Si vous voulez des réformes, misez sur la régionalisation!

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Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

Allocations familiales, bonus logement, permis de conduire, etc. Tous ces dossiers dormaient depuis des lustres au fédéral. Mais depuis qu’ils ont été transférés aux Régions et Communautés, ça réforme à tous crins. Un hasard ? Non, une logique très politique et parfois, très paradoxale.

Les allocations familiales à la une de l’actualité, au coeur d’un bras de fer politique menaçant de faire tomber le gouvernement bruxellois. Avouez-le, vous avez rarement vu cela dans notre histoire politique. Avant la sixième réforme de l’Etat, cette matière somnolait en effet au fédéral, sans susciter de vifs débats. Pourquoi s’enquiquiner à imaginer des réformes ambitieuses quand personne ne se plaint du système ? Les seules évolutions notables sur la décennie qui a précédé le transfert de compétences furent l’octroi d’une prime de rentrée scolaire et l’égalisation progressive entre les droits des enfants d’indépendants et ceux des enfants de salariés. Vu du 21e siècle, on se demande d’ailleurs bien pourquoi, à l’époque, on avait imaginé des régimes différents.

Les allocations familiales ne suscitaient donc guère de débats. Il s’agit pourtant de l’allocation sociale la plus répandue (2,5 millions de bénéficiaires, presque un quart de la population du pays) et, qui plus est, d’une allocation symboliquement très forte car elle touche les enfants, tous les enfants. Alors quand, au lendemain des élections de 2010, Bart De Wever et Elio Di Rupo ont ouvert des négociations sur une réforme de l’Etat et que le président de la N-VA voulait absolument décrocher ” un gros poisson “, les allocations familiales sont venues sur la table. Elles pesaient alors 6,3 milliards d’euros et plus de 7 milliards aujourd’hui. Jamais un tel montant n’avait été extrait de la sécurité sociale fédérale. ” Un gros poisson “, effectivement. Les négociations ont échoué mais le transfert des allocations familiales n’a jamais été remis en cause et il fut voté avec la sixième réforme de l’Etat.

Quatre législations pour le prix d’une

Et c’est maintenant que l’histoire devient cocasse : ces allocations familiales auxquelles personne ne voulait toucher au fédéral sont réformées de manière très conséquente dans les quatre entités qui en ont aujourd’hui la responsabilité (Flandre, Wallonie, Bruxelles et Communauté germanophone). Mieux : les quatre réformes s’appuient toutes sur le même principe de base, à savoir une allocation forfaitaire identique pour chaque enfant, quel que soit son rang. ” Nous avons quatre législations sur les allocations familiales au lieu d’une seule, constate le constitutionnaliste Christian Behrendt (Université de Liège), expert auprès de la Commission chargée de mener à bien le crucial basculement administratif. Et tout le monde se surprend à faire plus ou moins la même chose. ‘Tout ça pour ça’, a-t-on envie de dire. ”

Des députés auraient-ils songé à interdire l’élevage du vison sans la régionalisation du bien-être animal ? Je n’en suis pas sûr.” – Christian Behrendt, constitutionnaliste (Université de Liège)

En effet, si tous les partis – flamands, francophones et même germanophones – sont unanimes pour gommer le lien entre le montant de l’allocation et le rang de l’enfant, pourquoi diable ne l’ont-ils jamais sérieusement envisagé quand la matière était fédérale ? La question se pose aussi pour le bonus logement, dispositif jugé ultra-sensible et donc intouchable quand il était au fédéral, et qui est depuis réformé ou supprimé dans les trois Régions. Ici, les modifications avancent toutefois dans des sens très différents selon les entités, mais il demeure néanmoins intriguant de constater que tous les partis souhaitaient revoir la déductibilité du crédit hypothécaire mais qu’aucun n’osait sérieusement le faire tant que la compétence demeurait fédérale. ” Nous avions là un avantage fiscal de plus de 2 milliards d’euros et personne ne savait s’il atteignait ses objectifs ou pas, commentait il y a quelques temps dans nos colonnes Marc Bourgeois, professeur de droit et coprésident du Tax Institute de l’Université de Liège. Je trouve cela un peu triste. Globalement, nous avons peu d’analyses sur l’efficacité des avantages fiscaux octroyés. ” Une fois la régionalisation acquise, on a vu fleurir les études montrant que le bonus logement avait surtout bénéficié aux 20 % de contribuables les plus riches (en gros, ceux qui n’en avaient pas besoin pour accéder à la propriété), tout en poussant les prix immobiliers à la hausse. Désormais, il a disparu à Bruxelles ; il a été remplacé par un chèque-habitat plus proportionnel aux revenus en Wallonie ; et il a été solidement raboté en Flandre.

Soudain, l’urgence de réformer…

La régionalisation serait-elle donc un formidable levier de réformes pour notre pays ? ” Quand une entité fédérée hérite d’une compétence, j’ai effectivement l’impression que les responsables politiques ont tendance à vouloir se l’approprier et à en faire quelque chose, répond Jean Faniel, directeur général du Crisp (centre de recherche et d’information socio-politique). C’est une occasion de remettre les choses à plat, de se poser des questions, de réveiller en quelque sorte une matière qui ronronnait gentiment. ” ” Des députés auraient-ils songé à interdire l’élevage du vison ou à l’abattage d’animaux non étourdis sans la régionalisation du bien-être animal ? Je n’en suis pas sûr. Comme je ne suis pas sûr que l’on aurait envisagé de revoir les règles relatives au permis de conduire sans le transfert de la compétence “, renchérit Christian Behrendt.

