé “observer et rapporter les faits” ?

Il est temps aujourd’hui que l’économie, à l’Université, dans les entreprises et chez les politiques, fasse sa révolution copernicienne, devienne une véritable science, basée sur la validation des théories par les faits, en particulier les faits écologiques. Il est temps d’abandonner l’illusion du “découplage absolu”, ce voeu pieux qui ne repose sur aucune preuve tangible et enfreint la plupart des lois de la physique. Il est temps par conséquent d’abandonner une fois pour toutes le dogme de la croissance économique, qui repose entièrement sur cette illusion du découplage. “L’économie n’est pas là pour nous dicter sa loi” a dit Jacques Crahay. Les lois de la physique et de la nature, si, ne nous en déplaise. Comme les dogmatiques du passé, ceux qui persistent à faire trop longtemps fi du principe de réalité, tôt ou tard, disparaissent.

[1]https://voxeu.org/article/why-are-economists-letting-down-world-climate-change#

[2] L’Echo, L’économie n’est pas là pour nous dicter sa loi, 28 septembre 2019.

[3]https://www.rtbf.be/info/economie/detail_transition-ecologique-des-tas-d-entreprises-voient-leur-business-remis-en-cause-et-elles-s-interrogent?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=Info&id=10336550

[4]https://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/RAIM/53196

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