Pourquoi les riches nous fascinent

BERNARD ARNAULT à la Paris Fashion Week en octobre dernier. "La raison pour laquelle les riches sont tant détestés, c'est parce qu'ils représentent la seule évaluation du bonheur qui subsiste depuis la fin de la prédominance des religions." © PG - NATHALIE GUYON
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Fabrice D’Almeida, l’auteur d’une “Histoire mondiale des riches” décortique subtilement la fascination que ceux-ci exercent sur nombre d’entre nous et le ressentiment qu’ils provoquent. La conviction de Fabrice D’Almeida? Cessons de considérer les riches comme une simple catégorie sociale, afin de mieux percevoir leurs nuances. Et fixons des règles éthiques.

Fabrice D’Almeida est historien, vice-président de l’Université Paris Panthéon Assas et auteur d’une passionnante Histoire mondiale des riches. Il se confie à Trends-Tendances, analysant cette classe sociale qui suscite convoitise, haine et fascination.

TRENDS-TENDANCES. Votre livre évoque le “problème” des riches, mais dans la diversité de ce qu’ils sont et avec une nuance rare, alors qu’on a tendance à les caricaturer. Est-ce la source de votre démarche?

FABRICE D’ALMEIDA. Exactement. Je suis historien et dans ma discipline, il y a deux tendances. D’un côté, ceux qui passent leur temps à dire que tout est pareil, en vertu de la théorie de sciences sociales applicable à tous. D’un autre, ceux qui se penchent davantage sur les différences, sur la spécificité des situations. Quand on regarde un personnage, il faut se pencher sur les nuances – le mot que vous avez utilisé est beau! C’est l’option que je privilégie.

Les catégories de riches sont innombrables en fonction de l’époque de l’histoire, de leur parcours personnel…

Oui, et des contraintes publiques, aussi. Chaque époque produit une éthique. Les riches naviguent avec elle. Soit on vante la richesse, soit on la condamne ; soit on revendique le partage des richesses, soit on en demande moins…

Vous faites débuter votre récit en 1860, avec le traité bilatéral de libre-échange franco-britannique. Parce que c’est l’amorce de la globalisation?

Certains m’ont demandé pourquoi je n’avais pas démarré dans l’Antiquité avec Crésus ou le roi Midas appelé à plonger dans le fleuve appelé Pactole, dont il extrayait l’or. Mais à l’époque, il n’y avait pas encore le monde: l’Afrique ou l’Amérique n’étaient pas encore dans l’Histoire. Notre époque est celle dans laquelle le monde est devenu monde.

Ce traité de libre-échange de 1860 va avoir un effet considérable: il bouleverse toute l’économie mondiale, car les deux grandes puissances que sont le Royaume-Uni et la France possèdent des colonies et des zones d’influence à l’échelle planétaire. Elles vont imposer à tous une baisse des tarifs douaniers et faciliter la circulation des biens de New Delhi à New York en passant par Marseille, Le Cap, Berlin ou Moscou.

Au 19e siècle commence aussi le recul de la religion. L’éthique des affaires remplace l’éthique tout court. Cela devrait avoir une place centrale, d’ailleurs. Je dis souvent qu’il faut arrêter d’analyser les riches en tant que classe sociale, mais bien en fonction de leur utilité sociale. Aujourd’hui, nous avons des assemblées démocratiques qui peuvent fixer des limites à un homme dont la fortune est immense. A-t-il le droit d’investir partout? Y a-t-il des secteurs qui lui sont interdits? On n’utilise pas assez cette possibilité parce que l’on est obsédé par la statistique: le nombre de milliardaires, le nombre de ceux dont les revenus dépassent 4.000 euros, etc.

Fabrice D'Almeida est historien
Fabrice D’Almeida est historien© PG – NATHALIE GUYON

Depuis la révolution bolchevique de 1917, il y a une tension forte entre les nantis et le peuple. Qui s’est perpétuée…

Le ressentiment profond à l’encontre des riches est le fruit de cette construction idéologique issue de la révolution communiste, marxiste et post-marxiste. Tous les régimes totalitaires, qu’ils soient communistes ou fascistes, regardaient la création de richesse en étant obsédés par l’idéologique: le partage pour l’un, la conquête pour l’autre.

