Quand la Chine débarque dans les ports européens

C'est au Pirée, en Grèce, qu'a été poussée au maximum l'offensive chinoise sur les ports européens. © Getty Images

Les désormais célèbres “nouvelles routes de la soie” de Pékin visent le contrôle de nombreux ports européens. Avec des pratiques parfois douteuses et des retombées locales souvent décevantes. Plongée en eaux chinoises, de Trieste au Pirée.

Dans son bureau avec vue sur le port de Trieste, Zeno D’Agostino prend le temps de contempler l’un des plus gros yachts du monde glissant vers le large. Puis, poliment mais fermement, il s’emploie très vite à tordre le cou à quelques idées reçues. Non, les Chinois n’ont pas sorti le carnet de chèques ici. Non, l’accord-cadre signé par son gouvernement avec la Chine n’est pas le prélude à une prise de contrôle de Pékin dans la région. Non, le terminal qui est en train de sortir de terre n’est pas inondé de liquidités chinoises. Le président de l’autorité portuaire de la ville, qui supervise une stratégie de relance, est visiblement rodé : ” En ce moment, tout le monde nous parle de la Chine… ”

Une vraie électricité

Depuis la visite en Italie, en mars dernier, du président chinois Xi Jinping, les médias du monde entier se penchent avec attention sur cet ancien port de l’empire austro-hongrois, surtout connu pour être le berceau d’Illy, le spécialiste du café. Nichée à l’extrémité septentrionale de l’Adriatique, Trieste a été identifiée comme l’un des axes les plus prometteurs du rapprochement entre Rome et Pékin. Les discussions ne sont pas passées inaperçues : pour la première fois, un pays du G7 s’est décidé à rallier les ” nouvelles routes de la soie “, ce projet qui vise à améliorer l’interconnexion entre l’empire du Milieu et le reste du continent eurasiatique – en offrant à Pékin une plus grande emprise, pour ne pas dire un ascendant, sur son lointain voisinage.

A Trieste, les entreprises chinoises n’ont peut-être pas encore sorti le carnet de chèques, mais déjà, c’est l’effervescence. Sur le papier, il est question d’investissement dans les liaisons ferroviaires, de partage de compétences autour d’une plateforme intermodale en Slovaquie et de développer en Chine un centre logistique desservi depuis le port italien. ” Je suis allée à un colloque sur la Chine et tout le monde était là, même des pêcheurs : il y a une vraie électricité autour de ce sujet “, se réjouit une employée de la ville.

Nouvelle dynamique

Dans une cité qui n’a pas oublié les riches heures que lui a assurées sa position de carrefour entre les cultures latine, germanique et slave, l’envie de Chine est palpable. En arpentant l’immense entrepôt dédouané dont il supervise la stratégie commerciale, Fabio Predonzani se laisse aller, lui aussi, à rêver : ” Mon sentiment, c’est que les Chinois vont investir ici. Nous sommes un passage naturel pour les nouvelles routes de la soie, un moyen ultrarapide d’atteindre l’Europe centrale en arrivant du canal de Suez “, plaide-t-il devant d’immenses piles d’aluminium entreposées ici par un lointain producteur asiatique.

Ce qui distingue la Chine des autres acteurs, c’est que, dans sa politique, l’idée de sécurité économique reste primordiale.

A quelques kilomètres de là, Matteo Parisi est plus mesuré. Si le nouveau terminal portuaire dont il pilote la construction avance à grands pas, c’est sans lien avec la Chine, assure-t-il : il y a d’abord, à Trieste, une nouvelle dynamique portée par la croissance de l’Europe centrale. ” Le trafic de conteneurs devrait doubler d’ici 10 ou 15 ans en Adriatique “, veut-il croire. Mais si le nouveau joyau portuaire de Trieste séduisait les entreprises chinoises, il ne s’en plaindrait pas : ” Il y a 10 ans, la Chine était un pays en développement, mais aujourd’hui c’est nous qui avons à apprendre d’elle en matière de logistique “.

D’une crise, une opportunité

Si Trieste rêve de Chine, c’est qu’elle sait vers où souffle le vent de l’Histoire. Au-delà de l’accord intervenu au plus haut niveau politique, plus rien ne permet de douter de la détermination de Pékin en matière maritime : l’Europe est devenue une cible de choix. Depuis que Cosco, le géant chinois, a jeté son dévolu sur le Pirée, en Grèce, une dizaine d’années se sont écoulées, et d’après les calculs d’Olaf Merk, au Forum international du transport de l’OCDE, ” environ 10% des capacités européennes de terminaux de containers sont dans des mains chinoises “. Pour cet expert, ” on pourrait facilement imaginer des parts de marché entre 25% et 50% d’ici cinq ans “.

