Pour cette professeure de droit constitutionnel, “tout cela ressemble un peu au GP des pouvoirs spéciaux!”

Anne-Emmanuelle Bourgaux © Belgaimage

Entre l’urgence de la lutte contre l’épidémie et le respect de nos règles démocratiques, on avance sur un fil ténu, dit la professeure de droit constitutionnel Anne-Emmanuelle Bourgaux (UMons).

La plupart des gouvernements du pays sont désormais dotés de pouvoirs spéciaux. Que peuvent-ils faire maintenant qu’ils ne pouvaient pas en des circonstances normales ?

Les pouvoirs spéciaux permettent à l’exécutif de modifier, abroger ou compléter des normes législatives. Il peut le faire seul, sans passer par le Parlement. Mais si, comme moi, on prend très au sérieux la démocratie représentative, il faut rester très attentif avec les pouvoirs spéciaux.

Les députés interviennent à deux stades. En amont, ils donnent l’habilitation à l’exécutif ; en aval, ils valideront les mesures prises pendant les pouvoirs spéciaux. Cette garantie a été introduite dans les années 1980. Elle ne doit pas relâcher notre attention car, même si les parlementaires devaient estimer six mois ou un an plus tard que telle ou telle disposition prise dans l’urgence était excessive, elle aura entre-temps produit ses effets. Par ailleurs, la marge de manoeuvre des parlementaires est très étroite : ils seront appelés à valider d’une traite, en une délibération, toute la liste des arrêtés pris par le gouvernement. Cela ne favorise pas la qualité du travail.

Mettre le Parlement entre parenthèses au nom de l’efficacité, est-ce démocratiquement dangereux ?

La grande tendance, en Belgique comme ailleurs, c’est ce que j’appelle ” l’exécutivisation ” de la politique. On s’habitue à l’idée que les ministres sont plus importants que les députés. Un communiqué de presse après un conseil des ministres vaut décision : comme si, entre cette décision et son application, il n’y avait pas l’intermédiaire du Parlement, du débat public, de l’intervention de l’opposition. Evidemment que l’on décide plus vite à 10 en conseil des ministres qu’à 75 ou 150 dans un Parlement. Mais en faisant cela, c’est vous et moi, ce sont les électeurs et les électrices que l’on écarte. Nous avons désigné des députés en mai dernier, pas des ministres.

Est-ce la première fois que les gouvernements des entités fédérées agissent avec des pouvoirs spéciaux ?

Il y a déjà eu des habilitations très ponctuelles et sans l’utilisation de la terminologie ” pouvoirs spéciaux “. Ici, on a parfois l’impression d’assister au Grand Prix des pouvoirs spéciaux, où entre la Wallonie, Bruxelles et la Fédération, chaque gouvernement veut aller plus vite que les autres. Comme si on pouvait être fier de mettre en place ce régime d’exception. La Flandre ne l’a pas adopté et elle ne me semble pas dangereusement en péril… Nous avançons sur un fil ténu entre l’urgence d’agir contre l’épidémie et le respect de nos règles démocratiques. Dans cette crise, le fédéral est en première ligne. Les entités fédérées agissent en soutien, mais je ne suis pas convaincue que des pouvoirs spéciaux soient nécessaires pour cela. Or, parfois, ils vont même plus loin : au contraire du fédéral, le gouvernement wallon a décidé de se passer de l’avis de la section de législation du Conseil d’Etat. C’est pourtant une garantie importante de la qualité des arrêtés. En Wallonie toujours, il y a une cascade de pouvoirs spéciaux dans les provinces, communes, CPAS. Est-ce absolument nécessaire ? J’aurais aimé avoir la réponse de la section de législation du Conseil d’Etat…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content