Le monde politique sortira d’autant plus volontiers la matière de sa torpeur que la régionalisation crée de facto une certaine pression. ” Une deadline accompagne généralement les transferts de compétences, précise le politologue Dave Sinardet (université d’Anvers). Cela génère alors une sorte de sentiment d’urgence de la part de tous les acteurs. ” L’opposition parlementaire, les journalistes et les associations directement concernées interpellent les ministres quant à leurs intentions à l’égard de ces nouvelles compétences et les poussent ainsi à sortir du bois. ” Nous demandions depuis des années une réforme des allocations familiales, car le système n’était plus adapté aux réalités familiales, notamment aux familles recomposées, raconte Delphine Chabbert, secrétaire politique de la Ligue des familles. Mais cela ne percolait pas dans la sphère politique, sans doute par peur de casser un outil qui fonctionnait bien. Les cartes ont été rebattues, c’était une occasion historique de réformer en profondeur le système. Nous ne pouvions pas laisser passer l’occasion. ” D’où un lobbying qui a permis aux propositions de la Ligue d’être largement reprises dans les projets gouvernementaux.

Si tous les partis sont unanimes pour gommer le lien entre le montant de l'allocation familiale et le rang de l'enfant, pourquoi ne l'ont-ils jamais envisagé quand la matière était fédérale ?
Si tous les partis sont unanimes pour gommer le lien entre le montant de l’allocation familiale et le rang de l’enfant, pourquoi ne l’ont-ils jamais envisagé quand la matière était fédérale ?© iStock

Réformer car le budget ne suit pas

Trois éléments s’ajoutent à cette pression nouvelle sur les décideurs : l’un politique et les deux autres plus budgétaires. ” Au fédéral, une réforme nécessite des arbitrages beaucoup plus complexes, souligne Christian Behrendt. Il y a généralement plus de partis autour de la table, des partis flamands et des francophones. Dans une entité fédérée, un accord à deux ou trois partis suffit souvent. ” Et comme pour confirmer le propos, c’est à Bruxelles que la réforme des allocations familiales pose le plus de problèmes, c’est-à-dire là où une coalition nécessite le plus de partis, avec une double majorité linguistique.

Budgétairement, les allocations familiales étaient hier noyées dans la masse de la sécurité sociale fédérale et figuraient dès lors rarement parmi les priorités ministérielles ; aujourd’hui, elles constituent le plus gros budget social de chaque entité fédérée et cela invite évidemment à l’action. C’est d’autant plus vrai que, dans un souci d’assainissement des finances publiques, les moyens financiers n’ont pas suivi intégralement les transferts de compétences. D’où ce souci de réformer rapidement afin d’anticiper tout risque de dérapage budgétaire incontrôlé et d’éviter de devoir sabrer dans d’autres politiques. Pendant les premiers mois, voire les premières années, une entité peut essayer de rejeter la responsabilité politique sur la réforme de l’Etat et l’héritage du passé mais cela ne dure qu’une législature au maximum. Et donc, on passe vite à l’action. Notons l’importance du carcan budgétaire : une entité prospère comme la Flandre octroiera des allocations familiales à peine plus élevées que la Wallonie (160 contre 155 euros) et que Bruxelles (de 140 à 150 euros selon les scénarios). La marge de manoeuvre réelle pour les entités est bien minime, sauf à procéder à des économies dans d’autres départements. Bref, même pour les montants, on aurait parfaitement pu réaliser la réforme au niveau fédéral.

Avec le bonus logement, l’impact budgétaire est limpide. ” Les réformes ont réduit, voire supprimé la déductibilité des crédits hypothécaires et donc contribué à accroître la pression fiscale, analyse Christian Berhendt. Mais cet accroissement est relativement imperceptible. Ce n’est pas un impôt qu’on vous réclame, c’est une réduction, un remboursement moindre qu’avant. Et ce n’est pas l’instance qui a pris la décision – la Région – qui vous écrit pour cela, cela reste l’Etat fédéral. La réforme du bonus logement représente des montants parfois très importants et elle est pourtant loin d’être impopulaire comme la télé-redevance. Dans notre système fiscal, toutes les dispositions ne sont pas à égalité en termes de perception par la population. ” Et le constitutionnaliste d’ajouter qu’il a fallu ” la régionalisation de la matière pour que l’on se rende compte à quel point, à travers le bonus logement, l’Etat accordait beaucoup d’argent sans trop de conditions “.

Au final, le service n’est pas forcément meilleur

On réforme, on fait des économies, on cible ses priorités, la défédéralisation pousse ainsi les décideurs politiques à avancer dans la bonne direction. ” On peut effectivement dire cela, répond Dave Sinardet. Recevoir une nouvelle compétence incite à y réfléchir. Mais il faut aussi regarder les coûts administratifs et politiques que cela implique. Beaucoup de temps et d’énergie sont consacrés à implémenter ces compétences dans les entités. Et si, en plus, au final, on fait plus ou moins la même chose partout… ” Tous nos interlocuteurs soulignent par ailleurs que Famifed, l’agence fédérale pour les allocations familiales, est l’une des administrations les plus performantes du pays et qu’il est dès lors peu probable que les entités fédérées assurent un meilleur service. ” L’allocation familiale est l’allocation la plus efficace contre la pauvreté infantile, précise Delphine Chabbert. Elle est un revenu jugé ‘crucial’ pour une famille sur cinq. On ne peut pas se permettre un jour de retard lors du basculement. ”

Les défenseurs de ce transfert le justifiaient par l’intérêt de réunir à un même niveau de pouvoir les aides à l’enfance, les bourses d’étude et les allocations familiales afin de pouvoir mener une politique cohérente. Force est de constater qu’il n’en est strictement rien et que ces matières restent d’ailleurs gérées par des ministres différents et même, pour les francophones, par des gouvernements différents.

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