Trait caractéristique de la méthode chinoise : un mélange de détermination et d’opportunisme. Une fois le cap fixé, les modalités sont adaptées à l’environnement. ” Les ports où ils sont présents ne sont pas tous ceux qui étaient ciblés à l’origine, et les prises de participation se sont faites de manières variées “, résume Olaf Merk. Un élément récurrent : la capacité à faire d’une crise une opportunité – c’est-à-dire à se porter acquéreurs d’activités perçues comme peu attrayantes.

” Les Chinois investissent dans des ports sous-utilisés et le font pas à pas, en augmentant lentement la part de capital qu’ils détiennent, de manière à ne pas attirer l’attention, décrypte Theresa Fallon, du Centre for Russia Europe and Asia Studies (Creas), à Bruxelles. Leur stratégie consiste tout simplement à prétendre qu’ils n’ont pas de stratégie ! ”

Aujourd’hui, la présence chinoise est visible en Méditerranée (du Pirée à Valence, en Espagne, en passant par Marseille, Malte ou Thessalonique), sur la côte Atlantique (Bilbao, Nantes), dans la Manche (Le Havre), et en mer du Nord (Dunkerque, Zeebrugge, Anvers, Rotterdam). Sans compter des visées sur la mer Baltique. Une stratégie de maillage méthodique, au léger arrière-goût de strangulation, qui a fini par faire réagir Bruxelles.

En septembre 2017, Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, appelait l’Union à se doter d’un mécanisme de supervision des investissements étrangers, en pointant le secteur portuaire. La Chine n’était pas mentionnée, mais c’est bien elle qui a obsédé les diplomates européens lors de la négociation qui s’est ensuivie.

C’est elle, surtout, qui les a divisés. Car en prenant pied dans certains pays fragilisés, Pékin a actionné un levier politique redoutablement efficace. La preuve en a été donnée en juin 2017 lorsque la Grèce, pour la première fois, a utilisé son veto, à l’Onu, pour empêcher une déclaration de l’Union européenne critiquant les agissements de la Chine en matière de droits de l’homme.

Le traumatisme a été d’autant plus fort pour les Européens qu’ils venaient de s’entendre avec le Fonds monétaire international pour débloquer des financements à l’égard du plus endetté des pays de la zone euro. Violent, le message était clair : pour Athènes, mieux valait cajoler Pékin que se ranger docilement derrière des partenaires européens pas toujours autant enclins à la solidarité qu’ils le prétendent.

Le Pirée, un cas d’école

Il faut se rendre au Pirée pour prendre la mesure de cette cassure. Ici, personne n’a oublié cette troïka de créanciers, vue comme le bras armé de Berlin, qui a forcé le pays à privatiser son principal port. Ni qu’aucun investisseur européen n’est venu concurrencer l’offre chinoise. ” On peut dire ce qu’on veut des Chinois, mais les Allemands sont bien pires car ils interfèrent vraiment dans la politique du pays “, tranche, sans retenue, Anastasia Frantzeskaki, qui participe au comité de direction de la Fédération des travailleurs des ports grecs et que l’on ne peut pourtant pas soupçonner de béatitude au sujet de Cosco.

Le Pirée est un cas d’école. C’est là qu’a été poussée au maximum l’offensive chinoise. Dans un pays exsangue financièrement, Pékin ne s’est pas contenté d’investir dans des terminaux : en 2016, c’est l’autorité portuaire elle-même qui a fini par passer sous pavillon chinois. Un scénario unique en Europe, mais qui démontre jusqu’où les stratèges chinois sont prêts à aller.

Lorsqu’on le rencontre à l’entrée du siège de ladite autorité, Nektarios Demenopoulos n’a pas de mal à vanter les mérites de son nouveau patron. A quelques mètres d’une mascotte de panda et d’une estampe chinoise représentant le port du Pirée, l’homme qui gère la communication de l’organisme déroule sa démonstration : le trafic de containers a plus que quintuplé depuis 2009 ; près de 2 milliards d’euros ont été investis. Reprise du terminal 2, création d’un troisième à marche forcée : Cosco a mis les bouchées doubles, en conférant au Pirée le rôle très spécifique du transbordement.

Ici, d’énormes navires venus de mers lointaines déchargent leur cargaison, ensuite répartie entre des bateaux de taille plus modeste qui l’achemineront à destination finale. Un noeud logistique, donc, qui permet au Pirée de viser, pour 2019, le rôle de premier port de la Méditerranée pour les containers.

