“Un Etat idéal sur le papier, cela ne nous intéresse pas”

Ignaas Devisch © PG
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Les responsables du think tank bruxellois Itinera lancent Brain Trust, une opération visant à débusquer les trop nombreux blocages du système belge. Objectif: trouver des solutions pragmatiques pour qu’émerge en 2030 un pays en bonne santé.

Ignaas Devisch et Karel Volckaert sont respectivement CEO et COO d’Itinera, l’un des plus importants think tank belges. Ils présentent à Trends-Tendances leur vaste opération de réparation du pays en vue des élections de 2024 et du bicentenaire de 2030. Nom de code: Brain Trust.

TRENDS-TENDANCES. En quoi consiste l’opération Brain Trust? Comment va fonctionner cette initiative?

IGNAAS DEVISCH. Nous sommes partis du constat que la Belgique fait face à une série de défis structurels. En tant que laboratoire d’idées indépendant, nous estimions de notre devoir d’y consacrer du temps. Surtout, nous sommes persuadés que la Belgique pourrait fonctionner beaucoup mieux qu’aujourd’hui. Nous voulons donc nous entourer de personnes qui travaillent au coeur de la société pour nous aider à déterminer précisément ce qui ne fonctionne pas et y trouver des solutions. Il ne s’agit pas d’une énième tentative de rédiger une note théorique sur la Belgique en 2050 mais bien de gérer les problèmes de façon très concrète et évaluer le tout avec des indicateurs très précis.

Nous voulons partir du système tel qu’il existe aujourd’hui et, au coeur de celui-ci, repérer les tuyaux qui percent.

Karel Volckaert

Vous allez vous entourez d’experts et de responsables académiques?

I.D. Bien sûr, mais plus que cela. Depuis que nous sommes arrivés à la tête d’Itinera il y a un an, nous avons l’ambition d’ouvrir grand les portes de la société. Nous ne pouvons évidemment pas parler avec les 11 millions de Belges parce que ça, cela s’appelle “les élections”. Mais ne réunir que des académiques, cela s’appelle “l’élite”. Or, nous voulons mettre autour de la table des gens qui sont concrètement confrontés au quotidien aux problèmes de la Belgique d’aujourd’hui: que cela soit un commissaire de police, un entrepreneur, une infirmière ou un travailleur de rue.

KAREL VOLCKAERT. L’idée, c’est aussi que toutes ces personnes soient précisément sélectionnées en fonction des questions que nous nous posons, pour déterminer où se trouvent les blocages dans le système belge et où se trouvent les contournements possibles. Ce sont des “experts du vécu”. Nous ne croyons pas que des dizaines de professeurs enfermés dans leur tour d’ivoire pourront y répondre, ce n’est plus de notre temps. La réponse se trouve certes dans les études académiques mais aussi et surtout sur le terrain. Il y aura aussi des universitaires dans Brain Trust, mais ils seront choisis afin de déterminer où l’on peut intervenir, de manière chirurgicale.

Ce sont des micro-problèmes qui grippent le système, selon vous?

K.V. Lorsque l’on analyse une usine à gaz, souvent on se rend compte que le problème se situe sur un seul tuyau qui bloque toute l’usine. C’est cela que nous voulons débusquer. Prenons un exemple concret. Le responsable d’une entreprise parastatale nous disait récemment que le recrutement d’une personne ne posait pas de problème mais que la promotion d’un travailleur vers le statut de directeur adjoint nécessitait de respecter une clé de répartition exigeant 60% de néerlandophones et 40% de francophones. Or, quand il s’agit de nommer un directeur, la règle change et l’on passe à un équilibre 50-50. Ce simple fait est un obstacle infranchissable pour la gestion des ressources humaines: mettre les bons talents aux bons endroits devient impossible en raison de règles qui n’ont aucun sens.

