Révolutions arabes : après la dictature, la croissance !

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A quoi peuvent s’attendre maintenant la Tunisie et l’Egypte, après leur grand saut dans l’inconnu ? Depuis 1970, les pays passés d’un régime autoritaire à la démocratie ont presque tous connu une embellie économique. Petites leçons d’histoire.

L’histoire fait souffler un puissant vent d’espoir sur les braises sociales qui se sont allumées, en Tunisie d’abord, en Egypte ensuite, renversant des dirigeants autocrates à bout de souffle, incapables de répondre aux aspirations d’une jeunesse nombreuse et désoeuvrée. Un mouvement insurrectionnel qui tente de se propager dans les autres dictatures du Maghreb et du Moyen-Orient. Cet épisode remet étrangement au goût du jour le célèbre “N’ayez pas peur !” lancé par Jean-Paul II lors de la messe inaugurale de son pontificat, le 22 octobre 1978, afin “d’ouvrir les frontières des Etats, des systèmes politiques et économiques”.

Car l’étude à la loupe des 24 principales révolutions (voir graphique ci-dessous) survenues plus ou moins pacifiquement dans le monde depuis le début des années 1970 – de la “Révolution des oeillets” au Portugal, en 1974, à la démission de Suharto en Indonésie, en 1998, en passant par la chute du chah d’Iran, en 1979, par celle de Ceausescu, en 1989, ou par la fin des dictatures militaires en Amérique latine, en 1983 et 1984 – le montre sans ambiguïté : l’avenir a été souvent plus lumineux que le passé pour la plupart des peuples qui ont déboulonné leurs oppresseurs. Parce qu’il s’est inscrit dans des sociétés plus libres : huit révolutions sur 10 ont débouché sur des régimes démocratiques.

Pour la première fois, les démocraties sont majoritaires

Plus généralement, alors que moins d’une quarantaine de pays de plus de 500.000 habitants étaient des démocraties en 1970, elles sont presque une centaine aujourd’hui dans le monde, selon les statistiques du Center for Systemic Peace de l’université George Mason, en Virginie. Au point de devenir le régime politique le plus répandu – une première dans l’histoire ! Un avenir plus libre, donc, mais aussi plus prospère, une fois amorti le coût d’une transition plus ou moins chaotique.

Trois ans après le départ de son tyran, la richesse produite par le pays dépassait significativement son niveau d’avant la crise dans 16 des 24 pays étudiés. “L’expansion est souvent assez vite de retour, confirme Michael Bernhard, chercheur à l’université de Floride et auteur en 2003 d’une étude sur les performances économiques des nouvelles démocraties. L’enchaînement est fréquemment le suivant : la chute de l’ordre ancien s’accompagne d’une désorganisation de l’économie et d’une bouffée d’inflation plus ou moins forte, puis commencent les restructurations, la libéralisation plus ou moins timide des grands secteurs de l’économie, avant que le pays ne s’insère dans le commerce mondial.”

Des PIB en forte progression après une période de transition

Meilleurs exemples de ce schéma vertueux : les pays asiatiques. Qu’il s’agisse de la Thaïlande après les révoltes estudiantines de 1973, du Cambodge après le départ des Khmers rouges en 1979, des Philippines après le mouvement de masse qui renverse Ferdinand Marcos, en février 1986, ou de la Corée du Sud après l’élection en 1993 de Kim Young-sam, premier civil à la tête du pays depuis 1961, tous ont connu un développement exponentiel, avec une progression du PIB de 20 à 40 % dans les cinq années qui ont suivi le changement de régime. La transition fut bien plus pénible au Ghana après la prise du pouvoir par le militaire moderniste Jerry Rawlings, en 1981. Le pays connaîtra trois ans de paralysie avant que l’activité et les investissements ne redémarrent. Mais alors la croissance atteindra 20 % entre 1983 et 1986.

Plus récemment, deux anciennes républiques soviétiques ont bien tiré leur épingle du jeu : la Géorgie en 2003, après la “Révolution des roses”, et l’Ukraine en 2004, à l’issue de la “Révolution orange”. “Dans ces deux pays, le choc démocratique a débouché notamment sur l’ouverture du secteur bancaire aux investisseurs étrangers. L’argent était bon marché dans le monde, et les banques locales ont pu ouvrir les vannes du crédit”, explique Anna Dorbec, économiste à BNP Paribas. En Europe orientale, ces deux cas sont malheureusement des exceptions. Pour presque tous les autres Etats, la transition fut un chemin de croix. La preuve : sur les huit pays dans lesquels l’activité n’avait pas retrouvé son niveau cinq ans après le changement de pouvoir, six sont situés derrière l’ancien rideau de fer.