Les éventuelles arrière-pensées politiques de Pékin, Nektarios Demenopoulos les balaye : ” Nous sommes une société cotée et nous devons dégager des profits, tout simplement “. Pour lui, ” c’est l’investissement étranger le plus réussi en Grèce “, ce qui vaut à la Chine ” une popularité en hausse ” dans le pays. A voir. Au Pirée, on trouve aussi les ingrédients d’un choc des cultures. Le plus médiatisé a été cette conception des relations sociales pour le moins… exotique. Désormais très discret, le patron de l’autorité portuaire, Fu Chengqiu, s’était illustré, en 2015, par une interview à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel où il jugeait les syndicats ” superflus ” au motif qu’ils ” promettent à leurs membres plus d’argent pour moins de travail “. Il fustigeait aussi une certaine attitude consistant à ” s’allonger sur la plage et boire de la bière “.

Des PME locales mises à l’écart

Derrière les mots, se dissimule une discipline très stricte consistant à sous-traiter l’organisation du travail à des prestataires. Techniquement, les dockers sont employés par une multitude de petites PME. Lesquelles font affaire avec des sociétés plus solides… en contrat avec Cosco. De quoi diluer toute velléité d’organisation syndicale. En 2014, exaspérés et parfois humiliés, les ouvriers ont fini par se mettre en grève. ” Certains avaient été traités d’ordure, littéralement “, se souvient Anastasia Frantzeskaki. La mise en place d’un syndicat, puis le passage régulier d’inspecteurs du travail sur le site ” ont commencé à changer la donne “, reconnaît-elle.

Mais s’il y a une constante dans la méthode Cosco, c’est surtout sa façon de toujours jouer la carte chinoise. Certes, environ un millier d’emplois ont été créés dans le port. Mais l’impact sur l’économie locale reste faible, car le modèle économique du transbordement ne nécessite guère d’interface avec la logistique terrestre. A quoi s’ajoute un principe absolu de solidarité chinoise.

Le vrai problème n’est pas ce que fait la Chine, mais ce que les Européens ne font pas. Nous nous replions sur nous-mêmes.

Dans la zone du port dévolue aux chantiers navals, Nektarios Demenopoulos n’est pas peu fier, par exemple, de présenter le gigantesque dock flottant installé par Cosco afin de pouvoir réparer de très grands navires : ” Désormais, tous les bateaux des lignes maritimes grecques peuvent être entretenus ici “. Reste à préciser que ce monstre de 240 mètres était une pièce d’occasion rapportée… de Chine. A la suite d’un appel d’offres où n’avaient concouru que des sociétés de l’empire du Milieu. Le tout pour un prix qui semble avoir été, lui aussi, très flottant : la transparence n’est pas la caractéristique première des nouveaux gestionnaires.

Une experte du port raconte volontiers comment des PME du cru autrefois associées à l’activité locale se retrouvent aujourd’hui mises à l’écart : Un fabricant de dispositifs pour amarrer les navires m’a avoué être totalement exclu du business. ” Même scénario pour les grues, les détecteurs de métaux… ou la papeterie des bureaux. Pendant des années en charge du sujet au ministère des Affaires maritimes, Christos Lampridis se plaint à mots à peine couverts de cet expansionnisme. ” Il faudrait que cette activité génère une relation équilibrée avec la société, et que Cosco ne crée pas un monopole “, plaide-t-il.

Anastasia Frantzeskaki est plus claire : ” Tout, tout, tout vient de Chine “. Pour résumer la situation, elle éclate de rire et fait référence à une formule ressassée jusqu’à l’overdose par Pékin : ” Quand ils parlent de ‘relation gagnant-gagnant’, on dit ici qu’ils gagnent deux fois “. ” Ils agissent comme un pays et non pas comme une entreprise “, tranche une fonctionnaire amère pour qui les choses sont claires : ” Ils ont une stratégie remarquablement efficace de domination du monde “. Pour Jonathan Holslag, professeur de relations internationales à l’ULB, tout découle d’une différence fondamentale : ” Ce qui distingue la Chine des autres acteurs, c’est que, dans sa politique, l’idée de sécurité économique reste primordiale “. Au cours des années 1990, les armateurs chinois étaient dominés par une industrie du shipping européenne. Pékin s’est fixé l’objectif de vite inverser le rapport de force. En voyant à long terme : c’est d’abord en séduisant les armateurs grecs et en leur proposant des financements avantageux qu’un premier pied a été mis dans la porte, au début du siècle.