Karel Volckaert

  • COO d’Itinera
  • Ingénieur en physique civile (UGent)
  • Cofondateur et associé de Riverrun, société qui conseille gouvernements et entreprises sur la stratégie, l’organisation, la gestion de la valeur et des risques

Vous voulez mettre le doigt sur les blocages dans trois domaines: l’esprit d’entreprise, l’éducation et la démocratie. Quel est votre point de départ pour dire que cela ne fonctionne pas?

K.V. Nous avons rédigé un livre blanc mais qui est un work in progress, donc susceptible de changer au fur et à mesure des discussions. Nous mettons en avant une trentaine d’indicateurs relatifs au niveau de bien-être, à l’efficacité de la gestion publique, à notre empreinte écologique, à la confiance dans nos proches… Tout cela se décline sur les trois axes que nous mentionnons. Prenons un exemple: le taux de création et de vitalité des entreprises. Nous savons, grâce aux chiffres, qu’il y a un manque évident d’esprit entrepreneurial en Belgique, ou certainement un manque de croissance des entreprises créées. Cela pourrait être lié à notre système de sécurité sociale, très étendu. Mais nous voulons déterminer de façon plus précise d’où vient le problème.

Dans ce domaine, par exemple, vous intégrerez l’écart entre la Flandre et la Wallonie?

I.D. Nous n’écartons aucun élément. On peut bien sûr considérer qu’il y a un écart entre le nord et le sud du pays, mais l’origine du mal peut résulter de tout autre chose. En tant que philosophe, je suis très attentif au fait que l’on détermine précisément la source d’un problème. Trop souvent, on le détermine de façon erronée, sur base d’idées reçues. Certains éléments auront peut-être un lien avec la structure institutionnelle du pays, mais que ce soit clair: ce n’est pas notre premier agenda!

K.V. Considérer que la Flandre est plus entrepreneuriale que la Wallonie ou que la Wallonie a forcément une meilleure empreinte écologique que la Flandre, ce sont des a priori idéologiques. En disant cela, on n’a absolument rien résolu. Nous sommes agnostiques, nous ne voulons pas de caricatures.

Karel Volckaert
Karel Volckaert© PG

Vous voulez penser “out of the box”?

K.V. En vue de 2024, des associations comme l’Union wallonne des entreprises, son homologue du Voka ou le Boerenbond viennent quasiment avec des programmes électoraux. Ce n’est pas notre optique. Un Etat idéal sur le papier, cela ne nous intéresse pas! Nous voulons partir du système tel qu’il existe aujourd’hui et, au coeur de celui-ci, repérer les tuyaux qui percent. Cela devrait permettre de laisser de côté les nombreux a priori communautaires ou idéologiques. Prenons un autre exemple: l’énergie nucléaire. On peut être pour ou contre ; cela fait partie de ces sujets qui sont fortement idéologisés. Mais à la limite, qu’on choisisse l’un ou l’autre ne nous intéresse pas. Ce que nous voulons, c’est d’abord répondre aux nombreuses questions concrètes que sous-tendent une option ou l’autre. Nous voulons déminer les complexités.

Avez-vous l’impression que cette démarche est devenue impossible aujourd’hui en raison des polarisations ou des agendas politiques, associatifs ou autres?

K.V. Oui. En effet, là résident certainement de nombreux blocages du système. Trop d’acteurs trouvent un intérêt à adopter une attitude destructrice. Nous voulons ramener le débat sur l’essentiel, c’est-à-dire le contenu, la nécessité de faire tourner le modèle au-delà des agendas partisans. Notre indépendance et notre liberté de penser représentent des avantages énormes. Nous ne sommes pas tenus de prendre l’une ou l’autre position de principe. Nous savons que nous vivons dans un pays très complexe mais cette complexité ne doit pas être une excuse. Nous sommes convaincus, avec un optimisme sain, que la Belgique peut surmonter pas mal de ces complexités. La créativité est présente chez nous de façon massive, mais elle n’est pas utilisée là où elle le devrait. Nous croyons en un modèle participatif pour la canaliser de manière adéquate.