Dans les deux cas, il y avait une volonté de contrôler cette richesse et de la soumettre à leur profit…

Ah ça, c’est clair! Au départ, les communistes voulaient l’annihiler, mais ils ont fini par y revenir. C’est Mikhaïl Gorbatchev qui a recréé des coopératives et des entreprises d’Etat. C’est la Chine qui a réintroduit l’économie de marché avec Deng Xiaoping.

En tout état de cause, le rapport à la richesse est compliqué partout?

Oui. Le fond de l’affaire, c’est que depuis le 18e siècle, on ne sait plus ce qu’est une vie réussie. Entre les révolutions civiques et le capitalisme, on nous a dit que l’on pouvait être libre et heureux. Mais qu’est-ce que cela signifie? C’est une vraie question. La seule manière de répondre à cette question est devenue quantitative: j’ai plus d’argent que lui, j’ai atteint tel niveau dans le classement, j’ai obtenu telle reconnaissance sociale… Forcément, tout le monde est frustré, même les riches dont je parle dans le livre.

Il y a toujours plus riche, il y a toujours mieux, toujours plus… Si on n’établit pas de limites, c’est une course sans fin.

Même les milliardaires?

Bien sûr. Dans le livre, je cite un milliardaire suisse que j’ai rencontré, un héritier de la troisième génération, ultra-riche, qui habite une villa gigantesque à Zurich au bord du lac. Il exprime sa frustration de ne pas pouvoir rentrer au Corviglia Club de Saint-Moritz: il n’a accès qu’aux tables périphériques, mais pas aux tables centrales réservées à l’année aux membres du Club. Cela l’humilie. Pour y arriver, il doit devenir plus célèbre. Le problème, c’est qu’il a de l’argent, mais qu’il n’a rien d’extraordinaire par ailleurs. Il y a toujours plus riche, il y a toujours mieux, toujours plus…

Cela témoigne bien du fait que si on n’établit pas de limites, c’est une course sans fin. Avec le risque de dérive à la Jeffrey Epstein et sa pédophilie. On ne réfléchit pas assez à ces limites éthiques.

Le traditionnel rapport Oxfam, sorti mi-janvier, insiste encore sur l’écart des richesses de notre époque.

Ces rapports d’Oxfam risquent de créer une guerre interne dans les classes moyennes. Même s’il n’y a que 10% des Français qui touchent 4.000 euros par mois, leur mode de vie n’est pas forcément meilleur que ceux qui touchent 1.700 euros par mois parce qu’il y a des éléments correcteurs d’aide sociale. A 4.000 euros, on paye tout plein pot. En réalité, les écarts de niveau de vie ne sont pas aussi manifestes que ce qu’Oxfam décrit. C’est fou d’essayer de mettre le feu entre la classe moyenne supérieure et la classe moyenne inférieure.

Voir aussi: le rapport d’Oxfam

Mais ce rapport témoigne aussi du fait qu’une petite minorité gagne beaucoup plus.

Il y a 1% qui gagne plus de 9.000 euros par mois.

Faut-il les taxer pour permettre aux moins nantis de vivre mieux?

Deux illusions s’affrontent. La première est collectiviste: on considère que tout est le résultat du collectif. C’est le discours d’Olivier Besancenot (du Nouveau parti anticapitaliste, Ndlr) affirmant que les riches ne créent pas de richesses, et que ce sont les travailleurs qui doivent en récolter les fruits. L’autre est individualiste: c’est le patron considérant qu’il a tout fait tout seul. Il faut essayer de naviguer entre les deux, fixer des règles éthiques pour éviter les dérives inacceptables et oeuvrer à une répartition des richesses, sans tomber dans les excès. Il faut frapper fort quand il y a des ruptures éthiques, quand une entreprise essaie de s’enrichir avec des pratiques illégales ou du trafic de drogues par exemple, quitte à être beaucoup plus tolérant sur les seuils statistiques. Dans un tel cadre clair, on verrait mieux fonctionner les entreprises utiles pour la société.

Certains riches ont exploité la planète pour nourrir leur cupidité….

Il y en a une partie qui a fait ça, c’est indéniable.

Mais d’autre part, les richesses ont percolé, créé des innovations et généré des investissements.