Maîtriser la chaîne

Aujourd’hui, poursuit Jonathan Holslag, ” la consigne a été donnée, au sommet du pouvoir, d’agir collectivement pour créer des chaînes d’approvisionnement chinoises, allant de la matière première jusqu’à la vente au détail en Europe “. Le but : élargir la part de marché à tous les niveaux et limiter le nombre d’intermédiaires en gardant à l’esprit que ” la vente au détail assure à elle seule 20 à 30% des profits “.

Plus Pékin maîtrise la trajectoire de sa marchandise, plus la part de la valeur qui lui échappe diminue. Neil Davidson, analyste senior au cabinet de conseil maritime Drewry, invite donc à ne pas perdre de vue l’essentiel : même si les nouvelles routes de la soie sont ” un concept qui renvoie à l’extension de l’influence chinoise “, c’est d’abord de business qu’il s’agit, ici. ” Le transport maritime en lui-même est extrêmement concurrentiel et rapporte peu. Investir dans les ports, et y pratiquer des prix très bas grâce à des financements chinois généreux, permet de s’enraciner dans une activité plus lucrative. ” Certes, il faut veiller à ce que cette situation ne crée pas des déséquilibres concurrentiels en Europe. Mais l’impact est plutôt positif, affirme-t-il : ” Les Chinois investissent et développent les sites où ils se positionnent “. Reste à ne pas être naïfs. Sur le plan économique, d’abord.

Pour Mathieu Duchâtel, directeur du programme Asie à l’Institut Montaigne, les prises de participation des groupes chinois ” leur permettent d’être présents dans les conseils d’administration, d’avoir une vision complète des activités, d’accéder à l’information sur les modes de management et, au final, de bénéficier d’une forme de transfert de technologie intangible “. Cela pose donc la question de la réciprocité : ” Demandez-vous ce qui se passerait si une entreprise européenne essayait d’investir 30% dans le port de Shanghai… ”

Quant à la dimension stratégique, elle ne doit pas être négligée pour autant. C’est la conviction de Jonathan Holslag, qui constate qu’à chaque fois que l’Union débat de sa relation commerciale déséquilibrée avec la Chine, ” ce sont les ports qui montent au créneau pour appeler à la prudence et éviter toute posture trop conflictuelle “.

Une approche payante dans certains petits pays, déplore le spécialiste des relations internationales, pour qui Pékin a trouvé ” le talon d’Achille de l’Europe “. Pour Theresa Fallon, il ne faut pas perdre de vue, non plus, la perspective militaire : Les Européens veulent croire que la Chine est loin, mais elle a tenu des exercices navals avec la Russie en Méditerranée et en mer Baltique “.

Il ne reste plus à l’Union européenne qu’à transformer, elle aussi, cette crise en opportunité. Avec retard, elle en prend le chemin. Dans un rapport de mars dernier, la Commission européenne a osé qualifier la Chine de ” rival systémique “. Une révolution copernicienne dans une région du monde qui avait fait de l’ouverture économique son bréviaire.

Révolution copernicienne

” Les esprits sont en train d’évoluer au sujet de la notion d’infrastructure stratégique “, constate une source diplomatique au coeur de la machine bruxelloise. Et Ursula von der Leyen, la nouvelle présidente de l’exécutif communautaire, avait déjà expliqué, avant même d’entrer en fonction, qu’elle compte diriger une commission géopolitique “, active sur toutes les grandes lignes de front des années 2020, du climat aux migrations en passant par l’espace.

Muscler la souveraineté européenne : le chantier nécessitera notamment un changement de braquet financier. Les projets de connectivité européenne ont bénéficié de ” 50 fois moins de crédits européens que ce que Pékin a pu débloquer pour ses nouvelles routes de la soie “, assène Jonathan Holslag. ” Il est impératif d’investir plus dans les Etats de notre périphérie, faute de quoi nous allons les perdre “, assure-t-il.

A Trieste, Zeno D’Agostino en est convaincu : les investissements chinois peuvent être une opportunité. A condition de garder la main. ” Le vrai problème, ce n’est pas ce que fait la Chine, mais ce que les Européens ne font pas. Nous nous replions sur nous-mêmes. Il est grand temps d’avoir collectivement une vision de ces routes de la soie, et de la décliner en politiques concrètes. ” Madame von der Leyen, la balle est dans votre camp.

Par Gabriel Grésillon / “Les Echos” du 18 octobre 2019

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