Ignaas Devisch

  • CEO d’Itinera
  • Philosophe, professeur à UGent
  • Chroniqueur permanent au journal De Standaard

Cela fait un peu songer au G1000, cet exercice de démocratie délibérative qui avait été initié par l’écrivain David Van Reybrouck quand la Belgique était bloquée sur le plan institutionnel…

I.D. Notre approche est différente. Au lieu d’une grande discussion pour tenter d’élaborer un modèle, nous pensons au contraire que l’on a besoin d’attaquer les problèmes à leurs racines. L’urgence est grande, les crises auxquelles nous faisons face réclament des réponses rapides. Nous devons sortir de ce management de crise perpétuel auquel nous sommes désormais habitués, mais pas par de grandes idées qu’on ne saura pas ensuite comment concrétiser. Toutes ces idées sont déjà disponibles, mais sont-elles réalistes, adaptables, suffisamment souples?

K.V. La difficulté, évidemment, c’est cet ADN belge qui consiste depuis 200 ans à répartir autant que possible l’argent et le pouvoir entre les différents piliers qui le composent: linguistiques, idéologiques, religieux… Cela a permis un certain nombre de succès mais c’est devenu une habitude: chaque parti doit obtenir quelque chose, tout comme les mutualités, les syndicats, etc. Notre message consiste à dire qu’il ne faut pas nécessairement faire table rase du passé d’ici 2030, mais bien rectifier la manière dont on fonctionne. Trop souvent, on se pose les questions de façon erronée. Par exemple, en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté, on part souvent de l’idée que quelqu’un devient pauvre parce qu’il a posé des mauvais choix de vie. Mais quand on parle avec des travailleurs sociaux, on se rend compte de l’inverse: les gens se trouvent dans une situation de pauvreté et continuent à prendre des mauvaises décisions en raison des contraintes auxquelles ils sont confrontés. La vraie réponse pourrait, par exemple, être “housing first”: garantir à ces personnes un logement avant tout, ce qui est souvent l’inquiétude première, de manière à diminuer ce stress et les aider à se réinsérer. Or, chez nous, on considère plutôt que l’emploi est la priorité.

I.D. On peut faire la même analogie avec la santé. Les gens ayant un mode de vie qui n’est pas sain font souvent les mauvais choix. Mais la pauvreté en est souvent la source et les gens n’ont pas le loisir de se demander si leur nourriture est saine ou pas. Ils essayent simplement de survivre. L’objectif devrait être de leur rendre l’espace pour faire de meilleurs choix. Trop souvent, dans bien des débats, on reste dans un modèle de culpabilité: soit c’est la faute de l’individu, soit c’est la responsabilité du système. Non, on pourrait trouver ce juste milieu sans pour autant se dire que l’on se trouve dans le monde idéal.

Trop souvent, dans bien des débats, on reste dans un modèle de culpabilité: soit c’est la faute de l’individu, soit c’est la responsabilité du système.”

Ignaas Devisch

Le travail de Brain Trust se veut pragmatique, pour trouver des solutions hors des idéologies. Mais à la fin, cela restera une décision politique, non?

K.V. Certainement. Le but, c’est tout d’abord qu’à partir de ces recommandations et analyses, on écrive une série de scénarios sur ce qu’il est possible de faire. Ensuite, nous voulons élaborer une série d’indicateurs pour continuer à suivre ce travail, au-delà de 2024. En 2030, la Belgique fêtera ses 200 ans et nous voulons être sûrs qu’elle atteindra cet horizon en bonne santé. Il y a urgence, nous devons apporter des réponses maintenant, éliminer les blocages, mais nous voulons aussi mettre en place une feuille de route pour permettre à notre système d’être durablement plus efficace.

Retrouvez toutes les informations sur: www.itinera.team/fr/braintrust

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