Bien sûr. Dans les années 1980-1990, par exemple, au sein d’une même famille, les Sackler, un des frères améliore toutes les techniques de marketing pharmaceutique au service de bons médicaments: il fait fortune en Angleterre et devient milliardaire. Mais les autres frères utilisent ces mêmes techniques pour un médicament tout pourri. Dans la même famille, l’un fait le bien et les deux autres font le mal! Les régulateurs, les Parlements, les politiques ne sont pas assez imaginatifs pour faire la part des choses. Parce que leur regard reste marqué par les catégories sociales et l’idéologie marxiste.

Il en va de même pour l’écologie, d’ailleurs. Ils veulent taxer les super-consommateurs de carbone et s’en prendre aux jets privés. Mais tous les jets n’ont pas la même fonction! Il y a des usages qui sont récréatifs et d’autres utilitaires: on pourrait imaginer un système où l’on déclare les voyages, certains étant taxés et d’autres pas.

Faudrait-il tenir compte de la finesse des usages des riches?

Cela permettrait d’éviter de se retrouver face à un front des milliardaires opposé aux mesures. Avec un argument éthique, on peut casser ce front. Ceux qui ont des pratiques irrespectueuses seraient fortement taxés. C’est du pragmatisme. Et cela ne casse pas la dynamique vertueuse de ceux qui génèrent de l’activité.

Il faut distinguer la pensée économique qui est catégorielle de la pensée juridique qui est individuelle. Quand on est devant un tribunal, on n’est pas une catégorie sociale, mais on est une personne. Quand un riche va devant la justice pour une pension alimentaire, elle sera calculée en fonction de ce qu’il est, de sa fortune personnelle, pas en fonction du fait qu’il est “riche”. Si l’on perd son temps à faire de l’économisme à deux balles basé sur les catégories sociales pour les impôts, on prendra des décisions absurdes parce qu’on surtaxe des gens que l’on devrait encourager et on laisse proliférer d’autres qui mériteraient d’être sanctionnés.

Ne sommes-nous pas à un moment charnière, avec le retour des tribalismes, des confrontations…?

Oui, et le retour des Etats aussi. Nous sommes en effet à un moment où les conditions qui ont permis aux riches de proliférer dans les années 1980 s’estompent. Il y a moins de mondialisation, plus d’interventions des Etats et plus de sécurité, ce qui referme les frontières. Si l’on ajoute la contrainte écologique, on se rend compte que les riches vont être beaucoup plus encadrés. La question, c’est de savoir comment.

Faut-il dire comme Jean-Luc Mélenchon qu’un riche ne peut pas gagner 17 fois ou 34 fois plus que ce que gagne un ouvrier? Ces chiffres ne veulent rien dire. Bernard Arnault, par exemple, touche deux millions d’euros par an de salaire. Mais les revenus de son capital doivent approcher le milliard, un montant qu’il réinvestit. Les 163 milliards dont il est attitré, il ne les possède pas: ce sont des actions. L’exemple d’Elon Musk est éloquent: ses 343 milliards ont fondu de moitié, au moins, depuis qu’il a racheté Twitter.

Pourrait-il ne plus y avoir de super-riches?

Je crois qu’il y en aura toujours parce que l’on ne croit pas dans le management public pour l’investissement. En France, il y a bien eu des énarques venus du public qui ont réussi dans le privé comme Marc Ladreit de Lacharrière, passé par L’Oréal avant de créer son propre groupe, Fimalac. Mais à l’échelle internationale, c’est moins le cas.

Notre époque n’est-elle pas particulière, aussi, parce que les riches veulent s’investir en politique? Ce fut le cas de Silvio Berlusconi et de Bernard Tapie avant Donald Trump. Il y a aussi des tentations politiques comme celles d’Elon Musk ou de Vincent Bolloré?

Cela existait déjà auparavant: la plupart des riches finançaient des partis politiques. La différence avec Berlusconi ou Trump, c’était qu’ils se sont lancés eux-mêmes dans l’arène. Auparavant, les milliardaires avaient conscience de la fragilité de leur empire économique, qui primait. Avec Berlusconi, ce qui est étonnant, c’est que cet empire lui paraissait moins important que sa place dans l’Histoire.