“La désorganisation provoquée par l’effondrement du régime y a été terrible, explique Julien Vercueil, spécialiste des pays émergents. En Roumanie, par exemple, les entreprises ont cessé d’être subventionnées par l’Etat du jour au lendemain. Les usines se sont arrêtées. Résultat : la production a chuté de 63 % en trois ans. Parallèlement, l’inflation a explosé, de 5 % en 1990 à 250 % trois ans plus tard.” Autre erreur : des réformes trop hâtives. “En République tchèque, comme en Russie d’ailleurs, on a privatisé trop vite au début des années 1990, alors que le cadre économique et juridique n’était pas encore bien vissé. Résultat : les oligarques se sont goinfrés et les prix ont flambé”, explique l’économiste Jean-Pierre Pagé, directeur des Tableaux de bord des pays d’Europe centrale et orientale. Et la valse des étiquettes a été plus spectaculaire encore dans les pays Baltes ou en Pologne.

“La capacité à contenir l’inflation est l’une des clés majeures d’une transition réussie, comme en témoignent l’effondrement de l’ancien bloc communiste mais aussi le cas de l’Amérique latine au début des années 1980”, souligne l’économiste Jean-Marc Daniel.

Le Brésil et l’Argentine sortent péniblement de la crise de la dette qui a asphyxié tout le sous-continent en 1981. A Brasilia, trois plans d’ajustement se succèdent entre 1986 et 1989 pour tenter de maîtriser des prix qui explosent en 1993 (+2.709 % !), mais la croissance aura pu repartir entre-temps. Buenos Aires, en revanche, ne rencontre pas le même succès et sombre dans l’hyperinflation dès 1987.

En dehors de l’Europe centrale et orientale, un autre pays aura connu une transition compliquée : l’Iran, passé du régime autoritaire du chah à celui des mollahs. “Tous les cadres de l’ancien régime ont fui ou ont été mis en prison. Les entreprises du secteur public et du secteur privé se sont retrouvées sans responsables, rappelle Thierry Coville, spécialiste de l’Iran. Et à peine un an après éclatait la guerre avec l’Irak.”

Pour les pays arabes, l’issue sera sans doute laborieuse

Quelles leçons peut-on tirer de ces révolutions passées pour les pays arabes dont les gouvernants sont déjà tombés ou chancellent ?

Il faut d’abord se garder des généralités. Les 22 pays arabes qui composent le Maghreb et le Moyen-Orient sont très différents les uns des autres, sur le plan du niveau de vie, des ressources naturelles, du régime politique, de la religion ou de la sociologie. Mais tous ont un point commun de taille : une jeunesse très nombreuse (entre 40 et 45 % de la population), parfois bien formée et partout désoeuvrée. Il est donc probable que le chaudron social n’arrêtera pas de bouillir du jour au lendemain.

“Sur le plan politique, le chemin vers la démocratie sera sans doute plus laborieux que dans les pays de l’Est après l’effondrement de l’URSS. Il n’y a pas, comme à l’époque, une puissance unique qui contrôle et décide tout pour toute la région, note l’historien Pierre Vermeren, professeur spécialiste des civilisations du Maghreb. Et il faudra du temps avant que les islamistes ne soient intégrés normalement dans le jeu démocratique.” Avec des modèles qui pourraient se rapprocher à terme de la Turquie ou de l’Indonésie plutôt que de l’Europe.

Sur le plan économique, les pays arabes ne manquent pas d’atouts. “Contrairement aux anciennes démocraties populaires, ils n’ont pas à passer d’une économie planifiée à une économie de marché, note Diane Ethier, professeure de science politique à l’université de Montréal. Beaucoup ne manquent pas de moyens, grâce aux pétrodollars, et ceux qui n’en ont pas peuvent rêver de la redistribution des fortunes amassées par les dictateurs, remarque Jean-Pierre Pagé. La fortune de Hosni Moubarak est estimée entre 28,5 et 50 milliards d’euros, soit 20 à 35 % du PIB et au moins la moitié de la dette de l’Egypte !”

Des Etats désormais confrontés à la compétition

Ces Etats devront cependant surmonter de sérieuses difficultés, la principale étant de se faire une place dans le grand jeu de la mondialisation. “Aujourd’hui, la Chine exerce une telle pression sur le coût du travail dans la majorité des industries qu’il ne sera pas facile pour les pays arabes d’être compétitifs, redoute Antoine Brunet, le patron d’AB Marchés. Ils sont également handicapés par des monnaies trop chères, mais ils ne peuvent pas dévaluer, vu qu’ils importent énormément : médicaments, céréales, automobiles…”, renchérit Pierre Vermeren. Difficile, dans ces conditions, de développer d’autres secteurs que le tourisme et l’énergie. “Une piste prometteuse est incontestablement la création d’une zone d’échanges privilégiés associant le nord et le sud de la Méditerranée”, estime Ghazi Hidouci, qui fut ministre de l’Economie de l’Algérie entre 1989 et 1991. Un solide argument pour relancer l’Union pour la Méditerranée chère à Nicolas Sarkozy… mais aujourd’hui sérieusement enlisée.

Sébastien Julian et Emmanuel Lechypre

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