Par contre, je ne pense pas que Vincent Bolloré soit dans cette volonté d’accéder au pouvoir. Il veut défendre ses idées, comme pratiquement tous les patrons de presse privés depuis le 19e siècle. C’est un virage à la Murdoch et Fox News, selon lequel l’information télévisée ne doit plus être équilibrée. Bolloré a surtout la volonté de créer un modèle d’affaires très efficace.

Notre époque donne l’impression que tout le monde peut devenir riche: des sportifs, des stars, des influenceurs. On a évolué de la production de richesses…

… à la fabrication d’audiences. Le capitalisme a cette extraordinaire force de se renouveler en permanence. Il a une capacité incroyable à trouver des espaces financiers de croissance.

En France, la génération qui a 80 ans aujourd’hui, comme Bernard Arnault, était surtout dans l’économie réelle, dans le luxe ou la grande distribution. La génération d’en dessous, comme Xavier Niel, était celle de la téléphonie et du numérique. Celle encore en dessous était dans les réseaux sociaux, la programmation, les start-up… Et la génération actuelle est dans les NFT et la cryptomonnaie: c’est là qu’il y avait les plus forts taux de croissance, avant que la bulle s’effondre.

Depuis l’origine, le capitalisme s’appuie toujours sur une minorité ultra-dynamique qui développe le maximum de profits. Cela a commencé avec la quête de l’or et ensuite de pétrole, mais quand on n’en faisait pas encore un usage massif comme par la suite. Quand cela se massifie, la rentabilité baisse et il faut trouver un nouveau secteur pionnier. Aujourd’hui, il y a des secteurs de développement évidents autour de la santé, de la gestion de la terre, des transports et du spatial. On comprend que la virtualité ne nous sortira pas des problèmes. La perte d’argent d’Elon Musk est significative: dès le moment où il a voulu vendre du virtuel avec Twitter, les gens se sont rendu compte que c’était moins important que la voiture électrique ou Mars.

Mais dans ces secteurs d’avenir pour la planète, on n’est pas sûr que le secteur privé prendra les bonnes orientations, c’est pour cela qu’il y a une remontée de la tutelle de l’Etat. Et c’est pour cela qu’il faut avoir des débats éthiques.

A la fin de votre livre, vous évoquez le fait que certains riches rêvent de vivre sur une autre planète ou achètent des maisons en Nouvelle-Zélande pour s’éloigner du risque climatique planétaire…

Le fond de tout cela, c’est quand même l’angoisse. Pour en avoir rencontré quelques-uns, je peux vous dire qu’elle les tenaille. Tout d’abord, ils doivent être à la hauteur de leurs propres performances et de la concurrence. Ensuite, il y a le risque que la valeur boursière dérape sur rien, une rumeur. Enfin, il y a les menaces que font peser les politiques. Ces milliardaires bossent comme des dingues, ils doivent avoir le regard sur tout et les bons intermédiaires… Ce sont des états de stress assez élevés. Pour donner corps à cette angoisse, ils achètent des lieux ou ils en explorent, au cas où… Avec une autre virtualité, celle de la catastrophe.

Les riches suscitent du ressentiment, mais aussi une fascination extrême. C’est paradoxal, non?

Les riches sont la promesse d’un devenir possible pour chacun. Les gens regardent la vie des riches pour savoir comment il faut vivre. S’il y bien a une chose que tout le monde veut devenir, c’est riche. La raison pour laquelle ils sont tant détestés, c’est parce qu’ils représentent la seule évaluation du bonheur qui subsiste depuis la fin de la prédominance des religions. Le bonheur passe désormais par la satisfaction des besoins matériels. Et le problème, c’est que c’est sans fin.

Profil de Fabrice D’Almeida

· Naît le 15 novembre 1963

· 2006: Directeur de l’Institut d’histoire du temps présent

· 2007: Parution de Brève histoire du 21e siècle (éd. Perrin)

· 2008: Nommé professeur à l’Université Panthéon Assas (Paris II), chercheur au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias

· 2010: Responsable du Master 2 Medias et Mondialisation à l’Institut Français de Presse

· 2013: Parution d’Histoire mondiale de la propagande (éd. La Martinière)

· 2018: Consultant histoire pour la station Europe 1

· 2022: Parution d’Histoire mondiale des riches (éd. Plon)

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